https://www.radiom.info/ Salah Badis Les mères de disparus lors du 43ème vendredi du Hirak – Ph@Ahmed B. Otsmane Par hasard … J'ai reçu le lien d'une vidéo où l'on voit une jeune femme parler de son père emprisonné depuis les années 1990. « Prisonniers des années 90 », c'est un sujet que beaucoup de jeunes de ma génération ont découvert avec le mouvement populaire. Pour moi, les choses n'étaient pas claires. J'ai juste entendu, il y a quelques années, que le fils d'une famille vivant dans le quartier de ma grand-mère était sorti de prison et qu'il y était entré adolescent sous l'accusation d'appartenance à un groupe islamiste. On a dit qu'il avait passé près de 20 ans la-bas. Je n'ai pas cherché à comprendre ou peut-être que cela dépassait ma capacité de compréhension. Le plus souvent je classais cela dans mon subconscient, comme des choses qui font partie des conséquences de la guerre des années 1990. Beaucoup de choses arrivent durant les guerres, n'est ce pas?. Mais après le Hirak, les Algériens sont sortis à nouveau au soleil, nous avons vu tout ce qui est occulté, tout ceux que la société a oublié délibérément et rejeté dans l'ombre … les mères des disparus … les familles des prisonniers … les invalides de la lutte contre le terrorisme … et d'autres, tout ceux qui vivaient en purgatoire, entre ciel et enfer. Ces mots qui viennent de loin J'ai commencé à visionner la vidéo qui portait la mention: « Regarde la fille du prisonnier, Rahmouni Mustapha, qui a fait pleurer tout le monde par son témoignage". Je me suis demandé pourquoi cet homme a-t-il été emprisonné? Etait-il membre du Front islamique du salut? Que s'est-il passé? Dès le début de la vidéo qui dure 10 minutes, à partir de la 2ème minute, je ressentais un malaise. Il y avait quelque chose de dérangeant dans la vidéo. Les mots de la jeune femme, son témoignage, sa voix, ces mots qui viennent de loin. De l'inconscient, de cet endroit où l'on rejette ce que nous n'aimons pas et, aussi, ce qui nous fait mal. Je suis allé sur ma page Facebook pour voir si un ami – virtuel – a partagé la vidéo. J'ai visité la page de celui qui a partagé la vidéo et j'y ai trouvé des photos de prisonniers … les anciens et les nouveaux, les prisonniers des années 1990 et les prisonniers du Hirak. La voix de la jeune femme est restée dans ma tête, j'ai relu une fois de plus le nom de son paternel. Soudain, l'image m'est revenue à l'esprit. Une adolescente brune, entre 12 à 14 ans, portant un voile jaune (couleur moutarde), qui mange des chips dans la cour du collège. Un sourire ou un rire, un appareil de régulation dentaire (je ne suis pas certain). J'ai recherché une nouvelle fois le nom de son père sur Facebook et je suis tombé sur la même vidéo, publiée par un autre compte, disant que le nom de la jeune femme était Ikram et que son père est de la ville de Réghaïa. Je reviens à la vidéo, j'entends sa voix, j'observe les hommes présents, des vieux avec leur barbe blanche, dos courbés, leurs pleurs étouffés sont perceptibles. Elle raconte comment son père l'a quittée alors qu'elle avait 9 mois, sa sœur aînée 4 ans; et que sa mère avait 25 ans quand son mari a été emprisonné. 25 ans, trois filles. L'odeur du père Ikram n'a jamais connu l'odeur du père. Quand elle a enlacé son père pour la première fois, elle l'a découverte cette odeur, comme quelqu'un dont les yeux voient les couleurs pour la première fois. Ikram Rahmouni, oui, je me souviens très bien de ce nom. Nous étions des condisciples durant les quatre années passées au collège d'enseignement moyen (CEM) de Réghaïa (à l'est d'Alger). Nous n'étions pas des proches, mais nous nous connaissions car nous étions dans la même classe. Et voilà qu'Ikram m'apparaît dans une vidéo, elle est devenue une femme. J'apprends par hasard que son père est emprisonné depuis 1994, condamné à mort par une cour spéciale, selon un article du journal en ligne "Oumma. Une peine qui n'a pas été exécutée, pour lui et pour d'autres prisonniers. (Selon ce que j'ai lu, la dernière fois qu'une peine de mort a été exécutée remonte à 1993). En quelques instants, j'ai revécu des années de mon adolescence. J'entends les mots d'Ikram dans la vidéo. J'entends sa détermination dans ses paroles et sa voix, j'observe ceux qui s'effondrent dans la salle, larmes et douleurs. Je me souviens de toutes les années passées au CEM. Je les revis en regardant la vidéo, je l'entends dire, père; j'essaie – en vain – de me rappeler une situation où Ikram s'est mise en colère en classe ou durant la période de nos études; ou si elle était attristée à l'évocation de choses comme la fête des pères ou lors de toute mention des pères. Rien, walou, je ne me souviens de rien, et je ne pense pas que le garçon que j'étais aurait fait attention à une chose pareille; elle, par contre, j'imagine qu'elle était attentive à tout. Connaître la géographie avec les prisons Elle a vécu, depuis sa prise de conscience du monde, avec ce fardeau sur le dos. Fille de prisonnier. Elle connaissait l'histoire des années 90, sur