Œuvre de propagande, de divertissement exotique, quand ce n'est pas un mélange des deux, le cinéma français de la période coloniale a propagé de nombreux mythes, préjugés, stéréotypes et clichés usés jusqu'à la corde. Ce faux-monnayeur en images a eu une vision hémiplégique de l'histoire, de l'Algérie et des Algériens. Ali Aid recadre toutes les «réalités perverties», offrant au lecteur un travail fouillé de décodage et de mise à nu de «la divine perfidie du cinématographe». Son important ouvrage L'Algérie dans le jeu du cinéma français, 1897-1962, paru aux éditions Enag, vient opportunément rappeler à quel point les images méritent d'être objets d'étude. Le travail réalisé répond d'ailleurs à un besoin : «combler un vide en la matière car peu d'ouvrages sont consacrés aux bandes, aux actualités et aux fictions réalisées sur l'Algérie depuis 1897» (quatrième de couverture). Le livre est un arrêt sur images, un travail pointu de commentaires d'images, à la fois analytique et critique. C'est une grille de lecture utile, envisagée dans une perspective didactique et pédagogique, et qui aide à comprendre pourquoi et comment le cinéma «adopte et accompagne les stratégies coloniales tout au long de son évolution», contribuant ainsi «à entériner fortement les mensonges institutionnels». Grâce à quoi, le lecteur pourra aisément faire le lien avec un certain nombre de représentations qui perdurent, aujourd'hui encore, tant au niveau de l'image que de l'imaginaire français. Outre la diversité et la richesse du corpus étudié (fictions, documentaires, actualités, publicités) et un large panorama de films s'étalant sur une soixantaine d'années, l'ouvrage recadre chaque titre dans son contexte (historique, politique, économique, militaire...). La relative évolution du message colonial, lorsqu'il s'agit de s'adapter à des événements importants, est également mise en interaction. D'entrée, l'auteur souligne que, en Algérie sous domination coloniale «les premiers petits films ne sont pas aussi muets que l'art qui les porte. Leur construction instruit les priorités et les intérêts de la conquête». Plus encore, «le contexte ouvre les portes aux fantasmes et les fenêtres à la bêtise». Pour rappel, le cinéma est né en 1895 avec les films expérimentaux des frères Lumières. En 1896, l'opérateur Alexandre Promio est le premier cinéaste à tourner quelques bobines en Algérie. Il est suivi par Georges Méliès en 1897 : «En toute âme et conscience et suivant libre à toute épreuve, Georges Méliès offre au public Vente d'esclave au harem en 1897. Ainsi, la première allusion filmée au colonisé puise ses illusions dans la féerie. Le magicien fait de la vente d'esclaves sur 20 mètres de pellicules un travail artistique. La pétulante fantaisie reconnue à ce pionnier du spectacle cinématographique se poursuit avec Le musulman rigolo...» Après les peintres orientalistes, les cinéastes commencent à découvrir l'Algérie. Ils sont séduits par ses grands espaces, ses décors naturels, sa luminosité et son... «exotisme». En vertu de cet exotisme de pacotille, «l'autochtone, être inférieur» ne se verra accorder nulle place dans les productions cinématographiques. Parce que, dès le départ, le cinéma français «se fait l'écho de la conquête et de la colonisation». La technique, elle, a vite évolué : «Dès 1905, Charles Pathé fait passer le cinéma de l'artisanat à l'ère industrielle.» Arme de conquête et puissant vecteur de stéréotypes, le cinéma fait alors augmenter en proportions «l'étrange mythe construit autour du colonisé». Celui-ci (le colonisé) est de plus en plus «offert comme un spectacle. Une caricature qui caresse le public dans le sens du poil. Vu sous cet angle, l'autochtone procure aux voyeurs infantilisés une double jouissance : rire et réconfort». Pour le public (les Européens à qui sont destinées les projections), le cinéma joue parfaitement son «rôle de miroir déformant des réalités visibles et de traducteur des desseins colonialistes». Les codes de représentation imposés sont simples et facilement assimilables par le public européen. Il paraît donc évident que les autochtones soient réduits «à de fugitives ombres clownesques» et servent de faire-valoir. Cette vaste fumisterie va durer jusqu'en 1962. Ali Aid fait remarquer que «de 1911 à 1962, ils (les cinéastes) tournent une centaine de films environ en Algérie. Aucun d'eux ne filme le pays tel qu'il est. Et surtout pas tel qu'il se doit de l'être. Les plus audacieux le situent en transparence. Sur l'ensemble des ,films couvrant cette période, une cinquantaine de productions sont des adaptations de