Totalitarisme, blocages et corruption : l'Algérie au lendemain de la réélection d'Abdelaziz Bouteflika Entretien avec Mouhib El Haq, Algeria-Watch, 25 avril 2009 Pour d'évidentes raisons, Mouhib El Haq, cadre supérieur qui vient de quitter définitivement le pays ne tient pas à divulguer son nom. Familier des cercles dirigeants, cet expert de haut-niveau et connaisseur avisé du système politique algérien livre à Algeria-Watch son sentiment sur l'Algérie au lendemain des élections présidentielles. Le tableau est accablant. 1. Dans son allocution de prestation de serment, le président élu Bouteflika a notamment déclaré qu'il souhaitait mener un combat décidé contre la corruption et qu'il comptait sur la presse pour l'aider dans cette tâche. Que faut-il en penser ? Il s'agit bien évidemment d'un engagement sur la comète qui est proclamé dans un pur souci de communication. Pendant toute la décennie écoulée- les deux mandats précédents – la corruption a été le mode de gestion principal de l'ensemble de la société. Tous les rapports internationaux, tous les classements relèguent l'Algérie parmi les pays les plus corrompus de la planète. L'Algérie officielle, l'Algérie du pouvoir, est dirigée par la corruption et uniquement par la corruption. Les exemples abondent, il ne s'agit que de rappeler la fameuse affaire Khalifa dont le dossier a été expurgé des noms de toutes les personnalités éclaboussées par le scandale. Parmi ces personnalités, on pourra citer l'actuel ministre de la justice, le général Nezzar, et bien sur le ministre Medelci ainsi que le gardien du syndicat UGTA Madjid Sidi Said qui se sont auto-accusés en plein tribunal. Quand une telle parodie de justice permet d'éluder un scandale de cette ampleur, comment peut-on croire que la lutte contre la corruption soit une priorité ? La corruption est omniprésente, dans la gestion des hydrocarbures, dans l'administration des deniers publics, dans la gestion des patrimoines publics fonciers et immobiliers. Au sommet des appareils, les contrats hydrocarbures, notamment les contrats « spot » sont, de longue date, la source de l'enrichissement phénoménal des dirigeants réels du pays, une poignée de généraux et leurs hommes d'affaires. La liste des sociétés-écrans et des « fondations » en Suisse, au Liechtenstein, à Séoul, à Hong-Kong et Rio de Janeiro gérées par des hommes de paille est interminable. Les gestionnaires de fortune genevois de grandes banques, dont certaines sont représentées à Alger, connaissent parfaitement les usages algériens. Les gigantesques contrats, en lots uniques, d'infrastructures ont permis la collecte de dessous de table tout aussi gigantesques. A ce jeu, les chinois ont démontré qu'ils étaient les « mieux-disant ». Que sont devenus les patrimoines des 1200 entreprises publiques liquidées ? Tout a été distribué entre les clientèles du régime. Cet énorme dossier dont personne ne veut parler n'est qu'un élément parmi d'autres. Dans l'actualité du vol à visage découvert et à titre quasi-anecdotique, on pourra évoquer le budget de 500 milliards de centimes du second festival panafricain géré dans l'opacité la plus complète avec à la clé la possibilité pour les gestionnaires de ce budget de passer des contrats de gré à gré. A cela s'ajoute les intermédiations avec les investisseurs du Golfe dans les grands projets immobiliers et touristiques. Personne ne peut parler en toute transparence du mégaprojet touristique de l'investisseur Emiral qui va pourtant englober tout ce qui reste du Club des Pins et de Moretti selon des procédures complètement inconnues. La liste des gisements et des situations de corruption est interminable. Prétendre lutter contre la corruption devrait d'abord passer par le nettoyage des écuries d'Augias de l'entourage présidentiel, à commencer par le propre frère du président dont la réputation d'homme d'affaires omnipotent est solidement établie, tout comme celle de l'épouse du ministre de l'énergie et des mines. Il est de notoriété publique que les agents des douanes du port d'Alger sont corrompus, qu'à l'exception de quelques gros