| 28.05.11 | 15h17 • Mis à jour le 28.05.11 | 15h42 Khaled Sid-Mohand a été libéré mardi matin.Comité de soutien à Khaled Sid-Mohand Un ami m'avait pourtant prévenu : « Tu as suffisamment de contacts à Damas pour écrire tes articles, tu dois verrouiller ton réseau. » Mais verrouiller son réseau, c'est se condamner à tourner en rond avec les mêmes témoins et les mêmes acteurs de cette révolte commencée trois semaines auparavant. Son avertissement m'est revenu en écho lorsque les agents des services de renseignements syriens sont entrés dans le café Domino pour m'y interpeller. Une demi-heure plus tôt, une jeune femme m'avait appelé sur mon téléphone portable. Elle avait proposé de me remettre des informations. Rendez-vous est donné à 17 h 30, samedi 9 avril, dans un café de la place Bab Touma. Quelques minutes plus tard, je suis enlevé par sept hommes de forte corpulence. Menotté, je suis conduit chez moi où ils effectuent une perquisition. Celui chargé de me surveiller est charpenté comme un taureau, mais se montre affable, attentionné même : il me fait boire du thé en portant délicatement la tasse à mes lèvres et m'allume une cigarette. Après un interrogatoire désordonné et la saisie de mon matériel informatique, je suis embarqué à bord d'un taxi. On me place la tête entre les genoux, mais je devine en reconnaissant une banderole de propagande déjà aperçue que nous nous dirigeons vers le sud de Damas. Plus précisément, à Kufar Sousseh, quartier général des services de renseignements. Mais je ne le saurai formellement que vingt-quatre jours plus tard, à ma libération. C'est là que commence mon deuxième interrogatoire dans un vaste bureau au deuxième étage. Il commence par des questions insolites : « Connaissez-vous Oussama Ben Laden ? » ; « Avez-vous été reçu à la Maison Blanche au cours de votre séjour aux Etats-Unis ? » On me trouve détendu. Un peu trop. Deux heures d'interrogatoire plus tard, la porte s'ouvre pour laisser passer un homme que tout le monde salue avec déférence. Il me lance : « Tu vas parler ! Si tu ne parles pas, je te coupe les testicules et t'arrache le coeur avec mes propres mains ! » Une gifle me projette de ma chaise. Il sort et je comprends alors que le feu vert vient d'être donné pour me passer à tabac. Les gifles qui s'abattent sur mon visage me laissent d'abord de marbre, ce qui met mon bourreau hors de lui. L'homme tourne autour de moi, un sourire à la bouche et une matraque électrique à la main. Il me questionne sur mes activités et mon identité. Il me frappe avec une telle puissance cette fois-ci qu'il décroche mon bridge dentaire dès la première gifle. Soudain, mon téléphone sonne. Le numéro d'appel indique l'Arabie saoudite. « Qui est-ce ? » Une amie palestinienne partie rendre visite à sa famille. « Menteur ! hurle-t-il. Tu as des relations avec Bandar Bin Sultan (patron des services de renseignements saoudiens) ! » Gifles. Coups de pied. Toutes mes réponses sont ponctuées d'un « menteur ! », suivi d'un coup et assorti d'une hypothèse paranoïaque. Selon eux, je suis allé en Turquie, non pas pour un reportage sur les élections législatives, mais « pour y rencontrer des officiers américains de l'OTAN ». Je donne des cours de journalisme à l'université des Antonins au Liban, car « j'entretiens des liens avec Samir Geagea (chef des Forces libanaises et antisyrien notoire) ». Je découvre avec stupéfaction que mes geôliers sont intoxiqués par leur propre propagande. Ne savent-ils pas que l'Arabie saoudite s'est rapprochée de la Syrie, que Damas a soutenu l'invasion militaire saoudienne à Bahreïn ? N'ont-ils pas entendu la secrétaire d'Etat américaine, Hillary Clinton, dépeindre le président Bachar Al-Assad sous les traits d'« un vrai réformateur » ? Ils me réinstallent sur ma chaise, me bandent les yeux et fixent des fils électriques sur plusieurs endroits de mon corps, parties génitales comprises, et j'attends, terrifié, une décharge électrique qui ne viendra pas. C'était une simulation. Ce que je prenais pour des électrodes n'étaient que les câbles de mon ordinateur. Ils me signifient que si je veux y goûter, ils ont tout le matériel nécessaire. C'est à ce moment que je décide de révéler le pseudonyme sous lequel je travaille. Je suis maintenant tétanisé à l'idée de révéler sous la torture les noms de tous ceux dont j'avais gagné la confiance afin de recueillir leurs témoignages. Me reste un espoir : être libéré avant qu'ils n'aient lu et traduit mes articles (En Syrie, Khaled Sid Mohand a notamment collaboré au Monde et à France Culture). Après tout, aucun journaliste étranger n'a été détenu plus de quarante-huit heures. Je rejoins peu après un groupe de prisonniers syriens qui portent tous les stigmates d'un passage à tabac. Nous sommes alors conduits dans nos cellules respectives, la mienne porte le numéro 22. C'est par ce numéro que je serai désormais identifié. Je m'endors avant d'être réveillé par des cris. Ce sont ceux du bourreau : un interrogatoire vient de commencer. Les seuls mots que j'arrive à distinguer sont des insultes, ainsi qu'un « qui ? », mais je sais, pour avoir rencontré des détenus avant mon arrestation, que l'objectif de ces séances de torture vise moins à