Un jour, lors d’une exposition d’art moderne à Paris, j’avais réussi à aborder un marchand d’art réputé, et de fil en aiguille, je n’ai pas pu empêcher mon sacré bon sens paysan de s’exprimer. Je lui avais confessé, en lui montrant une oeuvre en particulier, que je ne comprenais pas qu’on puisse ainsi s’extasier, et acheter à prix d’or, une toile qui représentait un entonnoir, peint grossièrement, fiché dans un oeil, ou quelque chose qui y ressemblait, sur un fond d’une couleur qui rappelle une matière que je ne me permettrais pas d’évoquer ici. J’étais d’autant plus perplexe que j’observais les mines ravies, je dirais même extasiées, de cocottes qui piaillaient, et de dindons qui se la jouaient désinvoltes, et dépouillés, derrière leurs écharpes à 2000 euros. Le fameux parisianisme, où le nec plus ultra du dindon du 16eme consiste à enfler du goitre par son chéquier qu’il dégaine en le secouant, et par la manière détachée de tenir sa flûte de champagne, j’allais dire son verre de champagne. Je sentais, que sans le vouloir, dans cette fantasmagorie, j’entrais, dans cette ambiance de cour aux miracles de luxe, dans une sorte d’hystérie collective. Encore un peu, si ce n’était mon sacré bon sens paysan, et j’allais me mettre à glousser, et à piailler, en m’éventant de mon chéquier de smicard. Le marchand d’art, après avoir haussé artistiquement un sourcil et puis l’autre, et examiné la distance entre mes pieds et mon nez, puis de mon nez à mes chaussures, consentit finalement à me regarder dans les yeux. Créer le besoin… Puis, avec cette condescendance propre aux gens de la haute, qui aime à s’aventurer dans des risques sans risque, après s’être assurés qu’ils ne risquent rien, il répondit à ma question par une autre: « Vous êtes d’où? » Mon faciès m’avait annoncé. Je lui confirmais ce qu’il savais déjà, sans entrer dans des détails morbides sur la dégénérescence des races. Et curieusement, alors que je m’attendais à un exposé sur l’histoire de l’art, et aux clés qui sont généralement fournies gratis aux gogos de mon espèce, il me tint un discours qui me transforma en statue de sel. Comme s’il voulait faire sauter un bouchon de cérumen qui lui obstruait la bonne ouïe du paysan qui sommeillait en lui. Il me confia, en substance, que l’art était d’abord, et avant tout, un marché. Mais que contrairement à celui de la bouffe, du sexe et du reste, celui de l’art n’attendait pas que le besoin s’exprime de lui-même. Bien au contraire. Il est nécessaire, selon ce qu’il m’expliquât, qu’il soit récupéré, régulé, orienté, et que les canons de l’esthétisme soit définis selon des critères de catin laide et vieille qui veut faire mordre la poussière aux femmes jeunes et belles, tout en passant à la caisse à leur place. Sinon, me confia-t-il, comme l’Homme est naturellement enclin à produire le beau, le marché de l’art deviendrait un grand supermarché, où il n’aurait pas plus d’importance que des choses bêtement utiles, et laborieuses, comme de fabriquer une chaise. Cela n’aurait donc plus d’intérêt pour ceux qui veulent passer à la caisse par droit supra-divin. Il fallait donc décider pour la multitude ce qui était beau, et ce qui ne l’était pas. Dans toutes les expressions artistiques. Mais, poursuivit-il, lui n’était qu’un modeste marchand de tableaux qui s’était engouffré dans la combine. Plus haut que lui, bien plus haut, était un cercle occulte qui avait estimé que l’Homme devait être dévié de ses penchants naturels à la beauté telle qu’elle s’imposait à son besoin de s’élever. Ces Maîtres tout-puissants avaient décidé que l’aspiration au sublime et à la perfection devait céder le pas au laid, à l’imprécation, et qu’il