lesquelles, nous, ses condisciples, nous-nous ferons notre avis bien plus tard, une fois plus grand. Un avis parcellaire et partisan, semblable à celui de nos parents et de leur mémoire. Certains parmi nous vont se retourner contre les parents, comme ce fut le cas d'une amie dont les parents réduisaient les années 90 à une guerre contre le terrorisme seulement, avec des bons et des méchants… Quand elle est partie en France pour des études en sciences humaines, elle a étudié l'histoire et a tenté de se faire sa propre opinion… Elle est parvenue à une conclusion différente de ce que lui racontaient ses parents. Quand elle lui a fait part de son avis les années 90 et sur ce qui est arrivé… son père en a été choqué et l'a boudée pendant des jours. Ikram, mon ancienne camarade de classe à l'école, a connu la géographie de son pays à travers ses visites aux différentes prisons où son père a été détenu, lors des voyages de l'hiver et de l'été; Ikram a été empêchée de faire entrer des photos de son neveu pour que son père puisse les voir. Elle a été empêchée également d'amener le couffin à son père car il était un condamné à mort. A chaque fois que sa famille s'habituait à l'itinéraire d'une prison… la prison changeait. Une presse engluée dans la boue Je me suis demandé pourquoi la presse ne parle pas de ceux-là? Pourquoi la presse ne couvre-t-elle pas ces histoires? Où est la neutralité? Pourquoi la presse née dans la matrice des années 1990 ne rapporte-t-elle pas ces histoires en laissant l'opinion et les tribunaux juger… La presse est censée rapporter… Mais la presse est sur une autre rive, engluée dans la boue, incapable de s'en extirper. Et pourquoi les gens ne partagent-ils pas plus largement ces vidéos et photos? Les photos et vidéos des familles de victimes, de disparus et de détenus? Est-ce parce qu'elles ne sont pas belles, comme ces images colorées du Hirak qui nous ont rappelé que ce peuple pouvait également être beau? Quelle est donc cette dictature de l'image? J'ai vu beaucoup de citoyens se réjouir du «changement» des dirigeants des années 1990. Ils disent que ceux qui ont planifié les années 90 sont en prison ou bien ont été éjectés du pouvoir… Oui tout le monde est contre le bourreau (mais y a-t-il un seul bourreau?), mais qui est avec la victime? Etrange le monde des années 90, certains n'en connaissent rien, d'autres en vivent sa détresse et sa tristesse au quotidien. Certains y ont perdu leurs pères. C'est le cas de notre ancien condisciple – dans la même classe-, S.M, qui a perdu son père, un militaire, dans les montagnes de Sétif. Ou bien le professeur Tahar – du même collège où il était en charge du laboratoire – dont le père a été égorgé sous ses yeux. Et moi – peut-être le plus chanceux de tous – dont un parent, un jeune militaire qui rendait visite à sa famille a été enlevé sous les yeux de sa mère et qui n'est plus jamais réapparu. Et tant d'autres, dans nos collèges et dans toutes les villes du pays… Devrais-je être reconnaissant du fait qu'en dépit de tout ce qui s'est passé nous avons pu étudier dans une même classe, prendre le même train et vivre dans le même voisinage sans que l'on s'entretue et que l'on se venge? Ou bien devrais-je regretter le fait que nous vivons seuls, chacun dans sa peine, avec son oppression et sa détresse, séparé des autres et oubliant leurs histoires? 25 ans… un temps infini d'injustice et de souffrance Les années 90 ont toujours été là mais «la blessure devait être refermée», c'est ce que disent certains et peu importe comme elle est refermée… L'essentiel est qu'elle soit fermée, même si elle s'infecte et reste purulente… Bouteflika est venu, Bouteflika est parti, quelques lois et quelques discours, mais rien n'a changé. Ni pour les enfants des victimes, ni pour les mères des disparus, ni pour les enfants des prisonniers des tribunaux spéciaux. Ikram dit que durant le Hirak populaire, ils ont entendu dire à plusieurs reprises que ces prisonniers allaient être libérés. Ils ont attaché l'espérance au désespoir, mais rien. Quelqu'un pourrait dire pour fermer la voie aux interrogations (et en vérité nous ne faisons que bloquer la voie entre nous sur les questions des années 90 ou de la guerre civile comme je l'appelle alors que beaucoup refusent cette dénomination): qu'en est-il de ceux qui ont perdu leurs parents et qui ne les connaissent pas du tout? Je dis, et je ne suis ni juge, ni celui qui décide de la vie et la mort, qu'ils sont également des victimes. Ils sont également la chair de ce peuple, eux aussi caressent de leurs doigts de vieilles images usées des visages de pères absents. Je m'appelle Salah, j'ai 25 ans. C'est l'âge aussi de mon ancienne condisciple Ikram Rahmouni. C'est aussi – presque – le nombre d'années d'emprisonnement de son père condamné à mort. C'est aussi – presque – la moitié de l'âge d'indépendance de ce pays appelé l'Algérie … Et malgré cela, durant ces quelques années, il y en a qui ont vécu un temps infini d'injustice et de souffrance. Traduit par la rédaction – Article original