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Et maintenant?
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 01 - 11 - 2011

Plus de neuf mois se sont écoulés depuis que le martyre du jeune Bouazizi a réveillé le peuple tunisien et, à sa suite, les peuples du Maghreb et du Machreq et que les rues de Tunis ont vu les premiers groupes de jeunes en colère défier les forces de police. Un seul mot a suffi pour exprimer leur aspiration à la dignité et la liberté : « Dégage! », en arabe « Irhal! ». Ce mot – ce cri devrions-nous dire – a été repris et scandé par des foules de plus en plus nombreuses en Egypte, au Yémen, en Syrie, en Libye et au Bahrein. Et là où il n'a pas encore résonné, ses effets n'en sont pas moins perceptibles.
Si l'année 1989 a été celle de l'effondrement de l'empire soviétique et si le 11 septembre 2001 a vu le monde occidental inaugurer l'ère de l'islamophobie, il est indéniable que l'année 2011 a été l'année du réveil des peuples du Monde Arabe. Une page est en train d'être tournée sous nos yeux et rien ne sera jamais plus comme avant.
Mais où en sommes-nous aujourd'hui, après neuf mois de révolte? Quel bilan pouvons-nous faire?
Les sceptiques qui, dès le début, ont crié à l'imposture et la manipulation continuent de produire les mêmes analyses qui se veulent prudentes – au nom d'un certain « anti-impérialisme » pour le moins dogmatique – et qui voient la main de l'Occident et d'Israël derrière la vague de colère qui a déjà emporté trois régimes despotiques. Pour eux, c'est le scénario écrit par les néoconservateurs sous G.W. Bush, celui qui vise à mettre en place un Grand Moyen-Orient inféodé à Washington et Tel-Aviv, qui est implémenté. Nous ne discuterons pas leurs thèses et leurs arguments, tant ces derniers nous semblent fermer définitivement la porte à toute possibilité de rupture avec le despotisme dans notre région. La question de la Palestine, après avoir été le fonds de commerce de tous les pouvoirs du Monde Arabe, est exploitée aujourd'hui encore par le régime syrien pour légitimer la répression féroce qu'il exerce sur les manifestants qui demandent à Bachar el-Assad de partir. Il nous faudrait donc oublier, si nous ne voulons pas trahir le peuple palestinien que la famille des Assad et le parti Baath règnent sans partage sur la Syrie depuis 1970. Nous aurions peut-être été dupes si nous n'avions pas été vaccinés, en notre qualité d'Algériens, contre ce type de myopie politique. Nous subissons en effet depuis trop longtemps les méfaits d'un régime en tous points semblable à celui qui étouffe les Syriens pour ne pas voir l'escroquerie. Passons donc outre et gardons le cap, le seul qui doive nous guider en cette étape cruciale de notre histoire : celui de l'Etat de droit.
S'il fallait résumer en deux mots la situation vécue par les hommes et les femmes du Monde Arabe depuis des décennies, les mots PEUR et HOGRA seraient les plus appropriés. Quiconque a vécu dans un pays démocratique occidental a certainement constaté que dans une démocratie, même imparfaite et susceptible d'être perfectionnée, les gens n'ont pas peur et ne subissent pas l'arbitraire (la hogra). Ce sont là, en effet, deux critères sûrs qui permettent de mesurer le niveau atteint par un Etat qui se veut de droit : le citoyen ne doit pas avoir peur et il ne doit pas subir l'arbitraire. Dans un Etat de droit, le citoyen n'a pas peur de la loi, car il la respecte naturellement, sachant pertinemment que c'est elle qui le protège. Elle le protège contre l'arbitraire.
