«Et jusqu'à preuve du contraire, la femme n'a jamais perdu, depuis la nuit des temps. Elle n'a fait que gagner. Mais ce qu'elle gagne, il lui est pris. C'est l'homme qui perd, je veux dire le mâle, depuis que l'espèce humaine existe sur terre.» Ainsi parlait Nadia, la narratrice de cette histoire. Et Nadia de préciser sa pensée : «J'ai horreur des femmes qui prennent les armes. J'exècre qu'on tue, mais j'abomine les femmes qui donnent la mort, ou aident à le faire. Si mort il doit nécessairement y avoir, il faut laisser les hommes s'en charger. C'est dans leur destin, qu'ils ont eux-mêmes écrit. Ce sont des tueurs et les religions, je crois, existent à cause de cela.» Oui, l'homme peut avoir des jambes infatigables. Alors, quand il se met en mouvement, le pas dans la marche est sûr, même s'il trottine en dilettante. L'homme fait des foulées de chasseur attentif, à l'affût d'une proie... Mais, les foulées d'une femme ? Plus qu'une métaphore, le titre du premier roman de Narimane Chentouf donne une première indication sur le déploiement du texte : ce sera, à n'en pas douter, une structure non sans ambiguïté, une structure forcément labyrinthique, celle qui pourra le mieux dire les désordres et les dérives de l'intime ou du réel. Espace textuel de la double errance sentimentale et physique, mais aussi de l'obscur, de l'ambigu et du mystérieux. Balzac disait, à propos des femmes, qu'elles se tiennent «dans cette position équivoque, comme à un carrefour qui mène également au respect, à l'indifférence, à l'étonnement ou à la passion». Sous prétexte de scruter le thème de l'infidélité conjugale, Narimane Chentouf explore singulièrement la condition de la femme, son mal-être, ses désirs, ses amours, ses blessures, ses déceptions, ses rêves, sa résistance, sa résilience. Les foulées troubles — image métaphorique de controverse, voire de défi — attire l'œil comme une enseigne lumineuse. La narration, les développements qui suivent rejoignent le titre du roman. Dès les premières phrases du texte, le lecteur se laisse séduire par une écriture sensuelle, veloutée qui l'invite à transcender sa propre réalité pour passer de l'autre côté du miroir. C'est un voyage dans le métapsychique, dans le fond intime de l'être. Entre réalisme et délire, il s'agit d'aller à la découverte de ce qui trompe et fascine, ce qui fait mal et apaise, ce qui désintègre et recrée. Guérir de l'ambivalence et de la schizophrénie, triompher du désespoir et de la folie, recréer un monde perdu... Mais, à quel prix ? Le roman est structuré en six parties où la narratrice, Nadia, use du je, parle à la première personne dans son récit. Avant cela, une sorte de chapitre d'ouverture présente de façon originale les principaux protagonistes de cette histoire, dont Amina qui fait une entrée en scène remarquée. «De loin, on ne risque pas de la remarquer. Tellement réservée, Amina, habillée sobre, ample et long, jusqu'aux chevilles, où on ne soupçonne pas la forme athlétique de son corps. Ni le parfum de lavande qui en émane et qui met en valeur une personnalité de femme affranchie, allant à l'essentiel.» Ainsi commence le roman, avec cette manière d'écrire juste, précise, méthodique, mais non sans subtilité et raffinement. Dans cette partie introductive, l'auteure présente les acteurs d'une tragédie aux mécanismes vaudevillesques, c'est-à-dire fertile en intrigues et rebondissements. Chacun, ici, étant appelé à être le héros de son propre drame, Narimane Chentouf a naturellement regardé en elle-même et autour d'elle pour rendre ses personnages crédibles et attachants, donc pouvant être considérés comme des personnes réelles. La preuve qu'elle les connaît intimement, c'est le mixage pictural entre éléments autobiographiques et création littéraire, deux domaines essentiels qui se partagent l'espace textuel, d'entrée, dans