Après un roman autobiographique Salam Ouessant (Albin Michel 2012), Azouz Begag publie son dernier roman, La voix de son maître. Le livre comprend cinq parties divisées en chapitres numérotés. L'histoire est racontée par le personnage Samir Ajaar dit Samy. Les évènements commencent à Lyon en 1967. Né en France de parents algériens, Samy rêve depuis son enfance de visiter l'Amérique. Son père déteste ce continent et lui interdit d'y mettre les pieds. «Il se demandait s'il n'était pas temps de rentrer au pays d'origine afin de sauvegarder les braises de culture authentique qu'il nous restait encore» (p21), dit Samy à propos de son père obsédé par le retour. Des années plus tard, Samy fonde sa propre famille. Il s'éloigne du nid familial, de son père. Mais l'ennui ne tarde pas de l'envahir : il fuit sa famille, son entourage, et s'isole de plus en plus. Le rêve de l'Amérique renaît de ses cendres d'enfance. Et c'est ainsi qu'il se trouve du jour au lendemain à Los Angeles, laissant derrière lui sa famille, ses parents, et les souvenirs de Lyon. Dans cette Amérique secouée par la campagne électorale d'Obama, il est à la recherche du bonheur, de ses repères, et de lui-même. Enseignant à l'UCLA (Université de Californie à Los Angeles), il éblouit les étudiants, les exilés, mais surtout la belle Jane. Tous les ingrédients se présentent à Samy pour réaliser l'objectif de sa quête. Cependant, l'ennui le rattrape à nouveau. Il se réfugie alors dans la solitude. Souvent, il soliloque face au fantôme de son père, son seul amour, le centre de sa vie. «Pauvre papa qui m'aimait trop. (...) J'étais une branche, lui mes racines» (p 25), dit-il. Une question existentielle, mêlée au dilemme, taraude Samy : rester ou rentrer chez soi pour retrouver le fantôme de son père emporté déjà par la mort. Les racines l'appellent en urgence et l'Amérique essaie de le retenir. A quelle force cédera-t-il ? Dans ce roman, Azouz Begag sculpte divers thèmes qui sont récurrents dans ses œuvres. Il met d'abord la lumière sur l'identité et ses mystères. Ce thème est si complexe qu'il mène vers un labyrinthe thématique : l'immigration, le pays natal (Algérie), l'intégration (Lyon), l'exil, le retour, l'altérité... Le personnage central Samy est le miroir de cette complexité : un homme relégué entre Lyon, l'Amérique, et l'Algérie de son père. «Il (son père) redoutait de m'avoir transmis le virus de l'exil», dit-il (p 12). Le voyage vers l'Amérique permet de découvrir l'Autre et soi-même ; l'auteur trame par ce duel spatial une réflexion sur l'identité/altérité dans les deux rives (France-USA). L'auteur fait en outre l'éloge de la diversité. Pour cela, il emploie divers procédés : changement d'espaces (Lyon, Algérie, Amérique...), cohabitation des nationalités, et brassage des codes linguistiques tels que le français, l'anglais, le dialecte lyonnais, et le dialecte algérien. Par ailleurs, le thème central qui traverse ce roman est celui du père. Il représente les racines, le retour au nid. Le quitter, c'est être perdu. Se chercher, c'est d'abord chercher son père. La mère est effacée dans le roman. Après sa retraite, le père de Samy voulait rentrer en Algérie pour se retrouver. En Amérique, Samy pense obstinément à son papa pour se retrouver. Un jour, il a dit à sa femme que s'il devait choisir entre son père et elle, il choisirait son papa. Sans lui, il est perdu. Un poème nostalgique traverse le roman : Heureux qui comme Ulysse de Joachim Du Bellay qui évoque le retour aux racines. Sans père, Samy est un Ulysse perdu. «Ulysse, lui, avait Athéna pour le guider. Moi, j'avais eu mon père pour me freiner et certainement me pousser à la faute (p 225), soliloque-t-il. Le seul moyen de le retrouver et donc de se retrouver : le soliloque. A l'intérieur d'une fiction, Azouz Begag insère énormément de fragments autobiographiques. Ce qui qualifie ce roman, comme le précédent, d'autofiction (autobiographie mêlée à l'imaginaire). Divers éléments illustrent ce choix. Ainsi, beaucoup de faits et de dates sont identiques dans les deux pôles, le roman et la vie de l'auteur. Par exemple, l'écrivain, comme son personnage Samy, est lui-même né à Lyon en 1957 de parents algériens et avait 10 ans en 1967 ; il a enseigné à l'UCLA ; et aime écrire. «Ainsi, démarra ma vocation d'écrivain» (p38) dit Samy. C'est donc le vrai Azouz Begag qui se cache derrière un Samy Ajaar en papier. Pour les passionnés de la littérature comparée, La voix de son maître est un choix propice. Il a de grands points communs avec d'autres romans. D'abord, il rappelle Au pays (Gallimard 2009) de Tahar Ben Jelloun. Ce roman relate l'histoire d'un chibani marocain qui, après sa retraite, retourne au pays natal pour se retrouver. Il rappelle aussi L'effacement (Barzakh 2016) de Samir Toumi. Ce roman raconte l'histoire d'un quadragénaire qui se trouve perdu, effacé, après la mort de son père. Cet orphelin dit : «Mon père vivait intensément et bruyamment autour de moi, si bien qu'il était constamment avec moi, voire EN MOI» (p.99). De son côté, Samy déclare : «Je réalisais que mon papa venait de partir en emportant avec lui une grande partie de moi» (p249). En dépit des divergences, les trois romans reflètent l'attachement maladif aux racines. En somme, avec une langue sobre et hybride, nourri d'humour, ce roman peint la douleur de ceux qui se trouvent perdus loin du père. C'est-à-dire loin des racines. Cette douleur est celle de l'écrivain Azouz Begag qu'il extirpe à travers une autobiographie romancée. La dédicace l'illustre clairement : «A mon père s'il se souvient encore de moi.» Elle est cependant commune à tous ces humains, partout dans le monde, qui soliloquent face au fantôme du père perdu, qui se cherchent entre Chez Nous et Là-bas, et qui n'ont qu'un seul moyen dans cette quête : le monologue. Les mots. Enfin, la perte du père est une maladie, voire un complexe, qui ravage les descendants et fait d'eux des Ulysse perdus. T. B. L'auteur : né en 1957 à Lyon de parents algériens, Azouz Begag est un écrivain, homme politique et chercheur. Parolier et scénariste pour la télévision, il a été ministre délégué à la Promotion de l'égalité des chances. Il a été aussi nommé Chevalier de l'Ordre national du mérite et de la Légion d'honneur. Son roman Le Gone du Chaâba a eu un succès mondial et a été adapté au cinéma.