Il est certain que la raison la plus forte de la présence turque en Libye est la sauvegarde de ses intérêts dans la région. Le processus fut long et laborieux, plein de tâtonnements et de zigzags. Puis finalement, pour ne pas rester hors jeu, les autorités turques ont fini par reconnaître le Conseil national de transition (CNT) comme " représentant légitime du peuple libyen ". Le 3 juillet 2011, Ahmet Davutoglu, le ministre des Affaires étrangères turc, était à Benghazi où l'avaient précédé depuis des semaines nombre de ses homologues européens. " La Libye et la Turquie ont une histoire commune et un avenir commun ", lance alors ce professeur de Relations internationales, qui fut le conseiller du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan avant de prendre concrètement en main en 2009 la politique étrangère turque, bien décidé à affirmer pleinement son pays comme acteur régional majeur, voire global : la Turquie comme puissance bienveillante, médiatrice dans les crises et forte de son soft power, notamment économique. Le ministre était d'ailleurs venu accompagné d'une dizaine d'industriels d'entreprises pétrolières et aériennes.
La présence turque en Afrique du Nord peut déstabiliser la région, selon Tahhan Situation explosive en Libye après la signature de l'accord militaire entre Ankara et le Gouvernement d'union nationale (GNA) de Tripoli. L'émissaire de l'ONU en Libye, Ghassan Salamé, a parlé de "nette escalade du conflit" et craint une internationalisation de ce dernier. Bassam Tahhan, politologue spécialiste de la région, nous livre son analyse. "Il s'agit d'une nette escalade du conflit." Ghassan Salamé, émissaire de l'ONU en Libye, a exprimé le 30 décembre toute son inquiétude au sujet de l'accord signé le 27 novembre dernier entre la Turquie et le Gouvernement d'union nationale (GNA) de Tripoli dirigé par Fayez el-Sarraj. Un accord militaire qui commence à dévoiler les détails de sa mise en application. Toujours le 30 décembre, la présidence turque a fait parvenir au Parlement pour examen une motion autorisant le déploiement de militaires en Libye pour y soutenir le GNA, opposé depuis des mois aux forces du maréchal Haftar, homme fort de l'est libyen. La situation est d'autant plus compliquée qu'en plus d'un accord militaire, un autre texte a été signé entre les autorités du GNA, reconnues par l'ONU et la Turquie. Il prévoit qu'Ankara sera autorisé à faire valoir des droits sur de vastes zones en Méditerranée orientale, riches en hydrocarbures, au grand dam de la Grèce, de l'Égypte ou de Chypre. Une dimension internationale à laquelle s'ajoute le fait que chaque camp a ses soutiens: Turquie, Italie, Royaume-Uni ou encore États-Unis du côté du GNA, et Égypte, Arabie saoudite ou Émirats arabes unis pour Haftar et ses troupes. Ghassan Salamé voit donc dans la signature de ces accords "une escalade dans le conflit en l'étendant à des zones éloignées de la Libye, notamment le contentieux entre les Grecs et les Turcs sur la délimitation maritime". Un contexte dans lequel il voit une "internationalisation du conflit, son extension territoriale, notamment au niveau maritime, et aussi l'escalade militaire proprement dite". "Nous sommes face à une situation extrêmement dangereuse où la crédibilité de l'ONU est en jeu", a-t-il notamment lancé. Le maréchal Haftar a lancé il y a plusieurs mois une offensive vivant à reprendre la capitale Tripoli aux forces du GNA, mais il se heurte pour le moment à une forte résistance. Les Présidents français Emmanuel Macron et égyptien Abdel Fattah al-Sissi ont aussi évoqué le 30 décembre par téléphone "les risques d'une escalade militaire" en Libye. La Ligue arabe tient ce 31 décembre une réunion urgente sur la situation. L'ONU dit que sa crédibilité est en jeu. Quant à la Russie, elle a prévenu qu'elle ne souhaitait voir aucune ingérence étrangère en Libye. Sommes-nous clairement sur un conflit d'envergure internationale? Le politologue franco-syrien et spécialiste de la région Bassam Tahhan nous aide à y voir plus clair.