le chapitre introductif. Amina, Nadia, Kamel, Yassine... des êtres en résonance, animés du désir de se prolonger les uns dans les autres, du moins dans de fantasmagoriques projections qui leur font inventer «des vertus imaginaires, construites dans leurs attentes basées sur la somme des frustrations endurées». Amina a du caractère, elle est active. Un personnage fait de chair et de sang et dans tout l'éclat de sa beauté : «Tout est parfait dans son visage, tout y est serein. (...) Mais c'est de sa façon d'être, de ses passions, et de ses manières d'agir dont il est question.» Amina est une femme moderne, équilibrée, bien dans sa tête, «un être de la raison, de l'explication scientifique et de la vérification expérimentale». Cette dame très carrée, au caractère nettement tranché, enseigne les mathématiques et figure parmi les meilleurs chercheurs universitaires dans son domaine. Plutôt discrète et réservée dans son milieu professionnel, elle est passionnée de littérature, dessin et peinture, et elle adore l'exercice physique. «Son intérêt pour l'exercice physique occupait une sérieuse place dans sa vie. Elle y consacrait un bon moment dans la semaine, presque un jour sur deux, entre le tir à l'arc et la course à pied. Le vendredi, elle faisait une récapitulation, le matin tôt pour le jogging et, après la sieste, pour le tir. Elle s'est fait deux amis. Un homme dans le tir à l'arc et une femme, dans le jogging.» La mise en scène kaléidoscopique qui se met en place promet un récit mouvementé. Car «la relation avec le gars, un tireur hors pair, ne dépassait pas le périmètre du centre de tir, malgré, depuis la deuxième semaine de leur rencontre, ses avances presque directes pour une aventure suivie avec elle, tout en la sachant mariée, très attachée à son époux». Dans cette partie introductive écrite à la troisième personne, il apparaît clairement que le thème du roman ne sera pas, par exemple, celui de la difficulté pour une femme et un homme de s'aimer dans une société patriarcale telle que la nôtre. Au contraire, l'échec du couple, déjà patent, laisse entrevoir toutes les défiances et toutes les impostures. Le tireur à l'arc (Eros, nom du dieu grec de l'amour, est représenté par un arc et une flèche) est, en psychanalyse, principe d'action, symbole du désir, dont l'énergie est la libido. Eros, pulsion de vie, est généralement opposé à Thanatos (dieu grec de la mort), ensemble des pulsions de mort. L'échec du couple ? Le partenaire de tir est «un officier supérieur de l'armée, aimable et très cultivé, mordu de chasse et de pêche aussi dont elle a, depuis toujours, soupçonné son appartenance aux services du renseignement». Yassine (c'est son prénom «professionnel») trompait effrontément sa femme, Amina «l'a senti dès leur rencontre». Le dragueur va néanmoins vite sortir de sa vie, car «Yassine était parti en France comme attaché militaire auprès de l'ambassade». Le vendredi, «c'était aussi la rencontre avec Nadia, Nadia Lemak, la partenaire attitrée de la course». Celle-ci est chirurgien-dentiste et elle est mariée à Kamel, «un bel homme, bon vivant, subtil dans les réparties et très soigné dans le port». L'époux de Nadia «tenait en gérance un grand hôtel en bord de mer (...). Il donnait l'impression de former avec sa femme un couple très soudé». C'était aussi trompeur qu'un éclairage de théâtre. Nadia finit par se confier à son amie : on ne peut imaginer plus mauvais ménage que le sien, par faute d'un mari trop volage. Amina, amère, a l'impression que son amie est en train de remuer le couteau dans la plaie : «A chaque fois, elle se rappelait l'infidélité de son pharmacien.» Elles étaient victimes d'un même malheur, à la différence que elle, Amina, «se sentait privilégiée par rapport à la dentiste, parce qu'elle a réussi à vaincre le passé lâche de son époux