Par Rabah Saâdoun Remonte en ma mémoire le souvenir du hammam de khalti Baya que j'ai fréquenté durant mon enfance. Dès que j'ai bouclé mes quatre ans, je n'avais plus le droit d'y entrer, et c'est mon père qui prit le relais. Je l'accompagnais au bain réservé aux hommes. Je me rappelle de la salle froide de l'entrée du hammam. De part et d'autre du couloir principal était réservé un lieu où étaient installés des divans confortables et où s'amoncelaient des matelas couverts de tapis aux vives couleurs. Un lieu où le client se déshabillait avant d'entrer dans la salle chaude et où il s'allongeait, se détendait et s'attardait avant de se rhabiller et sortir du bain. Enfant de trois ans, ma mère m'y amenait, mais dès que j'ai grandi, j'ai cessé d'y aller avec elle. C'est mon père qui prit la relève, car l'établissement organisait des séances pour les hommes et d'autres pour les femmes : la matinée était réservée aux femmes, l'après-midi aux hommes. Les femmes méritaient plus d'attention et d'égard, ainsi le lieu était entouré de plus de discrétion : rideau, porte fermée, gardienne... A l'inverse des hommes où la porte restait ouverte. La nuit, le hammam se transformait en «hammam-logeur» pour offrir le gîte aux modestes gens de passage, des voyageurs ou des habitués, comme ces ouvriers aux maigres salaires, ces «étrangers» qui venaient de loin et qui n'avaient pas de famille pour les accueillir. Une fois la grande salle franchie, on trouvait la chambre tiède et intermédiaire (beit el berda), une sorte de sas avant de pénétrer la salle chaude (beit es skhoun) considérée comme le centre du bain, où se trouvait el jaâba (le chaudron) et où se concentrent rdjal el hammam, comme on les appelait, les maîtres invisibles, ces génies des lieux, qui en ont pris possession. Eh oui, hammam khalti Baya offrait un temps hors du temps et un espace de sociabilité : le lieu de la parole et de la confidence. Bien implanté et intégré dans le quartier Souiket du centre-ville de Tissemsilt, c'était un endroit où l'on s'informait sur des faits majeurs, sur des clients, sur des événements en rapport avec la ville. Un lieu de rencontre et de partage avec ceux que l'on rencontrait et que l'on ne connaissait pas. On se rendait au bain avec ce plaisir, ce besoin de se ressourcer, se délasser, se débarrasser de toutes nos impuretés, en quête de bien-être et de liens sociaux, surtout pour la gent féminine. Que de femmes y ont rencontré leurs meilleures amies ! C'était un lieu d'échange de services en sus des produits d'usage offerts (kyassa, fouta...) et des produits destinés à l'hygiène (shampoing, savon, siwak, ghassoul). Je sens encore l'humidité du hammam, je me souviens de la pénombre des lieux de l'allure des baigneurs dénudés. Je me rappelle surtout de ce morceau de tissu qu'on portait autour de la taille avant de pénétrer dans la salle chaude. Eh oui, le port du pagne était recommandé, voire obligatoire, car la pudeur était une composante essentielle de la foi. Au hammam de khalti Baya, les jeunes filles étaient épiées par les marieuses ou les mères qui rêvaient d'une belle-fille parfaite. Il était aussi un moment incontournable pour la mariée et le marié avant la cérémonie du mariage. Et même après la cérémonie pour la jeune mariée qui y était amenée et accompagnée, le lendemain de la nuit de noces, par sa belle-mère. Elle prenait avec elle tout le nécessaire de sa toilette. Une occasion d'exposer une partie de son trousseau : sortie de bain, bijoux, serviettes, tassa, mahbes el hammam (seau en cuivre). On y fête aussi le rituel du 7e jour de la naissance d'un enfant. Mais la toile de fond de ce lieu était incontestablement sa gérante et propriétaire en même temps : khalti Baya. Une femme élancée, imposante, qui possédait une très forte personnalité, active et très serviable. Elle faisait passer le bonheur des autres avant le sien. Je l'admirais beaucoup même si je la craignais un peu, surtout lorsque j'entendais sa voix tonitruante de loin. Elle jouait plusieurs rôles en même temps : conseillère, accoucheuse et même guérisseuse. En effet, quiconque avait un problème de santé venait voir khalti Baya pour bénéficier de sa baraka. D'un simple massage au niveau d'une entorse, d'un mal de ventre ou de tête et c'est le soulagement assuré. Elle était spécialiste de ce qu'on appelait «es sorra» : le nombril. Eh oui, à l'époque, au moindre bobo, on vous disait : «es sorra tahat lak» (ton nombril est «tombé»)... «Vas voir khalti Baya» qui d'un simple massage au niveau de l'avant-bras qu'elle serrait à l'aide d'un mouchoir et le tour était joué ! Beaucoup d'enfants de l'époque ont vu le jour grâce à son assistance ! Sollicitée, elle n'hésitait jamais à se déplacer à la maison d'une femme enceinte qu'elle aidait à accoucher avec des moyens traditionnels... Elle avait une astuce géniale, une habitude dont elle seule avait le secret et que tout le monde évoque à ce jour. Juste après que le bébé pousse ses premiers cris, elle faisait un nœud dans sa ceinture qu'elle mettait autour de sa taille et dès que le nombre de nœuds atteignait dix, synonyme de la naissance d'un nombre équivalent d'enfants, elle préparait une gassaâ (un grand plat en bois) de couscous garni de légumes et de viande en guise d'offrande aux pauvres. Actuellement, son hammam a perdu beaucoup de son lustre d'antan. La regrettée l'a légué à son fils Youcef qui le gère, mais avec une touche un peu plus moderne.