soutirer des informations qu'à punir, humilier et terroriser. Très vite la voix du bourreau est couverte par les hurlements du détenu qui vont crescendo. Je sens mon rythme cardiaque s'accélérer, je suis tétanisé par la peur. C'est le but recherché. Troisième interrogatoire. Quelques gifles ponctuées d'insultes, et l'on me signifie que je ne disposerai plus d'un interprète. « Raconte-moi tout. - Que voulez-vous savoir ? - Tout ! Depuis le début… depuis ta naissance. » L'interrogatoire prend fin avec l'entrée d'un homme au visage anguleux qui implore mon interrogateur de me « terminer ». Son visage exprime la haine et la colère. Comment peut-il me détester aussi spontanément ? Je ne peux m'empêcher de penser au contraste saisissant entre la gentillesse et la nonchalance des Damascènes et le concentré de violence et de cruauté gratuites, auquel j'assiste à présent. C'est peut-être une terrifiante illustration du Léviathan, d'Hobbes : pas de violence dans les rues, l'Etat s'en est arrogé le monopole… Le quatrième interrogatoire a lieu le lendemain, lundi 11 avril – dernière date dont je me souviendrai. L'absence de lumière du jour et de tout repère temporel fait perdre la notion du temps. Mon interrogateur m'accueille avec un sourire contrit et explique que plus personne ne portera la main sur moi. Il me demande de lui traduire les notes que j'avais oublié de détruire et termine son interrogatoire par une « offre d'emploi » : espionner mes amis syriens en échange d'une carte de séjour et d'une accréditation en bonne et due forme. Les jours et les semaines suivantes sont rythmés par un va-et-vient de prisonniers arrêtés dans des rafles opérées lors de manifestations. C'est ainsi que je comprends que le vent de contestation continue de se propager à d'autres villes et à d'autres quartiers de Damas. Ils sont torturés et relâchés, en moyenne au bout de dix jours. Je tente de compter les jours avec les petits déjeuners, mais je perds le fil. J'essaie de communiquer avec des détenus, parfois chargés de distribuer les repas, ou d'ouvrir la porte pour aller aux toilettes. Nous disposons alors de quelques secondes pour échanger des informations : « Demain, c'est vendredi, ils doivent vider la prison de tous ses détenus. » Mais l'espoir laisse vite place à la déception. La prison se remplit de nouveaux détenus, tout en gardant les anciens, de sorte que, cette nuit-là, certains sont entassés jusqu'à trois dans des cellules de 2 mètres carrés. Ils sont torturés à tour de rôle, jusqu'à épuisement des bourreaux. J'essaie d'engager la conversation avec d'autres détenus, mais ils sont trop abîmés pour soutenir une conversation. Je fais la connaissance d'Ali, un conscrit de 21 ans. Il a été arrêté pour avoir voulu assister à la prière du vendredi, ce qui est interdit par le code militaire, particulièrement en ces temps de manifestations. A la veille du jour que je croyais correspondre à la fin de ma deuxième semaine de détention, Ali m'affirme avoir entendu que nous serons libérés dans les vingt-quatre heures. Le lendemain ne tient pas ses promesses, et je sens dans la voix d'Ali beaucoup de tristesse, que je n'ai pas la force d'atténuer. Un événement insolite vient alors troubler le centre de détention. Après le déjeuner, un sanglot se fait entendre. Le jeune homme dont j'aperçois furtivement le visage n'a pas plus de 20 ans. Il pleure de plus en plus fort, il appelle sa mère et implore Dieu. Alors que les geôliers sont prompts à tabasser les détenus au moindre prétexte, cette fois-ci, ils semblent émus par le jeune homme. Ils se contenteront, plusieurs heures plus tard, de lui demander de pleurer moins fort. Il sanglotera durant trois jours. Ce soir-là, un nouveau détenu fait une apparition remarquée, car il n'a pas de cellule : il est condamné à rester debout, les yeux bandés, pendant trois jours. Trois jours durant lesquels interrogateurs et bourreaux se relaient pour le faire craquer, sans succès. Je comprends qu'il a été arrêté en possession de CD contenant des informations considérées comme subversives par le régime. Il est originaire du nord du pays et est sans doute venu à Damas dans le but de remettre ces informations à l'un de ces réseaux de cyberactivistes qui servent d'interface entre les insurgés des villes de province et les organisations de défense des droits de l'homme, ainsi que les médias étrangers. Inquiet de la longueur de ma détention, je décide d'entamer une grève de la faim. L'expérience est pénible, comme un ramadan sans coucher de soleil et sans rupture du jeûne. D'autant que la nourriture n'est pas mauvaise. Mais, à ma grande surprise, alors que nos geôliers se sont montrés soucieux de notre santé – un docteur passait matin et soir avec une valise de médicaments pour soigner les détenus malades -, et qu'ils n'ont pas hésité à recourir à la torture pour casser des grèves de la faim, le gardien ne semble pas préoccupé par mon initiative. Peut-être savait-il déjà que ses supérieurs avaient décidé de me relâcher le lendemain. C'était le mardi 3 mai, Journée internationale de la liberté de la presse. Dixième anniversaire de ma carrière de journaliste. Khaled Sid Mohand Article paru dans l'édition du 29.05.11