Le professeur Kamel Bouzid considère que le généraliste est le pivot du système national de santé, et à ce titre, il doit être sur le front du dépistage et le diagnostic précoce du cancer, car c'est lui qui reçoit en premier le malade. Dans cet entretien, le professeur insiste sur la formation continue du généraliste et met en garde contre la pénurie de médicaments qui se fait ressentir de plus en plus dans certains services d'oncologie. Elle concerne principalement des thérapies ciblées et la chimiothérapie. Serait-on en train de vivre un remake de la pénurie qui a prévalu en 2011 ? Les cancéreux vont-ils encore en pâtir ou cette pénurie va-t-elle être incessamment jugulée ? Le Soir d'Algérie : Après une période d'accalmie et de stabilité, les cancéreux dénoncent, encore une fois, des pénuries de traitements thérapeutiques. Sommes-nous en train de vivre la même crise que celle de 2011 ? Professeur Bouzid : La situation s'était nettement améliorée depuis 2011, après l'intervention de Monsieur le ministre Djamel Ould Abbès, qui avait réglé le problème à l'époque. Hélas, depuis quelques mois, nous sommes à nouveau en train de vivre des situations de pénurie. Pas seulement ici au CPMC, mais aussi dans d'autres centres hospitaliers universitaires. Mon collègue de l'Etablissement hospitalier universitaire (EHU) d'Oran m'a informé d'une rupture de stock de médicaments pour cancéreux, en raison de problèmes budgétaires importants que rencontre l'établissement. Les malades souffrant de cancer sont orientés vers d'autres hôpitaux pour les approvisionner en médicaments. Donc, on revient à la même crise qu'on a connue en septembre 2011. Cette crise avait été réglée, j'espère que celle-ci le sera également, aussi bien pour les traitements habituels que pour les produits innovants.
La pénurie touche donc uniquement quelques régions... Pouvez-vous nous les citer et quels sont les produits thérapeutiques concernés ? L'EHU d'Oran, qui a un problème budgétaire, et où le directeur préfère ne pas acheter des traitements thérapeutiques indispensables pour les cancéreux. Il pense que c'est raisonnable d'économiser sur les traitements utilisés contre le cancer. Outre Oran, la pénurie touche la wilaya de Biskra, où on enregistre un manque flagrant. Le manque concerne en fait certaines thérapies ciblées.
Qu'en est-il justement des produits innovants ? Vous avez soulevé le problème il y a quelques mois, dénonçant le fait que ces produits n'aient pas été enregistrés depuis 5 ou 6 ans. La situation a-t-elle évolué depuis ? Les produits innovants ont été enregistrés, mais il n'y a, malheureusement, pas de budget nécessaire pour les acheter. Donc on est exactement dans la même situation.
On enregistre en Algérie 45 000 nouveaux cas de cancer annuellement. Quels sont les plus fréquents ? Et quels sont les résultats obtenus de l'opération de dépistage du cancer colorectal effectuée dans la wilaya de Béjaïa, considérée comme zone-pilote ? Les cancers les plus fréquents sont le cancer colorectal chez l'homme, suivi du cancer du poumon. Le cancer du sein, suivi du cancer colorectal chez la femme. Les résultats de l'opération de dépistage sont tout à fait satisfaisants, parce qu'il y a eu une phase importante qui consistait en la sensibilisation de la population dans trois daïras, à savoir Souk El-Thenine, Adekar, Melbou. L'équipe médicale a pu effectuer le test immunologique de recherches de sang dans les selles sur 7 000 personnes saines ; femmes et hommes âgées de 50 à 75 ans. Sur ces 7 000 personnes, il y a eu une centaine de cas positifs, qui ont subi des tests de coloscopie, à l'exception d'une seule personne, qui a préféré s'abstenir. Les coloscopies ont été effectuées grâce à nos collègues, les professeurs Salah et Ayada. Bien évidemment, l'équipe médicale a retrouvé des polypes qui ont été réséqués et ces patients sont guéris. Mais parmi ces malades, l'équipe médicale a diagnostiqué quatre cancers dont trois malades ont pu être opérés dans des délais respectables. Ils sont considérés comme guéris maintenant.
L'opération doit s'étendre à d'autres wilayas. Quelles seront les zones-pilotes programmées prochainement ? L'opération doit se poursuivre pour couvrir toutes les populations de ces trois daïras et donner les résultats de l'étude-pilote. Celle-ci devrait être renouvelée dans deux à trois ans sur les mêmes personnes, car il ne s'agit pas de le faire une seule fois mais de répéter l'opération dans des délais raisonnables pour diagnostiquer des cancers précocement et les traiter prématurément. L'initiative a commencé à Béjaïa, car l'équipe médicale était très motivée. Nous espérons refaire l'opération avec l'équipe du CHU de Annaba d'ici quelques jours et qui sera suivie d'une autre à Batna. Les trois wilayas, Béjaïa, Annaba et Batna, auxquelles nous espérons ajouter Laghouat, sont des zones-pilotes sélectionnées pour pouvoir évaluer le coût d'une telle opération et son efficacité. Nous espérons étendre le dépistage de masse du cancer colorectal, pour le rendre efficient, à partir du 2e Plan anti-cancer 2020-2024.