fallait pousser l’audace à ses extrémités les plus inimaginables. Faire de l’anti, tout simplement, et créer un besoin forcené d’anti. Non seulement pour domestiquer, et neutraliser les pulsions d’humanité, mais s’en servir aussi pour en faire un moyen de capter les richesses qui circulent. Et, dans son désir de s’épancher, mon marchand d’art alla jusqu’à me livrer son opinion sur des logiques nazies, sur ces thèses d’art décadent, en me chuchottant que les nazis avaient mis le doigt sur le vrai, mais qu’ils ont été trop bêtes, puisque trop brutaux, avec leurs grosses godasses, dans un monde d’ombres insaisissables. Mais là est un autre sujet. J’étais abasourdi par de telles confidences. Le marchand d’art, de réservé et raffiné qu’il m’était apparu était devenu inaltérable. Il sifflait le champagne comme du petit lait. Et, comme s’il n’attendait qu’une occasion pour se lâcher, il m’apprit en peu de temps ce que je n’avais jamais soupçonné de toute ma vie. Nous ne nous revîmes jamais. Cauchemar… Mais cette discussion m’avait tellement choqué que quelque temps plus tard, je fis un rêve curieux. J’ai donc rêvé que j’étais au fin fond d’un pays perdu, où la modernité n’avait pas cours, où il n’y avait ni électricité, ni télévision, ni commodités comme on en trouve habituellement dans nos sociétés. C’était un pays très pauvre, où les gens crevaient de faim. Et dans mon rêve, je déambulais dans une sorte de souk, où ces pauvres gens pratiquaient le troc, des patates fripées contre de l’orge, des peignes grossiers en os, contre des bouts de laine tissée, et même des outres d’eau contre des filles pubères. Les gens allaient pieds nus, ils avaient les dents gâtées, et ils s’exprimaient en onomatopées gutturales, en mimant plus qu’ils ne parlaient, ce qu’ils voulaient dire. J’étais là, dans mon rêve, lorsque je découvris, dans la foultitude du souk, mon marchand d’art, qui proposait son tableau à l’entonnoir. Les pitoyables chalands du souk s’étaient attroupés autour de lui, ils regardaient son tableau, en penchant la tête dans tous les sens, le tâtaient, et même qui l’interpellaient, avec force gestes. ils ne parvenaient pas à renifler ce qu’il pouvait représenter comme intérêt. Puis, ils se détournèrent de cette bizarrerie, et s’en allèrent définitivement. Mon marchand d’art,avait dans les mains une immense vasque de champagne, et il toisait les gens d’un air méprisant. je ne comprenais pas, dans ce rêve, ce que faisait ce Monsieur, avec son tableau, dans cet endroit où il n’avait aucune chance de trouver acquéreur. Et je me suis empressé, dans mon rêve de lui poser la question. Il me répondit, mais, comme dans un radio parasitée, des fritures couvraient sa réponse. Je ne compris rien à ce qu’il me répondit. Puis je me suis réveillé. Cette question continue de me tarauder. Que faisait ce marchand d’art, pourtant intelligent, avec sa toile bizarre, dans ce souk, où les gens ne venaient que pour échanger des choses utiles, palpables, contre d’autres tout aussi utiles, et tout aussi palpables. D’autres chats à fouetter… Lorsque je découvris sur LQA cette énième élucubration de Monsieur Chafik Mesbah, une foudroyante logique se mit en place dans mon esprit. Comme si j’avais renoué avec mon rêve, ou plutôt mon cauchemar. A qui ce Monsieur destine-t-il ses écrits ? A un lectorat algérien? Cela ne se peut pas. Au moins 101% des Algériens ne peuvent, ni n’ont le courage, ni la possibilité, de digérer de telles masses. Trop touffues, trop prétentieuses, trop alambiquées. Sur les 300 000 lecteurs francophones algériens, qui achètent la presse, 90% préfèrent les chiens écrasés, les chroniques judiciaires, les brèves, et le