Les minorités coupées de la majorité du peuple qui ont privatisé l'Etat dans notre région, pour en faire un appareil destiné à assujettir la société, n'ont d'autre alternative, si elles veulent continuer à piller nos richesses sans être dérangées, que de perfectionner les techniques de surveillance, de bâillonnement et de manipulation des élites et de la population. Elles n'ont d'autre choix que de multiplier les armées et milices privées, les polices politiques et les fichiers biométriques. Elles n'ont rien d'autre à opposer aux manifestants qui veulent vivre libres et dignes que les blindés. Transparence, alternance, efficacité, respect : voilà des mots absents de notre dictionnaire. Alors que dire de liberté d'expression, justice, démocratie? Trop chers! Nous n'avons droit qu'à des ersatz, des produits «mdarhine», comme on dit si bien chez nous. Liberté d'expression, oui, mais à condition de ne pas chercher à savoir comment les barons du pouvoir se sont constitués des empires. Justice, oui, mais les « maîtres » se réservent le droit d'assurer l'impunité à qui ils veulent et de faire kidnapper et disparaître tout individu qui les dérange. Démocratie, oui, mais à condition que le ghachi « sache voter ». En attendant que les cours baissent et qu'on puisse s'offrir de vrais Etats de droit qui répondent aux normes modernes de bonne gouvernance, il nous est demandé de cautionner un nouveau type de pouvoir despotique, inventé spécialement pour nous, la « djoumloukia », c'est-à-dire la république qui se transmet par héritage.
L'humiliation que subissaient les peuples du Monde Arabe avant qu'ils apprennent à dire «Dégage! » n'a pas d'équivalent dans le monde moderne depuis la chute du mur de Berlin. Bien peu de dictateurs ont en effet poussé le bouchon aussi loin que les nôtres. Bien peu se sont accrochés au koursi comme l'ont fait Benali, Moubarak et Kadhafi et comme le font encore Saleh et Assad, alors que la contestation les entoure de toutes parts et que les civils assassinés par les forces de sécurité s'entassent par centaines dans les morgues. Quel terrible aveuglement! Quelle terrible maladie que la maladie du koursi! Nous pensions pourtant qu'après la déconfiture de Saddam, les dictateurs encore en poste auraient compris la leçon et auraient pris les devants en initiant des réformes courageuses afin d'épargner à leur pays le sort de l'Irak. Il n'en est rien. Pire encore, ignorant superbement tous les indicateurs sociaux au rouge, ils ont rivalisé d'arrogance, alors que la corruption faisait rage et que les scandales liés à leur entourage et leur progéniture se succédaient. Ivres de leur propre pouvoir despotique, ils ont perdu tout sens de la mesure. Entourés d'une classe de nouveaux riches insatiables, ils distribuaient les privilèges selon leur bon plaisir, faisant et défaisant les fortunes, leurs palais maintenus hors d'atteinte de la populace par des hordes de voyous en uniforme. Quelle image dégradante donnaient-ils au monde entier! Et quelle humiliation pour nous qui subissions tout cela sans broncher! N'est-ce pas Benali? N'est-ce pas Moubarak? N'est-ce pas Kadhafi? Et vous tous qui continuez à faire la sourde oreille, ne voyez-vous donc pas ce qui vous attend si vous ne vous ressaisissez pas?
Le peuple tunisien frère vient de passer avec brio le premier test de l'ère démocratique. Quelle immense joie de voir enfin percer le premier rayon de soleil! Ce n'était donc pas un rêve! Oui, nous pouvons espérer que le règne de la soumission et de la servilité est en voie d'être définitivement clos. L'Homme maghrébin a le droit aujourd'hui de croire en un avenir meilleur, un avenir de liberté et de dignité. Nous ne serons plus les derniers de la classe en matière de respect des droits de la personne.
Mais que nous ont appris les premières élections libres en Tunisie?