romans, de pièces de théâtre, de drames et de biographies». Les premiers grands films de fiction commencent à être tournés à partir des années 1920. En 1929-1930, quand le cinéma est devenu parlant, d'autres sujets sont abordés mais toujours mêlés d'exotisme. Le langage de vérité et de réalisme reste absent, alors que les cinéastes ont quitté les studios, en 1911, pour tourner dans des décors naturels : «Les cinéastes en quête de beauté, tributaires dans l'ensemble du théâtre et des truismes, continuent d'exploiter et de parfaire à leur goût les sujets surannés.» Tout comme le théâtre, le cinéma reste un important vecteur de l'idéologie coloniale, un outil de manipulation qui sert à justifier et à légitimer la conquête. D'où le recours à des images «toxiques», des images «où l'éclat colonial et la noblesse du conquérant dominent». Exemple d'images caricaturales, «ces Moukers sorties des cartes postales made in France sont montrées disponibles et prêtes à s'encanailler avec les grands, beaux, forts et vaillants guerriers d'Un de la légion (1936). Des danseuses se déhanchent à ravir dans Le marchand de sable (1931)». L'auteur passe le cinéma (dit colonial) au crible. Poursuivant son analyse critique, il note une sorte de fondu enchaîné, comme un intermède en trompe-l'œil : l'image de l'Algérien colonisé serait-elle devenue «presque positive» lors de la Grande Guerre (1914-1918) ? Alors que «l'armée s'empare du nouvel outil» (le cinéma) en 1915, il devient difficile d'exclure entièrement les autochtones des films, car mobilisés en vertu du service militaire obligatoire depuis 1912. Néanmoins, «la duplicité prend le relais» et, souligne l'auteur, «l'effort se borne à un lifting très partiel et partial». La parenthèse des «bons» stéréotypes vite fermée, l'exotisme couleur locale reprend ses droits. Les espaces algériens, notamment le Sahara, «deviennent l'eldorado des cinéastes, une sorte d'Arizona où le palmier tient lieu de cactus et où l'Algérien s'apparente à l'Indien. La récupération de ces éléments d'inspiration hollywoodienne n'est pas un simple mimétisme. Les êtres, les villes et les régions sont tous filmés selon cette vision. Le fossé creusé sert ainsi de ligne de démarcation, d'espace de division pour disqualifier l'autochtone». Par exemple, en 1921, Jacques Feyder tourne la première version de L'Atlantide dans la région de Touggourt (un film à grand spectacle et qui fut un succès triomphal). «L'Atlantide ne dépasse pas les limites du contexte et de l'histoire à l'origine de sa mise en scène. Les qualités lumineuses, l'asservissement du noir et blanc, le choix des lieux, tout avalise l'expansionnisme (...). L'Atlantide plantée dans le Sahara ne relève plus d'un quelconque mirage, elle répond à la thèse soutenue par le géographe Berioz en 1874. Sous prétexte de désigner l‘Atlantide comme berceau de la civilisation, il inscrit sa localisation dans la justification de la colonisation de l'Afrique du Nord», commente Ali Aid. Il en est de même pour La soif des hommes (Serge de Poligny, 1949), où le Sahara et ses villes «sont filmés comme supports ; les images servent d'amorce à l'évasion et d'invitation au peuplement : l'espace conquis est profitable au colonisateur». Espace privilégié d'évasion/invasion (six), «le Sahara sied aux objectifs et aux récits». Dans cette étude fouillée, Ali Aid revient sur deux autres films qui ont servi la propagande et illustré l'œuvre coloniale : La traversée du Sahara en autochenilles (1923) et Croisière noire (1924), deux films réalisés par Paul Castelnau et qui montrent deux expéditions «montées sous forme d'opérations publicitaires». Dans cette traversée du Sahara par les autochenilles, «les images de leur progression mettent en relief des postes militaires et dessinent ainsi la stratégie coloniale au Sahara». Dans les chapitres suivants, l'auteur décortique minutieusement les stéréotypes omniprésents dans chaque film, le regard que portent les cinéastes français sur l'Algérie et les Algériens, les techniques cinématographiques utilisées, les codes de représentation... Il déconstruit les mythes, les poncifs, les incohérences, la sclérose du jeu de ce cinéma dont l'idéologie consiste tout simplement à faire l'apologie de la puissance coloniale. Le jeu malsain avait repris de plus belle après 1920 : «Les cinéastes ne tournent pas, ils détournent. L'exotisme les confine dans l'abus». Tandis que Sarati le terrible (film de Louis Mercanton et René Hervil, 1922) loue la supériorité du colonisateur, les colonisés «sont croqués passifs acceptant sans réaction la colonisation ‘‘bienfaitrice''» dans