bonnets liés au DRS, tous les importateurs sont contraints de payer des pots-de-vin. Ce n'est pas la presse qui se risquerait à diffuser des informations consistantes sur cet état de fait. Appeler la presse au secours est une imposture surtout quant on sait que sur 60 quotidiens, au moins 55 sont directement ou indirectement connectés aux milieux d'affaires du régime. Les quelques titres qui se sont approchés de trop près des dossiers « sensibles » ont subi les foudres de l'appareil judiciaire. Pour mettre les journaux au pas, rien de plus efficace qu'un redressement fiscal comme le journal El Khabar vient de se voir infliger à hauteur de dix milliards de centimes. Les patrons de ces 55 journaux sont à la dévotion du régime, en contrepartie d'une rente publicitaire et de petits privilèges. La majorité des journalistes salariés – souvent surexploités et sous-payés- le savent. Ils savent aussi que concrètement, sur le terrain, ils ne peuvent absolument pas toucher à un sujet sur la corruption sans le feu vert de ces patrons, lesquels auront à en référer à leurs sponsors. De toutes les façons la gangrène de la corruption est telle qu'il n'y a qu'une seule hypothèse d'envisageable lorsque Bouteflika dit vouloir le concours de la presse. C'est de désigner quelques boucs-émissaires, de confier à quelques journaux sélectionnés des dossiers ficelés. Et là, on est dans un subterfuge qui est loin de la liberté d'investigation, et de la presse en général. C'est à cela qu'il faut s'attendre. Quelles seront les victimes ? Nous ne devrions pas tarder à le savoir. Sur le fond, rien ne changera. Et pour que cela commence à changer, il faut que Bouteflika, le premier, s'explique sur les considérables acquisitions immobilières qu'il a réalisées en 2007, évoquées très laconiquement dans sa déclaration de fortune. Il faudrait que des gens surgis du néant comme Bouguerra Soltani – ministre – s'expliquent sur l'origine de sa fortune en milliards, dans le commerce et l'immobilier. Ou que le voile soit levé sur les liens réels ou supposés entre Ahmed Ouyahia et le transporteur Takhout (large bénéficiaire de colossaux prêts publics) soient levés. S'attaquer à la corruption reviendrait tout simplement pour ce régime à scier la branche sur laquelle il est assis. En accordant le bénéfice du doute à Bouteflika III, il faudrait que lui-même donne l'exemple en informant le public sur la réalité de sa fortune actuelle, en Algérie et à l'étranger surtout. Les algériens savent que les responsables du régime se refusent à la moindre déclaration sur l'état de leurs biens et de leurs capitaux. Le discours anticorruption n'a aucune chance de se traduire en actions concrètes et ne peut en aucun cas rencontrer la moindre audience chez une population contrainte à vivre d'expédients et qui sait ce que valent les promesses des dirigeants. 2. Le taux de participation annoncé aux élections présidentielles est de plus de 75% et les suffrages favorables à Bouteflika comptent pour plus de 90%. Que veulent dire ces chiffres visiblement très exagérés ? Rien, sinon la grossièreté du procédé. Ce régime ne fonctionne que pour et par lui-même et il se refuse depuis toujours à accepter le vrai verdict des urnes. Les constatations et les informations recoupées par des journalistes et des membres d'organisations autonomes ont confirmé que la réalité de la participation ne pouvait en aucun cas dépasser les trente pour cent. Et que le candidat Bouteflika n'a pas réuni 50% des suffrages sur son nom ; ce qui aurait normalement impliqué un deuxième tour. Une telle hypothèse est un véritable sacrilège pour les tenants de ce système. En dépit du caractère très symbolique de leur participation à cette construction, les cinq « lièvres » qui se sont prêtés à ce jeu de dupes n'ont pas bénéficié de la moindre aménité et n'ont pas été épargnés par le rouleau-compresseur totalitaire. En particulier Louisa Hanoune . Celle qui a tissé des liens avec Abdelaziz Bouteflika, qui passe des heures au téléphone avec lui, escomptait un meilleur traitement « électoral » et crie aujourd'hui au