Elles ont d'abord confirmé un fait qui pour nous était évident, mais que beaucoup s'obstinaient – s'obstinent toujours – à ne pas admettre : les partis de la mouvance « islamiste » représentent aujourd'hui une force politique incontournable dans tout le Monde Arabe. Dans tous les pays de la région, sans exception, toute élection libre sera remportée par ces partis. En d'autres termes, la démocratisation ne pourra pas se faire sans eux, encore moins contre eux. Et pour enfoncer le clou, rappelons que le parti « islamiste » qui a remporté les élections en Tunisie a subi une terrible répression à la fin des années 80. Vingt ans plus tard, il revient sur la scène et entre dans le champ politique démocratique par la grande porte. Ceux qui comptent sur le temps pour faire disparaître les « islamistes » à tout jamais pourront attendre longtemps encore. Les «modernistes » peuvent développer toutes sortes de théories pour expliquer ce fait afin de se consoler de leur recul, cela ne changera rien à la situation. Et plus vite les forces politiques «modernistes » accepteront leur échec et en tireront les leçons qui s'imposent, mieux ce sera.
Ces élections ont aussi révélé un autre élément fondamental : le principal parti « islamiste » tunisien a compris le message de la rue qui a balayé le régime de Benali. Il revendique aujourd'hui sans la moindre hésitation la démocratie, l'alternance au pouvoir, la liberté d'expression et le respect de toutes les libertés, tout en inscrivant son action dans le cadre de l'islam. Rached Ghannouchi a su éviter tous les écueils sur lesquels s'est échoué le « bateau » du FIS entre 1989 et 1992. Il a compris que le peuple tunisien n'attend pas de lui des leçons de morale, mais des actes de gestion. En d'autres termes, il ne suffit pas à Ghannouchi et ses collègues d'Ennahda de dire que l'islam est la solution, ils doivent le prouver. Et ce n'est pas en fermant les bars, en imposant le hidjab ou en interdisant la mixité, qu'ils pourront le faire, mais en appliquant une bonne gouvernance, en améliorant la qualité de vie des Tunisiennes et des Tunisiens, en dynamisant l'économie afin de donner des emplois à tous les jeunes chômeurs désespérés, en éradiquant la corruption, le clientélisme, le népotisme et l'arbitraire. Et ils devront faire cela sans interdire aux opposants de s'exprimer. Le communiste et le laïc devront pouvoir faire des émissions à la télévision, écrire des articles ou publier des livres en toute liberté. En d'autres termes, Ennahda devra faire mieux que le défunt RCD de Benali, sans avoir recours à toute la panoplie de l'autoritarisme à laquelle nous ont habitués les partis uniques honnis.
Le Maghreb a aujourd'hui, à travers la Tunisie, l'immense privilège de mettre en place un nouveau modèle d'Etat dans le Monde Arabe, un modèle qui conjugue harmonieusement islam et modernité, islam et démocratie, islam et liberté. Jusqu'à présent trois pays du Monde Musulman ont réussi à construire un Etat solide et relativement prospère : l'Iran, la Malaisie et la Turquie. Chacun de ses trois pays a évolué en fonction de son histoire propre. Les premiers dirigeants de la Malaisie ont très tôt opté pour un modèle de monarchie parlementaire semblable à celui du Royaume-Uni. Ils ont maintenu des liens étroits avec l'ancien colonisateur et ont développé une économie moderne, intégrée à l'économie capitaliste mondiale. Même si l'Etat malaisien reste un Etat rentier et autoritaire, le pragmatisme des dirigeants a permis à ce pays d'assurer une croissance économique continue tout en distribuant équitablement la rente et en créant une nouvelle classe d'affaires au sein de l'ethnie malaise (musulmane) majoritaire sur le plan démographique, mais relativement défavorisée sur le plan économique par rapport à l'ethnie chinoise, au moment de l'accession du pays à l'indépendance, en 1957. La Malaisie est aujourd'hui un pays musulman prospère où il fait bon vivre, malgré un régime politique semi-démocratique.