et prendre le dessus sur le sort». Kamel multipliait les aventures sans lendemain, comme s'il était atteint de boulimie. Son addiction au sexe est telle qu'il trompait sa femme «avec un disgracieuse greffière, qui avait une patte folle». La greffière, justement, Amina l'a vue un jour avec Yassine, le tireur à l'arc... Elle se dit, philosophe, que «cet homme ne la méritait pas et qu'il n'était pas digne, dans le cas où il reviendrait à la charge, qu'elle lui renouvelât la bonne foi de sa relation». Elle se dit aussi que le désir masculin a ses raisons que la raison ne connaît point. La parenthèse fermée, les mois ont passé. «Jusqu'au jour où Amina obtint un stage d'études et de recherche d'une année en France.» Son mari pharmacien, Monsieur Farsi, est content. Entre-temps, elle apprend que Yassine est un ami de Kamel et que celui-ci «a disparu depuis quelques jours, presque au même moment que la femme de Yassine !» C'est Nadia qui la met au courant, l'informant qu'elle aussi connaissait Yassine. Quel chassé-croisé ! Bref, après une énième trahison de son cher pharmacien, Amina se décide à demander le divorce. Puis, un jour, il lui est proposé un travail «dans une équipe qui devait faire des calculs pour l'Agence spatiale européenne de Guyane». Sur place, à Kourou, elle fait une chute, se cognant violemment la tête. Elle se réveille après quelques jours de coma. Las, elle tombe encore d'un vélo et sa tête reçoit un second choc. Elle s'en sort après plus d'un mois de coma, mais sa mémoire est gravement perturbée. Amina souffre d'amnésies au quotidien. Son contrat de travail résilié, elle reste tout de même deux ans en Guyane. Elle en profite pour écrire un livre. «Entre-temps, Monsieur Farsi avait engagé une procédure pour le rapatriement. Mais au retour à Alger de son épouse encore légitime, il succomba d'une crise cardiaque, deux semaines plus tard. Amina s'est mise à terminer son livre, à l'étage de la pharmacie. Nadia venait lui rendre visite régulièrement». C'est la fin du prologue (épilogue ?), mais le lecteur averti se doute bien que tout reste ouvert pour la suite. Le trouble protéiforme qu'il commence à ressentir grandit à mesure qu'Amina la mathématicienne raconte l'histoire de Nadia, à partir de la première partie du roman. Tout se bouscule : le jeu du je (c'est Nadia qui se livre dans son journal intime), le nom des personnages et leur statut social (Nadia est dentiste, Kamel son mari travaille dans une entreprise française ; Amina est une amie d'enfance, architecte, mariée à Yassine, un homme riche et possédant des biens, de vingt ans son aîné). Amina et Yassine ne sont donc pas les deux personnages du prologue, alors que Monsieur Farsi, pharmacien, est l'époux de Madame Farsi, une amie à la mère de Nadia. Justement, Madame Farsi écrit des poèmes et ce sont ces poèmes-là qui rythment le roman, à la fois fil de trame et fil d'Ariane dans le labyrinthe du récit. «Trouver le fil conducteur, saisir le fil de ma vie», comme dirait l'écrivain Georges Duhamel. Histoire d'une vie, d'un échec ? Peut-être bien aussi que les échecs fortifient les caractères bien trempés ? Nadia et Amina sont deux amies que tout oppose : l'éducation, le caractère, le tempérament, la conduite, la façon (différente) de voir les choses de la vie. Amina, fille unique, trop gâtée par ses parents, brûle la chandelle par les deux bouts. Elle multiplie les aventures extraconjugales, aime goûter à ce qui est défendu (la consommation de drogue, par exemple). La quête effrénée du plaisir, dans la marge... Nadia est elle aussi fille unique, mais si sage, patiente et sachant garder les pieds sur terre. Sa force de caractère, son sens du sacrifice et ses autres qualités sont le fruit de l'éducation reçue et des épreuves qu'elle a su surmonter. Pourtant, tout rattache les deux femmes, elles sont