scandale. L'anecdote authentique, connue de tous à Alger, est celle où le directeur de campagne de la candidate Hanoune, Djelloul Djoudi, en allant voter à Mohammedia, s'est rendu compte qu'on avait déjà voté à sa place. Les techniques habituelles de bourrage d'urnes et de queues préfabriquées devant certains bureaux de vote ont été poussées au-delà de toutes les limites que s'autorise généralement le système. Pour situer la place dans les appareils de Louisa Hanoune, il faut simplement se référer à ses déclarations insultantes sur les associations de disparus et son rôle spécial lors de la réunion de Sant'Egidio en 1995. Lors d'un meeting de campagne dans une salle Harcha à moitié vide, la militante de gauche a stigmatisé les mères de disparus provoquant les huées de ces dernières et leur expulsion manu-militari du meeting. Elle a également déclaré à cette occasion, qu'à Sant'Egidio elle avait « contribué à empêcher un complot contre l'Algérie »… On comprend pourquoi la passionaria trotskyste n'a plus qu'une audience résiduelle… 3. On a beaucoup évoqué les circonstances de la précampagne électorale comme de la campagne elle-même. Que pouvez nous dire sur ce thème ? Toutes les lois du pays ont été bafouées. Durant la collecte des signatures pour la candidature du candidat-président, des notaires ont été installés dans la majorité des ministères pour superviser le recueil des signatures et leur authentification. Les fonctionnaires se succédaient dans les bureaux occupés par les officiers ministériels et bien peu ont refusé de signer de crainte de perdre leurs postes. La même procédure a été utilisée au niveau de l'UGTA de Sidi-Said et des autres organisations satellites du pouvoir. Pendant que se déroulait cette opération aussi incongrue qu'inédite, le président-candidat sillonnait le pays en multipliant les décisions : annulation sine die de la dette des agriculteurs, augmentation prochaine du salaire minimum et un plan quinquennal d'investissements de 150 milliards de dollars. Aucun des cinq « lièvres » n'a émis la moindre protestation devant ce détournement de la fonction de président au profit du candidat Bouteflika. D'ailleurs quel algérien a accordé la moindre crédibilité à des troisièmes couteaux destinés à faire de la figuration ? Naturellement, dans la meilleure tradition nord-coréenne, les journaux télévisés de la télévision nationale étaient construits sur les déplacements de son excellence-candidate. L'écrasante majorité des médias indépendants ou privés ont accompagné cette confusion des genres sans aucune vergogne. La continuité, c'est celle de l'enseignement universitaire au rabais, les enceintes universitaires sinistrées où les passe-droits et la violence supplantent la transmission du savoir et la recherche. Ce n'est pas la bonne volonté des jeunes étudiants qui manque, mais c'est le système totalement inadapté, sans moyens face à une surcharge en effectifs qui rend inopérants les efforts des enseignants. Ceux-ci subissent une gestion au jour le jour confiée à des individus dont la seule compétence est l'obéissance à la tutelle et aux hommes liges du pouvoir. Ouyahia, Rahmani, Khellil, Khediri pour ne citer que ceux-là, envoient leurs enfants en Grande-Bretagne, Suisse, France et aux USA. Ce qui vaut pour l'enseignement vaut pour la médecine dispensée au rabais en Algérie et sur prise en charge à l'étranger pour les Belaid Abdeslem, Abdelkader Hajar , Mohamed Lamari, dont le soutien à Bouteflika s'explique exclusivement par la préservation de leurs intérêts matériels et de leurs privilèges. 