L'Iran issu de la révolution islamique menée par Khomeiny est certainement aujourd'hui une puissance qui pèse de plus en plus lourd sur l'échiquier de la région. La république islamique qui a succédé au royaume des Pahlavi a adopté sur le plan économique une certaine forme de dirigisme de type socialiste qui a permis aux couches moyennes et défavorisées d'accéder en masse à des services dont elles étaient privées auparavant (éducation, santé, etc.) L'économie iranienne reste toutefois une économie rentière qui dépend de l'exportation des hydrocarbures. Sur le plan politique et institutionnel, la république islamique d'Iran est très marquée par le particularisme chiite (concept de velayat e faqih). En matière de libertés individuelles et de démocratie, il y a encore des insuffisances, puisque l'opposition laïque n'est pas autorisée à s'organiser et s'exprimer.
La Turquie, gouvernée depuis 2002 par le parti « islamiste » AKP, reste le modèle le plus attractif pour tous ceux qui, dans le Monde Arabe, veulent marier islam et démocratie. Dans ce pays, toutes les libertés individuelles sont garanties et tous les courants politiques peuvent activer librement et briguer les faveurs des électeurs. Sur le plan économique, la Turquie est un pays très dynamique qui fabrique et exporte de nombreux produits industriels. A la différence de la Malaisie et de l'Iran, ce pays musulman ne doit pas ses succès à la rente, mais au travail productif et au génie du peuple turc. Le Premier Ministre turc Tayyip Erdogan a d'ailleurs, à l'instar du Président français et du Premier Ministre britannique, été l'un des rares chefs d'Etats à visiter la Libye depuis la prise du pouvoir par le CNT. Les « islamistes » turcs savent être pragmatiques lorsqu'il s'agit de trouver de nouvelles opportunités économiques, pour le plus grand bien de la population de ce grand pays.
Ce n'est, hélas, pas le cas de nos dirigeants, dont l'arrogance à l'égard du peuple frère libyen et du CNT n'a d'égale que la médiocrité des performances économiques que notre pays enregistre depuis longtemps. Alors que l'homme de la rue qui suivait les événements sur les chaînes de télévision satellitaires savait depuis la prise de Tripoli par les insurgés que les jours de Kadhafi et de son régime étaient comptés, nos gouvernants n'ont rien trouvé de mieux à faire que de donner asile à la famille du dictateur, pour des « raisons humanitaires », nous ont-ils assuré. Comme si les raisons humanitaires ne s'appliquaient qu'à la nomenklatura libyenne. Nous n'avons, en effet, pas entendu s'élever une seule protestation concernant les exactions commises par les troupes de Kadhafi, ni aucun appel à la retenue dans l'utilisation des armes lourdes contre les civils. La ville de Misrata a pourtant vécu le calvaire bien avant Syrte et la hargne des combattants issus de cette ville qui ont pris Kadhafi ne s'explique qu'au vu de ce qu'ils ont subi dans leur ville assiégée par les troupes du dictateur.
Mais faut-il demander à nos dirigeants l'impossible? Car ils savent très bien que tout coup porté au despotisme dans notre région est aussi un coup porté à LEUR pouvoir despotique. Ils savent que l'échec de la dictature en Tunisie, en Egypte et en Libye est aussi leur échec. Car lorsque le vent commence à souffler et qu'un fruit pourri tombe de l'arbre, il y a fort à parier que tous les fruits pourris finiront par tomber les uns après les autres. Tout a été dit au sujet du régime médiocre et corrompu qui étouffe notre pays et nous ne fatiguerons pas le lecteur en énumérant encore une fois toutes les tares de ce régime obsolète. Nous osons espérer, cependant, que la raison l'emporte et que, dans un sursaut de dignité, ceux qui se considèrent comme l'élite dirigeante dans notre pays fassent le grand ménage et ouvrent grand les portes afin d'aérer la maison et chasser l'odeur de pourriture et de mort qui l'habite. Nous osons espérer que dans ce pays qui a vu tant de générations lutter pied à pied contre ceux qui voulaient les asservir, mais qui a aussi vu tant de générations accepter le joug sans réagir, il y a encore suffisamment d'hommes et de femmes dignes pour répondre à l'appel du destin et mettre un terme à l'indignité et l'humiliation.
Lectures: 95


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