aussi complémentaires que le rouge et le vert. En plus de cette solide amitié qui remonte à l'enfance, elles ont beaucoup voyagé ensemble, se confient leurs peines et leurs secrets, notamment en ce qui concerne leurs maris (Kamel et Yassine se connaissent, ils sont amis). Petit à petit, le lecteur pénètre dans une histoire peu banale, compliquée même et dont il ne risque pas de sortir indemne. Surtout que Nadia, humiliée par les frasques de Kamel (Clochette la greffière à patte folle en est l'élément déclenchant), a décidé de se venger et de lui faire porter les cornes à son tour. Et puis, comme par hasard, l'instrument de sa vengeance n'est autre que Yassine. Sauf que, là encore, les choses ne se déroulent pas comme dans le scénario imaginé par Nadia... Oui, le récit est déroutant, et le jeu de la duplicité (l'image du double) peut embrouiller le lecteur. La sombre fantaisie sur «qui est qui ?», le balancement constant entre rêve et réalité, entre délire onirique et déception, le va-et-vient incessant des personnages et leur étrange manège sont cependant à la base d'une intrigue qui crée, chez le lecteur, l'attente impatiente de connaître la vérité. Mais il lui en faudra du temps et de la patience pour que les pièces du puzzle s'ordonnent dans sa tête. Dans le roman, il est difficile de dissiper le brouillard autour de la vie des personnages. Du moins en apparence. L'auteure donne, en effet, de façon régulière, des clés pour déchiffrer l'intrigue et pour percer le secret des personnages les plus captivants ; ainsi en est-il, par exemple, lorsqu'elle joue sur l'intertextualité (les poèmes de Madame Farsi, en italique, sont comme des panneaux de signalisation et d'orientation dans le labyrinthe). Parfois aussi, elle use de «touches de phrases, semblables à des touches de peintre dans une esquisse» (Goncourt) pour donner un peu plus d'éclat aux procédés narratifs de déconstruction-reconstruction du texte. Parmi les éléments architecturaux qui contribuent à l'unité, à l'homogénéité et à l'harmonie du roman : une galerie de portraits morcelés, mais se confondant les uns aux autres et formant un tout ; un retour de mémoire heurté, parfois violent, à l'image de l'âme perturbée des personnages ; les méandres et le poids des non-dits ; la question de la représentation de soi et de l'autre ; les procédés subversifs de transgression et de dédoublement ; la forte polyphonie des voix féminines. L'exercice est d'autant plus remarquable que nous sommes dans le monde de l'absurde, de l'artifice, du leurre, du mensonge et de la mystification. Toutefois, Les foulées troubles n'est pas seulement une histoire de femmes trompées, de cocus honteux, de petites coureuses ou de dragueurs impénitents. L'infidélité conjugale a ses prisons, difficiles à ouvrir. Narimane Chentouf explore ici certains aspects de ce sujet presque tabou, prétexte à une peinture de mœurs, à une étude psychologique (voire psychanalytique) de la société algérienne actuelle et à un travail d'introspection auquel elle invite les lecteurs à participer. En soulignant que tout ne fonctionne pleinement que sous l'impulsion du désir, elle veut dire, tout simplement, que le miracle de l'amour humain est basé sur des choses simples et vraies : «Le seul chemin qu sauve de la désespérance est le petit sentier dans les cœurs» (incipit). A la fin du récit, il est clair que ce n'est pas du tout un roman de l'échec, mais celui de l'espoir frémissant et du désir de vivre (Nadia découvre en Yassine un être profondément humain, un brin noble séducteur et très éloigné du vulgaire dragueur). Une autre leçon de courage et d'altruisme dans un premier roman où l'écriture s'affirme comme un désir et comme une véritable expérience émotionnelle. Hocine Tamou Narimane Chentouf, Les foulées troubles, Necib éditions,Alger 2018, 290 pages.