programme télé. Sur les 10% restants, environ quatre chats lisent ce Monsieur pour des raisons plus ou moins avouables. Voyons voir, comme dit l’aveugle au sourd muet. Pourquoi ce Monsieur écrit ? Et pour qui ? Pour écrire ? Certainement non, puisque l’essentiel de ses accouchements éléphantesques est toujours en phase avec une réalité, dans un contexte particulier, de confrontation entre des clans, généralement. Comme lorsqu’il nous servit de généreuses analyses sur des rééquilibrages au sein du régime, ou cet interview de Peul Basta, au sujet de Boudeïmène. Donc, ce Monsieur a une fonction. Introduire des faits dans un entonnoir, pour les injecter dans l’oeil de la populace. Dans un décor ocre marron, dont je ne permettrais pas ici d’évoquer la matière dont c’est la couleur habituelle. Le problème est que la foule est venue regarder la marchandise, en penchant la tête dans tous les sens. Elle l’a tatée, et même interpellée. Elle ne parvenait pas à renifler ce qu’elle pouvait représenter comme intérêt. Puis, elle se détourna de cette bizarrerie, et s’en alla définitivement. Donc, ce n’était pas à la foule qu’elle était destinée, parce que ce Monsieur n’est pas totalement idiot. Oui, bien sûr, ce n’est pas un foudre de guerre, quoique. Le milieu où il a tout le temps évolué est pourtant maître en matière de guerre, qu’il a menée héroïquement contre les dangereux criminels de Raïs et de Bentalha, Ramka, et autres nids de terroristes. Contre des femmes et des bébés dangereusement désarmés, contre des ingénieurs qui ont attaqué des dentistes, des journalistes qui écrivaient avec leur langue fourchue, et des moines armés jusqu’à la tonsure, qui menaçaient de lancer des missiles sol-sol contre Madame Lafric. Fourguer, oui, mais à qui ? Donc, partant du principe que ce Monsieur n’était pas totalement idiot, je me suis demandé, encore plus furieusement, pour qui il destinait sa camelote dans ce cas. Si ce n’est ni au bon peuple, ni à la vingtaine d’intellectuels qui le lisent pour trouver le sommeil, ou à des sado-maso, qui se délectent de ces mixtures, et qui les lisent en cachette, dans les toilettes, ou au bureau. A qui donc, bon sang, sont destinés ces romans-oueds ? Puis j’ai cru avoir trouvé. Ça y est, me suis-je dit. J’étais parvenu, par élimination, à ne laisser qu’une seule cible. Ha, haaaa..Ces écrits sont destinés à l’opinion publique internationale. Ma satisfaction n’a duré que cinq minutes. J’ai dû me rendre à l’évidence. Ces populations, en plus de s’occuper de leurs problèmes, ne savent même pas que l’Algérie a des barreaudages à toutes ses fenêtres, à tous ses balcons, que le magistrat y construit sa villa qui coûte un siècle de son salaire, sans que personne lui demande d’expliquer l’origine de ces fonds, que 40% de la population active est au chômage, et tutti quanti. Ce n’est donc pas à ces gens là que Ce Monsieur veut fourgeur sa camelote. Il n’y a plus qu’une seule et dernière possibilité. Ce Monsieur écrit pour conditionner les services secrets occidentaux, leurs analystes, leurs observateurs. Après trois minutes, j’au dû, encore une fois, me rendre à l’évidence. Ces gens là, me suis-je dit, moi qui les connait bien, ils en savent mille fois plus que ce Monsieur, et même que ce sont eux qui initient des combines, qu’ils observent, et qu’ils analysent par la suite. Alors, je re-repose ma question? Pour qui ? Les gens du DRS ne sont pas idiots au point d’envoyer ce monsieur dans un souk qui est encore au stade du troc, pour proposer une toile qui ne trouverait pas preneur même si on l’offrait gratis. Alors qui peut répondre à ma question ? Pour qui ce Monsieur écrit-il? Allo, allo…Je n’entends rien…