des films comme L'ombre du harem (Léon Mathot et André Liabel, 1928), La symphonie pathétique (Henri Etiévant, 1928), Belles de nuit (René Clair, 1952)... «L'Algérien en tant qu'être n'intéresse pas les cinéastes de la colonisation. L'important est en ce qu'il représente : la peur. Et dans ce que la manière dont il est filmé provoque : le rejet», souligne l'auteur. La raison de cette manière de voir est simple : la «peur de perdre le statut mal acquis maintient la négation de l'autre en éveil». Miroir déformant, grossissant. Miroir aux alouettes. Dans le domaine du cinéma aussi, «la France tente d'absorber l'Algérie en substituant son histoire à la sienne», en exagérant «le pittoresque colonial bichonné» et en recourant «aux manœuvres les plus éculées de l'imagerie diffusée par l'écrit et l'iconographie propagandistes». Des films sont, à ce sujet, très «parlants» quant à cet inversement des rôles : Tartarin de Tarascon (Raymond Bernard, 1934), Pépé le Moko (Julien Duvivier, 1936), L'Occident (Henri Fescourt, 1938)... Les Algériennes, elles, subissent l'œil voyeur de la caméra qui suit leurs mouvements de pantins. Visages voilés, âmes closes, les cinéastes les revêtent d'un «tissu fané où se mêlent exotisme, érotisme, fantasme et chauvinisme». Avec cette autre précision toutefois : «Les qualificatifs ‘‘Visages voilés et âmes closes'' encore de rigueur ne sont ni improvisés ni liés au moment. Ils répondent à l'obscurantisme sous-jacent à ‘‘l'Unité de la Grande France''. Et qu'à une once près, les nostalgiques masquent aujourd'hui sous l'appellation contrôlée de ‘‘préférence nationale''.» Des films qui font l'apologie des préjugés de race, de culture, de société... La brutalité de l'armée ? Elle est traduite «par des scènes où la bravoure filmée en acte de foi danse sur l'écho de sa propre représentation». Car il s'agit bien de «redonner à l'armée l'image héroïque qui lui fait défaut», notamment à travers les films dits «de légionnaires». Durant la période de l'entre-deux-guerres, «le septième art, aveuglé par le contre-jour qui scintille devant son objectif, ne remarque même pas les luttes anticolonialistes qui se déroulent sous ses lorgnettes». Les cinéastes laudateurs, animés de la même vieille idéologie raciste, ont la même vision hémiplégique de l'histoire et continuent de porter un regard torve sur l'Algérie et les Algériens. L'œil borgne de la caméra ne voit pas les autochtones, «l'autochtone est un cliché malveillant, indéfini ou absent». Ah ! la supériorité européenne sur un peuple d'attardés et vivant dans les ténèbres. «Les Européens sont là pour les débloquer. Le cinéma gonfle cette vue dès le début.» Ali Aid détaille par quels moyens et artifices «le cinéma s'emploie à faire valoir l'idée de colonisation civilisatrice avec tous les wagons attachés à sa locomotive». Entre autres wagons, l'assimilation du discours colonial par les enfants à travers «l'école indigène», l'assistance médicale, «le transfert des techniques au profit de la colonisation et les bienfaits de la modernité», le «dépouillement religieux du colonisé et de son espace», etc. En plus d'afficher «leur contribution au bien-être du système» (colonial), les cinéastes «s'inscrivent tous dans ce que Livingstone appelle les trois ‘‘C'' : christianisme, commerce, civilisation». Ils s'inscrivent tout aussi naturellement dans la politique colonialiste de peuplement, l'Algérie pouvant s'avérer un excellent débouché pour les Français en difficulté et ambitionnant de réussir : L'Aventurier, L'Appel du bled, Le Prince Jean, Le Bled de Jean Renoir (1929)... Et cela durera jusqu'en 1962, étant entendu que «ce cinéma trompeur et bien trompé rince ses pellicules et accompagne le colonialisme bien au-delà de son soupir final». Après les massacres du 8 mai 1945 et alors que les évènements finiront par s'accélérer, «le cinéma préfère une fois de plus les histoires à l'Histoire». Des histoires à l'eau de rose. Seuls quelques cinéastes courageux oseront évoquer ou filmer la guerre d'Algérie. A leurs risques et périls. Cécil Décujis passe deux ans en prison pour son reportage Les Réfugiés (1957), René Vautier est menacé par les militaires mais il réussit à monter le film Algérie en flammes. Ali Aid revient longuement sur ce «cinéma différent», sur la guerre d'Algérie et la guerre des images, sur la torture (cet «enfer nié»). Une filmographie des films sur l'Algérie et une riche bibliographie ajoutent à la valeur documentaire de cet important travail de recherche. Hocine Tamou Ali Aid, L'Algérie dans le jeu du cinéma français, 1897-1962, éditions EN, Alger 2017, 264 pages