Se dirige-t-on vers une inéluctable escalade militaire en Libye? Basssam Tahhan a répondu que c'est certain. Mais la question est la suivante: la Turquie est-elle prête à envoyer des troupes régulières en Libye? En ce moment, ceux qui arrivent pour se battre en Libye dans des avions turcs et libyens sont des mercenaires syriens et turcs appartenant à des groupes terroristes qui se battaient auparavant en Syrie. De plus, la Turquie a ouvert des bureaux de recrutement afin d'enrôler des combattants islamistes pour un salaire avoisinant les 2.000 dollars par mois. Certains combattants islamistes refusent cependant ce type de recrutement car ils se trouvent bien mieux à jouer les caïds et à piller les habitations des Kurdes, Arabes et autres chrétiens de l'est de l'Euphrate. Par ailleurs, des combattants djihadistes présents à Idlib préfèrent se retirer en voyant l'avancée des troupes de Bachar el-Assad. Certains pourraient être tentés d'aller en Libye. Reste que le fait qu'une motion autorisant un éventuel envoi de troupes ait été transmise au Parlement turc est un élément nouveau et d'importance. Il faudra voir comment évolue la situation."
Le profit du maréchal Haftar d'un tel soutien: Il a expliqué que de l'autre côté, on utilise des méthodes semblables. Beaucoup de mercenaires soudanais payés par les Émirats arabes unis, alliés de Haftar, se battent pour ce dernier en Libye. Par ailleurs, la Turquie fournit de l'armement lourd aux troupes de Fayez el-Sarraj et certainement des officiers turcs pour les aider. Encore une fois, même chose de l'autre côté. Il faut d'ailleurs souligner que même si la France se défend de toute aide directe aux troupes de Haftar, des missiles français ont été retrouvés aux mains des troupes du maréchal."
Comment le conflit libyen pourrait-il impacter ce qui se déroule en Syrie? Il trouve que le contexte libyen est favorable à la Syrie et à ses alliés russes et iraniens. Cela les avantagerait beaucoup que la poche d'Idleb soit vidée de ses djihadistes. Au niveau géostratégique, plus la Turquie s'enfonce dans le bourbier libyen, plus cela donne des marges de manœuvre tactiques et politiques à Bachar el-Assad et ses soutiens pour continuer leur offensive visant à reprendre l'intégralité du territoire syrien, en commençant par Idlib puis à l'est de l'Euphrate. La Turquie ne peut pas jouer sur tous les tableaux. Elle se prend pour une hyper-puissance, ce qu'elle n'est pas. Erdogan veut jouer dans la cour des grands alors qu'il n'en a pas les moyens."
Situation à haut risque pour tous les pays de la région du Maghreb: Il estime par ailleurs que "La présence turque en Afrique du Nord peut déstabiliser l'Algérie, la Tunisie et le Maroc. Mais Erdogan vient de subir un camouflet. Bien que le Président tunisien ait des affinités avec les Frères musulmans* et soit pour un islam rigoriste, il a, à plusieurs reprises, manifesté sa différence politique avec Erdogan, notamment avec plusieurs déclarations après la visite du Président turc en Tunisie. L'Algérie et la Tunisie se montrent également méfiants envers la Turquie. Il faut rappeler que ces pays ont été conquis durant la période ottomane et qu'ils n'en gardent pas un très bon souvenir. La réaction d'Alger a été très nette et très claire concernant les velléités turques en Libye. L'Algérie a connu un éveil islamiste à la fin du siècle dernier et n'est pas prête à revivre une telle situation. L'armée algérienne est donc en alerte et cela sert d'ailleurs le nouveau Président Abdelmadjid Tebboune dans sa politique. En effet, en montrant le danger du conflit libyen pour son pays, cela lui permet de détourner l'attention du peuple des problèmes de politique intérieure qui secouent l'Algérie depuis des mois."
L'accord signé entre Ankara et le GNA sur l'exploitation de ressources énergétiques dans les eaux territoriales libyennes est-il au cœur du problème dans le dossier libyen? Selon Bassam Tahhaan: "L'exploitation et la redistribution des richesses en Méditerranée sont très importantes dans ce dossier. Erdogan veut exploiter le pétrole et le gaz libyen, mais cela va poser un problème à des pays comme l'Égypte, la Syrie, Chypre ou la Grèce qui ont des vues sur ces eaux territoriales disputées. Et comme Fayez el-Sarraj, avec qui il a signé l'accord, n'a pas de légitimité puisqu'il n'a pas été élu par le peuple libyen, il va être difficile au Président turc de faire valoir juridiquement son souhait de profiter de ces ressources énergétiques. Le conflit libyen braque les projecteurs sur ces immenses ressources énergétiques en gaz et en pétrole dans des eaux disputées par plusieurs pays et l'on voit d'ailleurs que beaucoup de compagnies pétrolières internationales suivent le dossier de très près."