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OUAFA BENSAÂDA, Psychologue Psychothérapeute, exerçant à Annaba, au Soirmagazine: «Rajouter de l'interdit n'est absolument pas la solution pour endiguer el harga» L'entretien de la semaine
Psychologue psychothérapeute installée à Annaba, Ouafa Bensaâda exerce en cabinet depuis 6 ans. Après des études supérieures à l'Université de Paris-Diderot, elle a exercé en région parisienne dans une structure d'aide aux personnes en détresse psychique et également à l'aide sociale à l'enfance. De retour en Algérie, pendant quelques années, et parallèlement à son travail, elle a exercé comme formatrice bénévole dans une association d'écoute et de soutien psychologique, notamment aux femmes victimes de violences. Son expérience dans l'humanitaire, son parcours universitaire (elle prépare un doctorat sur l'immigration clandestine) et professionnel lui ont permis de répondre aux problématiques liées à el harga. Dans cet entretien, elle jette un regard critique sur l'appellation de ce phénomène et donne son avis sur l'impact de la fetwa rendant illicite ce fait. Soirmagazine : La harga n'est pas un fait nouveau ; pourtant, il fait toujours l'actualité... Ouafa bensaâda : C'est un sujet sensible qui est toujours d'actualité et qui suscite beaucoup de débat car une jeunesse qui se jette à la mer et à la mort ne peut laisser indifférent. Qu'on le veuille ou non, el harga est une forme de passage à l'acte, un peu comme un suicide. Lorsqu'un jeune de 16 ans ne voit de solution que dans el harga et qu'il considère que «sa vie a moins de valeur que sa mort», cela suscite forcément l'émoi, surtout vu l'ampleur du phénomène. C'est aussi intéressant de revenir sur la signification primaire du mot el harga. C'est de l'arabe dialectal dont la racine renvoie littéralement au verbe brûler, brûler les frontières, brûler les lois, dans le sens de braver l'interdit. C'est un phénomène qui a commencé à la fin de la décennie noire, dans les années 2000, il exprime à la fois une révolte et un mal-être profond. La question qui se pose est pourquoi des jeunes sont prêts à tout, même à mettre leur vie en danger pour quitter le pays. Il est surprenant de constater que même pendant la décennie noire, il n'y pas eu d'émigration clandestine de cette ampleur. Quelle est la cause, selon vous, de la harga ? Il n'y a pas une seule et unique cause. Il est clair que la situation économique, sociale et politique constitue une cause non négligeable de la genèse de ce phénomène, mais il serait réducteur de penser qu'elle explique tout. L'interdit, la difficulté, voire l'impossibilité pour certains jeunes d'obtenir un visa entretiennent le mythe construit autour de l'Europe et toute l'idéalisation que cela peut engendrer. La mondialisation, la libre circulation des marchandises, l'évolution des moyens de communication sont en porte-à-faux avec la fermeture des frontières et le durcissement des conditions de mobilité et créent un sentiment d'enfermement, d'injustice et de frustration chez nos jeunes. L'idée même d'être enfermé, à la merci des donneurs de visas, est pour beaucoup un sentiment insupportable. Jusqu'aux années 1980, les jeunes étaient plus libres. Ils pouvaient se déplacer, voyager, partir et revenir. Empêcher les personnes de se déplacer comme elles l'entendent, réduire leur mobilité ne fait qu'aggraver les conditions d'émigration et les prises de risques qu'elle comporte. Des milliers d'Européens partent tenter leur chance aux Etats-Unis ou au Canada, et cela ne se transforme pas en drame puisque les conditions d'obtention d'un visa sont beaucoup plus simples et plus souples. Il y a réellement deux poids deux mesures dans la considération des mouvements migratoires. La mobilité des Occidentaux est appelée expatriation, celle des populations des pays en voie de développement émigration. Il s'agit, en général, d'un mouvement du Sud vers le Nord. Il y a une réelle injustice même dans le traitement médiatique de ces questions. Vous avez eu à travailler sur cette question. Sous quel aspect ? Je m'intéresse à la question de l'exil des Algériens en France et à ses particularités d'un point de vue socio-psychologique et à la question d'el harga en particulier. Il y a actuellement très peu de données empiriques sur les causes d'un tel exode. Bien sûr, on peut trouver des chiffres çà et là sur l'exode des compétences, la fuite