« Le citoyen a le droit de savoir combien de dizaines de milliards de dinars ont été octroyés à la presse » mardi 17 mai 2016 | Par Hadjer Guenanfa | Actualité TSA Ancien journaliste ayant collaboré avec plusieurs titres, dont El Khabar, et professeur en sciences de l'information et de la communication à l'Université d'Alger, Redouane Boudjemaâ estime que les plus importants débats qui devaient être ouverts dans le cadre de cette affaire son complètement occultés. Entretien. Est-ce le rachat du groupe de presse El Khabar par la filiale de Cevital pose réellement problème et peut constituer un danger sur la liberté de la presse ? Pour moi, la question doit se poser autrement. L'affaire du rachat d'El Khabar est actuellement en justice. Le ministère de la Communication, qui a déposé plainte, parle d'une atteinte à la loi en évoquant notamment l'article 25. Sauf que cet article peut être interprété de plusieurs manières. Pourquoi ? Pour la simple raison qu'il n'y a pas eu de décret d'application des lois relatives à l'information et à l'audiovisuel. Le seul décret promulgué est celui relatif aux indemnités du président de l'Autorité de l'audiovisuel et de ses membres. Ce fait démontre la nature rentière du système. Il prouve qu'on n'a pas comme souci principal la promulgation des décrets exécutifs permettant l'organisation du champ médiatique de manière rationnelle basée sur le respect et l'application des lois. Je pense que se demander s'il y a ou pas problème, c'est entrer dans le faux débat qui occupe la scène politique. D'ailleurs, la question est devenue purement politique. Au fond, le problème réside dans l'absence d'un Etat de droit. Un Etat où gouvernants et gouvernés doivent se soumettre à la loi et rien qu'à la loi. Pensez-vous que les différentes parties ne se sont pas soumises à la loi dans cette affaire ? Dans un pays normal, c'est à l'Etat de donner l'exemple. Sauf qu'en Algérie, il y a un sérieux déficit en la matière. Dans l'affaire dite d'El Khabar, il y a plusieurs parties prenantes. Mais on entend seulement trois protagonistes : le ministère de la Communication soutenu par une partie des médias, la direction d'El Khabar et Issad Rebrab, également soutenus par une autre partie des médias. Certains titres ont pour point de fixation le conflit entre le ministère et Issad rebrab. D'autres se focalisent sur le conflit entre le ministère et la direction d'El Khabar. Pour moi, cette bipolarisation du faux débat cache une guerre liée à des soucis de monopoles politiques, des monopoles d'ordres commerciaux, économiques et médiatiques. Elle cache également une grave crise structurelle d'un système politique qui, après avoir utilisé de faux acteurs politiques dans l'alimentation de faux débats politiques par médias interposés, utilise aujourd'hui une interprétation d'un article de loi pour essayer de détourner l'opinion publique sur l'essentiel. Et l'essentiel est le droit du citoyen à l'information. À lire aussi : Affaire El Khabar : ce que cache la guerre entre Rebrab et le pouvoir Qui sont ces parties prenantes qu'on n'entend pas dans ce débat ? Dans cette affaire, il y a trois acteurs qui sont complètement oubliés. Le premier est le public de la presse. La raison d'exister d'une entreprise médiatique est de contribuer au droit à l'information. Aujourd'hui, ce droit est bafoué dans tous les sens. À quelques exceptions près, les médias algériens dans leur majorité n'arrivent toujours pas à sortir de la propagande et de la contre-propagande. Ce discours propagandiste des médias démontre l'existence d'une grave crise de l'exercice journalistique dans notre pays. Deuxième acteur absent, les journalistes. Une affaire pareille devait provoquer un sérieux débat au sein de la corporation journalistique sur la relations entre les journalistes, l'entreprise médiatique, les autorités publiques et le milieu des affaires. Le troisième acteur absent est ce qui reste du mouvement syndical journalistique algérien. Il y a eu rachat d'actions. En principe, le débat devait porter sur les conventions collectives, la clause de conscience, la ligne éditoriale, la liberté des journalistes et le rapport au capital. Nous avons lu un communiqué d'un syndicat soutenant El Khabar mais nous n'avons enregistré aucun souci professionnel par rapport au débat lié au métier de journaliste. Comment expliquez-vous l'absence de ces trois acteurs du débat ? La négation de ces trois parties résume d'une manière claire la nature opaque du système politique et économique de ce pays. Elle démontre aussi la nature propagandiste du système médiatique algérien. Nous sommes en plein opération de production de faux débats. On assiste à une division entre les uns qui défendent et soutiennent le ministère de la Communication et qui sont dans la propagande et d'autres entreprises médiatiques qui utilisent cette opération de rachat pour monter une grande opération de propagande contre Issad Rebrab, Hamid Grine, X et Y. Dans cette affaire, la plus grande victime est le citoyen et son droit à une information professionnelle, équitable et qui n'insulte pas son intelligence. Est-ce que ce rachat ne pose pas tout de même le problème de concentration de médias et ne constitue pas donc un réel danger sur la liberté de la presse ? Cela m'amène à poser d'autres questions. Y-a-t-il aujourd'hui une volonté d'instaurer un système médiatique transparent, construit sur le respect des lois et de l'éthique journalistique, basé sur un modèle économique rationnel ? Y-a-t-il une volonté d'instaurer un système qui fera définitivement la rupture avec la propagande opaque entretenue par le non-respect des lois, par la violation de l'éthique journalistique et basé sur un modèle économique rentier ? Est-ce que le pouvoir actuel a cette volonté ? Est-ce qu'il en a les capacités pour le faire ? Est-ce qu'il en a la crédibilité pour l'instaurer ? En fait, on ne peut pas construire un tel projet sans avoir résolu la nature opaque du système politique et économique. On ne peut pas non plus aller vers un système médiatique professionnel sans passer par la consolidation d'une corporation journalistique qui défendra le métier des pressions, de toutes les pressions du pouvoir exécutif, de la barbarie du capital et du capitalisme comprador. Comment ces entreprises médiatiques ont pu se retrouver dans une situation économique aussi fragile ? Depuis 1990 jusqu'à aujourd'hui, il y a un très grand problème dans le secteur. Ce sont les aides de l'Etat à tous les titres de la presse dont El Khabar par exemple. Cette volonté de construire un système médiatique transparent doit commencer par la publication des chiffres liés aux aides de l'Etat octroyés aux différents titres de la presse algérienne de 1990 jusqu'à aujourd'hui. Le citoyen a le droit de regard sur les dépenses publiques. Le citoyen a le droit de savoir qui a pris quoi comme aide, dans quelle conjoncture et pour quel cahier de charges. Le citoyen a le droit de savoir combien de milliards ou de dizaines de milliards de dinars ont été octroyés aux différents titres de la presse algérienne entre placards publicitaires juteux de l'Anep et effacement de dettes par des imprimeries publiques sans parler des aides qui existent toujours pour des dizaines de titres. Le citoyen a le droit aussi de demander des comptes. Sur ce plan, ce citoyen va découvrir que tous les titres de la presse écrite algérienne, sans aucune exception, ont bénéficié des aides de l'Etat. La publication de ces chiffres va nous donner une idée sur la relation étroite entre les éditeurs de presse et les différents réseaux qui constituent le pouvoir algérien. Il va aussi comprendre pourquoi les éditeurs de presse se sont enrichis, pourquoi des journalistes se sont appauvris et pourquoi les entreprises médiatiques sont-elles aussi fragiles économiquement pour devoir, après avoir bénéficié pendant des années des aides de l'Etat, faire alliance avec le capitalisme comprador.