Le dépistage serait-il la meilleure arme pour diminuer le taux de mortalité due au cancer, sachant que la prise en charge des cancéreux se fait au ralenti, en raison du manque de moyens et de places dans les CHU ? Justement, c'est toute la qualité d'un dépistage. C'est cela qu'on veut évaluer à travers l'opération-pilote. Il ne s'agit pas de faire un dépistage et de ne pas assurer ensuite une prise en charge thérapeutique des cancers déclarés ou des polypes. C'est un gage de qualité que ce soit pour les cancers diagnostiqués ou pour les polypes réséqués. La prise en charge s'est faite sur place, à Béjaïa. C'est ce qu'on espère faire à Annaba et dans les autres wilayas. Outre le cancer colorectal, le principe d'un dépistage est valable aussi pour les cancers du sein et du col de l'utérus. Le traitement thérapeutique est intégré dans le programme de dépistage. Le Plan anti-cancer national, présidé par le Pr Zitouni, propose trois groupes de dépistage, à savoir le cancer colorectal, le cancer du sein et le cancer du col de l'utérus.
Pensez-vous que le Plan anti-cancer a atteint ses objectifs, après quatre ans de mise en application ? Certains de ses objectifs ont été atteints. Définitivement ? On le saura à la fin du Plan anti-cancer en 2019, puisqu'il y a un comité d'évaluation et de suivi des actions de ce plan qui fonctionne auprès du ministère de la Santé. De mon point de vue, plusieurs objectifs ont été atteints. Je vous rappelle que le but principal était de réduire le taux de mortalité par cancer. Cela, on le saura à travers les chiffres communiqués par les épidémiologues. Dans ce cadre, il y a trois mois de cela, le professeur en épidémiologie à Sétif, Hamdi Chérif, a publié les chiffres de survie des cancers colorectaux en Algérie, tous stades confondus, où il a fait état de 70% de survivants après 5 ans. Ce qui est nettement mieux par rapport à la situation vécue avant le Plan anti-cancer. De mon point de vue, les objectifs sont en train d'être atteints, ils ne le seront pas tous, mais une partie aura été réalisée. De plus, le Plan anti-cancer a la prétention d'être une locomotive pour le système national de santé.
Comment peut-on améliorer le diagnostic précoce ? C'est l'un des points soulevés par le Plan anti-cancer, notamment pour le cancer colorectal. Nous pouvons l'améliorer, en faisant un effort sur la formation initiale et la formation continue des médecins généralistes, lesquels sont consultés en premier par les malades. C'est pour cela que le généraliste doit faire un effort pour se former, pour arriver à faire de bons diagnostics et éviter aux malades de traîner un cancer avec des symptômes évidents pendant six mois, avant de les adresser à des spécialistes. C'est un problème qui doit être pris en compte par les médecins généralistes, qui doivent être les premiers sur le front. Prenons l'exemple du cancer colorectal où l'un des symptômes est l'émission de sang par l'anus. Si l'on n'est pas vigilant, on va dire que ce sont des hémorroïdes. Mais derrière les hémorroïdes, il y a hélas le cancer. Il faut savoir, dans ces cas, orienter le patient vers un spécialiste pour une endoscopie. Même chose pour le cancer du sein, les gynécologues doivent examiner, systématiquement, les seins des femmes, quel que soit le motif de la consultation. Sachant que la majorité d'entre eux sont des femmes, la question de la pudeur ne se pose pas. La consultation doit permettre de pouvoir dépister des nodules au niveau des seins de 1 cm ou 1,5 cm, ce qui permettra de ne plus avoir les formes dépassant les 4 cm. Est-ce que la grève des résidents a eu un impact sur la prise en charge des personnes atteintes de cancer ? Nous avons mis en place le personnel médical dont nous disposons, c'est-à-dire les assistants, les maîtres-assistants, les docents, les professeurs. Il y a 33 spécialistes, tous grades confondus, qui assurent les gardes et qui s'occupent des personnes atteintes de cancer dans le Centre Pierre-et-Marie-Curie (CPMC), y compris la nuit. L'impact de la grève des résidents dans le service que je dirige n'est pas ressenti pour le moment. Mais est-ce que la situation va durer ? Je ne peux vous le dire.
Malgré l'ouverture de structures de soins d'oncologie dans plusieurs régions du pays, les malades continuent à dénoncer des délais exagérés pour un rendez-vous de radiothérapie et de chimiothérapie. Comment expliquez-vous cela ? Pour la chimiothérapie, non. Les rendez-vous d'oncologie médicale sont immédiats. En revanche, pour la radiothérapie, en dehors du CPMC, les rendez-vous restent éloignés. Avec l'ouverture de nouveaux centres publics et privés, les patients sont pris en charge dans des délais respectables. Le seul problème du secteur privé, c'est que les soins sont entièrement à la charge des patients.
Vous estimez donc que les centres anti-cancer ont réussi à absorber la surcharge ressentie au niveau des CHU ? Certains oui, comme à l'Est, c'est-à- dire à Batna, Annaba, Sétif. Maintenant, il y a des centres qui vont ouvrir d'ici la fin 2018 à l'Ouest (Sidi Bel-Abbès et Tlemcen) et dans le Sud aussi (Ouargla, Adrar et El-Oued). Il est attendu que la situation de la radiothérapie soit définitivement réglée. Les centres sont dotés des équipements adéquats, si on en croit ce que disent les politiques. Maintenant, en ce qui concerne le personnel, tout dépendra de la motivation et de la volonté politique d'envoyer des personnes dans le Sud, en leur donnant les moyens qu'il faut et le plateau technique pour pouvoir travailler dans de meilleures conditions. S. A.