4. Comment s'annonce ce troisième mandat ? Dans la continuité, comme le proclame si bien le discours officiel. C'est à dire dans la poursuite de la gestion de la société par la corruption, par la répression sous toutes ses formes, par le transfert aux islamistes de la Salafia « ilmiya », – les salafistes « éclairés » c'est-à-dire les islamistes archaïsants apolitiques – de l'encadrement social, au plan du statut des personnes et de leur mode de vie, et bien sûr, par la poursuite de la prédation et de l'appropriation du pays par ces nouveaux colons. Il va de soi que l'exil des Algériens va se poursuivre, sous toutes ses formes, mais aussi la contestation par l'émeute. Ce troisième mandat va accentuer la perception déjà forte de la négation de la citoyenneté et conforter l'idée que le changement, hélas, ne peut venir que par la violence face à un régime qui ne connaît et n'approuve que ce type de langage. La probabilité d'un rassemblement des forces et individualités de l'opposition me paraît faible, pour ne pas dire nulle compte-tenu du contrôle policier et du verrouillage hermétique de toutes les possibilités d'organisation ou d'expression. Nous nous dirigeons vers des années difficiles, indépendamment de la crise économique mondiale dont les effets risquent fort d'aggraver la situation interne. Avec ce régime, l'Algérie démontre qu'elle est le pays de tous les blocages. 5. Qui dirige réellement le pays ? Les absences fréquentes de Bouteflika en 2008 ont exacerbé le sentiment de vide, d'Etat réduit aux appareils policiers. Bouteflika a passé une bonne partie de l'année dernière dans des allers-retours pour ses soins, et ceux de sa mère, en Suisse. Un avion avec équipage réquisitionné est mis à sa disposition en permanence à l'aéroport militaire de Boufarik pour ses fréquents déplacements. Il est connu que le rythme de travail du locataire à vie d'El Mouradia est réduit à sa plus simple expression. Cela se répercute sur le fonctionnement de toutes les institutions et cela va s'aggraver avec la suppression du bicéphalisme de l'exécutif. On imagine qu'il va mettre en place un gouvernement parallèle siégeant à El Mouradia. Pour le moment, les ministères tournent au ralenti; les administrations centrales sont aux abonnés absents car meublées par le système de la cooptation et du népotisme. Quand vous voyez le ministre des travaux publics Amar Ghoul sur tous les grands chantiers presque chaque jour, on ne peut en déduire qu'il n'a aucun encadrement sur lequel il puisse compter. Au sommet, Bouteflika a, par les textes, concentré tous les pouvoirs entre ses mains, résultat: la machine étatique est inopérante, somnolente, sans aucun dynamisme. La réalité du pouvoir, le contrôle territorial et institutionnel, est entre les mains du DRS, plus que jamais. Sans cette super police politique d'ailleurs, Bouteflika n'est absolument rien. Le Chef de l'Etat n'a pas le pouvoir de nommer son propre directeur de cabinet…Un deal entre le chef du DRS, Mohamed Mediène, et Bouteflika fonctionne depuis la présidentielle de 2004 quand le DRS a cogéré les urnes pour Bouteflika et humilié non seulement Benflis, son adversaire, mais aussi l'ex-chef d'état major Mohamed Lamari qui était opposé à la reconduction de Bouteflika. Depuis lors, le DRS a les pleins pouvoirs. Jamais il n'a été aussi libre et puissant. En contre partie, Bouteflika a la liberté de se soigner à l'étranger régulièrement, d'aller et de venir sans que l'on décrète son incapacité à diriger le pays pour raison de santé (à la manière de Benali pour Bourguiba), en plus de la haute main sur certains grands marchés, et quelques relais du type de Ould Abbès Djamel, homme à tout faire au service absolu du clan familial Bouteflika, ou de Chakib Khellil et Temmar, tant qu'ils n'empiètent pas sur le domaine de la sécurité. On a vu ce qui pouvait arriver lorsque l'un transgresse cette ligne, avec l'affaire BRC(*) que dirigeait Ould Kaddour, qui malgré de grands services rendus au DRS s'est retrouvé en prison. L'affaire, on s'en souvient a été escamotée par la dissolution précipitée de BRC pour éviter que n'éclate un scandale sans doute plus dommageable pour le système que celui du groupe Khalifa. Donc, il y a un partage des rôles et prérogatives entre le président en exercice et le patron du DRS, avec une prééminence de fait du dernier qui a barre sur les principaux ministres du clan Bouteflika, tels que Khellil et Temmar, dont les accointances avec certains milieux étrangers sont un secret de polichinelle. Les relations de Bouteflika avec des ministres et cadres supérieurs qui sont nommés pour leur majorité par