des cerveaux vers la France, mais connaît-on les véritables motivations ? Les avis sur le sujet sont généralement politiques ou idéologiques. Il y a plusieurs niveaux de compréhension de ce phénomène. Bien sûr, il y a les conditions économiques, le chômage, la marginalisation, la difficulté à construire un foyer, avoir une situation stable, qui pèsent dans la décision de partir, de quitter le pays. Ce qui m'intéresse, c'est de comprendre ce qui, au-delà des conditions économiques et sociales, pousse à un tel exode. Comprendre les raisons internes, c'est-à-dire les raisons familiales, les liens, ce qui est transmis entre les générations. Comment tout cela impacte la décision de partir. Parce que, souvent, à conditions économiques identiques, certains partent et d'autres non. Il y a donc des raisons autres. Et c'est précisément ces raisons qui m'intéressent. C'est-à-dire le parcours personnel de chacun et ce qui a déclenché son départ et el harga en particulier, car elle présente une réelle prise de risque, une mise en danger. Beaucoup de jeunes qui émigrent se sentent déjà très exclus dans leur société, marginalisés. Il y a un manque de reconnaissance au sein même de l'entourage proche. Je pense qu'el harga est, dans une certaine mesure, une quête de reconnaissance d'un statut, une façon d'exister. Pour beaucoup de jeunes que j'ai rencontrés, c'est une façon de devenir un homme, un adulte, de s'affranchir des liens familiaux. De voler de ses propres ailes. Quel est l'état psychologique d'une personne prête à mourir pour quitter son pays ? Je ne pense pas qu'on puisse généraliser, ce serait mettre tout le monde dans le même sac. L'état psychologique diffère d'une personne à une autre, ce qui est récurrent, en revanche, c'est un mal-être profond et un sentiment d'enfermement et de marginalisation qui semble ne plus laisser d'autre choix que de se jeter à la mer ou partir à n'importe quel prix, parfois dans des conditions dramatiques. Dans bien des cas, comme on peut le lire dans les témoignages, il s'agit de jeunes des fois encore mineurs désemparés avec des soucis familiaux, des difficultés à trouver leur place en tant qu'adulte. L'instabilité, les conflits, la perte de repères, la difficulté à accéder à une indépendance, mais surtout, je pense, la perte d'espoir caractérisent nombre d'entre eux. Comment est psychologiquement celui qui se lance dans cette aventure, ainsi que sa famille ? Cela dépend de l'expérience de chacun. Certains harraga ont eu des expériences traumatisantes en mer ou autre et en sont revenus avec des séquelles terribles. Il y a des témoignages dans ce sens, un jeune harrag avec qui je m'étais entretenue il y quelques années s'était perdu en mer pendant plusieurs jours et en était revenu complètement désorienté, angoissé, voire traumatisé. D'autres ont eu la chance de s'en sortir sans trop de dégâts quand l'expérience est réussie. Mais beaucoup tombent de haut, une fois arrivés en Europe. Le rêve s'écroule d'une certaine façon. Les camps de vie là-bas ne sont pas comme dans leur imaginaire. Ce n'est pas comme dans les publicités. L'épreuve de la réalité peut avoir un effet dramatique. Il faut savoir qu'il y a une forte idéalisation de la part des jeunes de ce que peut être la vie en France et en Europe de façon générale, la réalité est souvent autre. Pensez-vous que la dernière fatwa sur el harga aura un impact dissuasif ? Je pense que quelqu'un qui est prêt à mettre sa vie en jeu n'a plus rien à perdre, ce n'est pas une fetwa qui va l'en dissuader. Rajouter de l'interdit n'est absolument pas la solution. Il faudrait redonner de l'espoir, des objectifs à atteindre, remettre du sens. Je pense qu'il y a une véritable perte de sens et de repères pour beaucoup d'Algériens qui rêvent d'une vie meilleure ailleurs et à n'importe quel prix. Un dernier mot... Je pense qu'il y a beaucoup à faire pour contrer ce phénomène. L'émigration clandestine ou el harga est une réelle tragédie qui s'inscrit dans un contexte mondial d'inégalités. Cela mérite de véritables débats et une prise en compte des causes réelles et multiples d'un tel exode. Le durcissement des conditions d'obtention des visas aggrave la situation et accentue cette idéalisation qu'ont les jeunes de l'Europe. Leur permettre une plus grande mobilité, redonner des repères, de l'ambition serait un premier pas pour redonner de l'espoir à cette jeunesse qui l'a perdu.