Président sortant et candidat à sa réélection, Moncef Marzouki a obtenu 33 % des suffrages lors du premier tour de la présidentielle et affrontera donc Béji Caïd Essebsi (39 % des voix), dont le parti Nidaa Tounès, principale formation anti-islamiste, a remporté les législatives d'octobre, lors d'un second tour. Médecin, militant des droits de l'homme, M. Marzouki avait été nommé en décembre 2011 au palais de Carthage à la suite d'une alliance avec le parti islamiste Ennahda. Dans une récente déclaration, son adversaire l'a accusé d'être soutenu par « des islamistes, des salafistes djihadistes ». M. Marzouki a reçu Le Monde et RFI dans sa maison, près de Sousse, quelques heures après l'annonce des résultats officiels. Vous venez d'obtenir 33 % des suffrages, alors que votre parti, le Congrès pour la République [CPR], a fait moins de 2 % aux législatives en octobre. Comment expliquez-vous ce décalage ? Moncef Marzouki Cela montre que j'ai une dimension nationale, et pas du tout partisane. Ceux qui ont voté pour moi sont de toutes les obédiences idéologiques, de toutes les classes sociales, de toutes les régions du pays. Sans les voix du parti islamiste Ennahda, auriez-vous obtenu un tel score ? Je suis absolument désolé d'entendre M. Essebsi déclarer que le 1,1 million de Tunisiens qui ont voté pour moi seraient tous des nahdhaouis [militants d'Ennahda], des salafistes et des terroristes. Ce n'est tout simplement pas vrai. Aujourd'hui, la bagarre en Tunisie n'est pas, comme on essaie de nous le faire croire, entre les bons laïcs et les mauvais islamistes, mais entre l'ancien système représenté par Béji Caïd Essebsi et le nouveau régime apparu après la révolution de 2011, dans lequel il y a une confluence entre démocrates islamistes et démocrates non islamistes. Les islamistes non démocrates, à savoir les salafistes et les terroristes, ne votent pas, ils ne font pas partie du jeu politique. Pourquoi l'imam Béchir Ben Hassen, qui est un salafiste, est-il monté sur la scène lors d'un de vos meetings ? Dans cette histoire, les faits ont été sortis de leur contexte. Cet imam est venu me voir, car je l'avais déjà invité au Palais de Carthage. Ma stratégie depuis trente ans est de dire qu'il faut démocratiser le spectre islamiste. C'est cette stratégie qui a fait qu'Ennahda a rejoint le camp démocratique. Lorsque je suis devenu président, je me suis dit : il y a une frange à la droite d'Ennahda, qui s'appelle le salafisme, et dans laquelle il y a la tentation de la violence, donc je vais voir ceux que je peux amener à la démocratie. Où situez-vous la ligne rouge dans votre stratégie de dialogue ? Pour moi il y a deux lignes rouges : la droite du salafisme, à savoir ceux qui portent les armes contre la République. Il n'y a rien à discuter avec eux. L'autre ligne rouge est avec l'ancien régime. Il a été à l'origine de cinquante ans de misère dans ce pays ; c'est lui qui a poussé le peuple à se révolter. Or l'ancien système, ce ne sont pas seulement des personnes, c'est aussi un mode de fonctionnement : l'Etat accaparé par un seul parti. Aujourd'hui, M. Essebsi veut prendre la présidence après avoir pris le Parlement et le gouvernement. Ça, c'est le retour à l'ancien système. Vous accusez votre adversaire de vouloir renouer avec l'ancien système de Ben Ali. Sur quoi vous basez-vous pour dire ça ? Sur son discours d'abord. Quand il traite 1,1 million de Tunisiens de terroristes, je trouve cela inquiétant. Ensuite parce qu'il revient à la même lecture de la société que Ben Ali. C'est-à-dire qu'en Tunisie il y aurait tout ce qui est islamiste, salafiste, terroriste – à savoir les gens qui me soutiennent – et puis il y aurait les bons Tunisiens, les siens. La vraie lecture se fait entre démocrates et antidémocrates. Lui, c'est l'antidémocrate. Il a été ministre de l'intérieur sous Bourguiba, une période où l'on a torturé. Il a été président du Parlement sous Ben Ali. En vingt-cinq ans de dictature, il n'a pas dit un mot. Mon discours est totalement différent : il n'y a pas de bons ou de mauvais Tunisiens ; il faut construire un Etat démocratique ouvert à tous, y compris aux gens de l'ancien système. Vous avez été au pouvoir pendant deux ans dans le cadre de la « troïka » (alliance gouvernementale entre Ennahda, Ettakatol et le CPR). N'avez-vous pas une part de responsabilité dans le fait que les électeurs se tournent vers Nidaa Tounès ? Quel était l'objectif de la période intermédiaire ? D'écrire une Constitution, de maintenir le pays à flot et de l'amener aux élections. Ce mandat a été tenu. Ce que les gens ont sanctionné, c'est la situation économique, mais qui aurait pu pendant ces trois années d'incertitude politique régler les problèmes économiques ? Il fallait d'abord achever cette période de transition. Si la Tunisie n'est pas dans la situation de l'Egypte, de la Libye ou de la Syrie, c'est grâce à cette politique dont j'ai été l'un des principaux artisans. Quelle sera votre priorité si vous êtes élu ? En Tunisie, il y a deux gauches : sociale et idéologique. Pour la gauche idéologique, le problème fondamental, c'est l'anti-islamisme. Pour la gauche sociale, c'est la pauvreté. Or, moi, je viens de cette gauche sociale. A côté de mes fonctions de chef de l'armée, de responsable de la politique étrangère, je voudrais vraiment initier cette politique de lutte contre la pauvreté. La démocratie n'a aucun sens si elle n'est pas là pour donner des conditions de vie décentes aux gens. LE MONDE Charlotte Bozonnet 26.11.2014 à 13h16