les services sont équivoques. Ainsi par exemple, le ministre de l'Intérieur, Zerhouni, dans une posture ambivalente, à cheval entre le DRS (dont il est issu) et Bouteflika. D'un point de vue régionaliste, il est indéniablement favorable au clan Bouteflika; mais dans de grands dossiers il a eu des positions inattendues. Il s'est opposé à la mouture ultralibérale de la loi sur les hydrocarbures, et, il s'est récemment opposé, en vain, à l'attribution de deux tronçons de l'autoroute Est-Ouest aux chinois. Le maillage du territoire s'appuie sur des bureaux du DRS déployés dans chaque daïra (sous-préfecture) dirigés chacun par un officier, avec des relais civils locaux recrutés parmi les hommes d'affaires apparus durant la décennie 90 et qui doivent tout au DRS. Il y a au moins deux agents de cette police politique par commune et près de 3 000 à l'échelle du pays… Au sommet, il y a des hommes comme El Hadi Khediri (ex-patron de la police et ex ministre de l'intérieur) qui avait déjà été un des acteurs principaux des sanglants évènements du 5 octobre1988 et qui depuis n'a cessé de travailler pour le DRS, en manipulant entre autre Ali Benflis durant les présidentielles de 2004. En 2009, sur instruction de Toufik, il prêtera allégeance à Bouteflika. Il y a également la nouvelle génération représentée par des personnages comme Amar Khelifa, Arslane Chikhaoui ou Liess Boukraa, qui essayent de noyauter les milieux intellectuels et universitaires. Ce sont ces profils que l'on présente aux chercheurs étrangers comme le réservoir intellectuel du système. Ce monde interlope navigue dans toutes les sphères d'activité publiques, les salons et les chancelleries. 6. Et les clans et autres réseaux ? Les clientèles prospèrent à l'ombre du DRS. La grande inconnue de l'heure est l'héritage « politique » du plus puissant d'entre eux, Larbi Belkheir, dont l'état de santé se dégrade. Le maître à penser et grand organisateur du système, celui qui a géré le tableau d'avancement de l'armée et des services depuis plus de vingt ans, qui a placé tous les dirigeants effectifs dans leurs positions actuelles, est très diminué physiquement. S'il disparaît, qui récupérera ses réseaux ? Qui jouera le rôle d'interface avec les éminences étrangères qui ont soutenu le régime aux moments les plus critiques ?Le général de corps d'armée, Mohamed Lamine Médiène alias « Tewfik », l'omnipotent chef du département renseignement et sécurité( DRS) depuis 1990, est bien sûr le mieux placé, mais a-t-il les qualités d'intriguant international de son mentor ? Pour le reste, il n'y a plus d'homme fort à la tête des institutions, il n'y a que des exécutants aux ordres. De tous les « janviéristes » seul Tewfik demeure. Les généraux Betchine, Nezzar, Benmaalem, Kamel Abderahmane et autres sont à la tête d'affaires multiples et juteuses. Nezzar à la tête de la société de télécommunications nationale SLC, Betchine est toujours dans la faïence et la presse (l'Authentique et El Acil), Kamel Abderrahmane dans l'import… Ils ont leur part du gâteau, comme les filières de Saïd Bouteflika. Il arrive que les intérêts des uns et des autres s'entrechoquent et que le DRS serve de médiateur, et, quand cela ne fonctionne pas, le plus faible passe à la trappe. L'industriel Rebrab a recyclé dans son groupe des anciens du DRS et ses affaires n'ont jamais été aussi florissantes. Abdelawahab Rahim patron en titre du groupe Arcofina n'a pas la main aussi heureuse que Rebrab, malgré ses liens d'affaires très forts avec un intime de Bouteflika. Mais aucun de ses réseaux d'affaires n'a de prise sur la vie politique, entièrement contrôlée par les réseaux du DRS. 7. Ce que vous décrivez est un état policier, l'Algérie en 2009 est un Etat totalitaire ? En 1997, il y avait environ 30 000 policiers, d'ici fin 2009 ils seront 200 000. Les effectifs de la gendarmerie ont également fortement augmenté. Ils doivent être supérieurs à 100 000 aujourd'hui. Il existe un double maillage du territoire: policier et des services de renseignement du DRS. Les services de renseignements surveillent, manipulent et contrôlent 99% des associations et partis politiques. Le 1% représente quelques syndicats autonomes, la LADDH (Ligue algérienne de défense des droits de l'homme) et le FFS (Front des forces socialistes), seuls îlots de résistance, qui éprouvent les pires difficultés à évoluer dans cette immense prison à ciel ouvert. Le poids de l'Etat policier et du système de la corruption a annihilé les ressorts sociaux. Les repères et normes juridiques classiques ayant été pervertis, la société écrasée par les années rouges, s'est retrouvée contrainte de faire avec et de développer des stratégies de survie pour faire face à cette perversion. La marginalisation de pans entiers de la jeunesse débouche régulièrement sur des émeutes réprimées dans la violence. Cette aliénation par la peur et par l'argent a infecté toutes les catégories sociales ; elle a rendu quasi impossible toute action politique. Et quelle action politique à partir du moment où DRS et ministère de l'intérieur ne conçoivent de parti politique que s'ils ont présidé à sa création, dans leurs laboratoires et cellules d'analyses. Quand la situation leur échappe – rarement – ils peuvent aller jusqu'à déstabiliser toute une région comme ils le font actuellement à Ghardaïa depuis que le FFS en particulier (le trouble RCD également mais dans une moindre mesure) y est représenté et socialement relayé. Bismarck disait que la Prusse n'a pas d'armée, mais qu'une armée possède la Prusse. En Algérie, c'est un appareil policier qui possède le pays. 8. Alors quelles perspectives ? Il n'y a pas de perspective qui donne envie de se lever le matin pour aller travailler, au moins pour ceux qui ont du travail. Quand on importe de la main d'œuvre sous des prétextes pseudo-économiques (chinoise et autres) comment voulez-vous que les jeunes diplômés puissent espérer en un avenir meilleur ? Le rêve d'un nombre incalculable d'Algériens est de mettre les voiles au sens propre et figuré. Il n'y a pas de projet rassembleur, de règles communes qui permettent de tendre vers la réalisation d'un authentique projet national. L'injustice règne. La souffrance morale affecte la nation. Presque personne n'y échappe : celui qui travaille, le chômeur, le détenu, le riche, le pauvre et même les hauts cadres de l'Etat qui passent leur temps à se lamenter. Quel espoir quand le pays est entre les mains d'une sorte de secte de parvenus, incultes et violents, qui vit depuis 15 ans dans des espaces clos (Club des Pins, Moretti, Sidi Fredj) ou qui bouclent tout un quartier par mesure de sécurité. Ces gens ne sont même pas des coopérants techniques, à peine des agents d'exécution. La population n'en n'a pas forcément conscience, mais elle ressent vivement le mépris, la condescendance des représentants de ce système qu'incarne le tandem Bouteflika-Médiène. Dans de telles conditions, les jeunes qui débordent d'énergie continueront à traverser la Méditerranée avec des moyens de fortune ; ils seront contraints de verser aussi dans la délinquance et la consommation de la drogue qui fait des ravages ou bien ils basculeront dans la violence. Pas nécessairement celle de « l'AQMI » (Al-Qaida au Maghreb islamique), aussi nébuleuse que le GSPC, et qui sert surtout à justifier le maintien de l'état d'urgence depuis 1992 pour perpétuer le contrôle sur la société et disposer des richesses du pays sans le moindre contrôle. *Brown & Root Condor, une joint-venture, créé en 1994, entre Sonatrach (51 %) et l'américaine Kellogg Brown & Root (49 %, filiale « engineering » de Halliburton) dans laquelle était fortement impliqué le haut commandement du DRS, ce qui lui avait permis de décrocher de nombreux contrats publics. En 2006, Bouteflika décide de liquider cette société pour malversations. Or derrière cette affaire qui n'a jamais été élucidée se cacherait une tentative d'espionnage américaine (avec la complicité de Médiène ?). Voir Que cache le dossier Brown & Root Condor ? Par Madjid Laribi, Le Maghrébin, 9 octobre 2006 et voir aussi Madjid Laribi, « Brown & Root-Condor : une holding “militaro-énergétique” », Le Maghrébin, 13 novembre 2006