PAR BELAID MOKHTAR Makhlouf a toujours été considéré comme le vilain petit canard. Buveur invétéré, il rentre tous les soirs titubant, l'haleine fétide. Un parasite qui jette la honte sur les siens. Sa mère priait pour lui, voulait lui venir en aide à tout prix, mais ne savait pas trop comment s'y prendre pour le sortir de son addiction destructrice. Tout ce qu'elle pouvait faire, c'était prendre sa défense. Telle une lionne défendant sa portée, elle ne permettait à personne de le rabaisser devant elle. Quand Makhlouf décida de convoler en justes noces, la nouvelle fut accueillie comme une plaisanterie de très mauvais goût. Une autre bouche à nourrir, quel culot ! Il n'était pas question d'accepter toutes ses lubies. Comme d'habitude c'était sa génitrice qui allait voler à son secours en remettant en place tous ceux qui se sont opposés à ce mariage. - Une épouse pourrait peut-être le remettre sur le droit chemin, il faut lui donner sa chance. Il n'y avait qu'elle qui croyait en cette hasardeuse union. Tous les autres prédisaient le fiasco. Makhlouf était irrécupérable, pensaient-ils. Ne voulant pas en démordre, la maman tint tête à tous. Connaissant l'opiniâtreté de la maîtresse de maison, frères et sœurs finirent par capituler, mais posèrent une condition : - Après le mariage, le couple devra déménager. Nous ne voulons plus que ce soulard continue à vivre à nos crochets. Makhlouf, averti par sa mère, accepta le deal. Une grande fête fut organisée à cette occasion et le nouveau marié est sommé de tenir ses engagements. Il dénicha un modeste logement à la périphérie de la ville, au loyer abordable. Il savait qu'il fallait arrêter d'engloutir des litrons de vin avec le peu d'argent qu'il gagnait en travaillant comme aideboucher au marché. Tout le monde ricanait derrière son dos. Les paris étaient ouverts quant à la longévité de cette union vouée à l'échec. Les plus optimistes prédisaient trois mois, les plus pessimistes pas plus de quelques jours. C'était sans compter sur la force de caractère de l'épouse. Pour elle, il n'était pas question de divorce prématuré. Il fallait qu'elle réussisse à booster et réveiller son mari de la léthargie dans laquelle il baignait depuis de nombreuses années. Les débuts ont été très difficiles. Elle a dû solliciter l'aide de sa famille pour subvenir aux dépenses quotidiennes. A force de remarques cinglantes et désobligeantes, elle arriva à contraindre son mari à diminuer ses consommations d'alcool. Ainsi, elle réussit, en un laps de temps très court, à ne plus dépendre de personne. Et comme le bonheur n'arrive jamais seul, la frimousse d'un beau bébé vint égayer la vie de cette battante qui voulait à tout prix fonder un foyer solide et résistant à toutes épreuves. Six ans plus tard, les vœux de la maman d'avoir une petite fille sont exaucés. Aussi généreux l'un que l'autre, le couple viendra en aide à un des frères de Makhlouf qui risquait de finir en prison s'il ne payait pas rapidement trente millions de centimes à un créancier à qui il avait remis un chèque sans provision. Avant de venir toquer chez Makhlouf, son frère a tenté le prêt auprès de tous ses autres frères et sœurs. En vain. Tous lui claquèrent la porte au nez. C'était donc toute honte bue qu'il se rendit chez Makhlouf qu'il considérait, il n'y avait pas si longtemps, comme une sangsue et dont il a participé à l'expulsion du domicile familial sans lever le petit doigt. Makhlouf, voulant éviter le cachot à son frère, mais ne possédant pas la somme, demanda a sa femme de remettre à l'homme tous ses bijoux en or, d'un poids total de quatre cents grammes, afin qu'il puisse les vendre et payer sa dette. Il promit et jura en pleurant devant tant de générosité qu'il remboursera sa dette en moins de dix mois. Les bijoux sont bradés à mille dinars le gramme, le larron sauva sa tête d'un enfermement en payant son créancier, puis devinant que sa belle-sœur n'oserait jamais porter plainte contre lui, il repoussait à chaque fois l'échéance prévue pour le remboursement, et ce, durant plusieurs années. Aujourd'hui que la valeur de l'or est multipliée par six, elle se demande si un jour elle reverra la belle couleur dorée de ses bijoux. Nullement démoralisée par ce qui peut être assimilé à une escroquerie venant de la part de son beau-frère et voulant toujours que son mari garde la tête haute, elle lui conseilla de prendre son indépendance et de ne plus se tuer à la tâche pour des patrons peu scrupuleux qui l'exploitent. - Je suis là pour t'aider, fonce, tu n'as rien à perdre, tu achètes des têtes de moutons, de veaux et des tripes, nous les nettoierons à la maison, les mettrons dans des glacières propres et désinfectées, tu demanderas à ton ami Liazid qui a un stand au marché couvert de te faire une petite place à côté de lui et tu ne vendras plus que pour ton compte. Ces paroles stimulantes n'étant pas tombées dans l'oreille d'un sourd, Makhlouf suivra à la lettre les recommandations de sa femme. C'est durant le Ramadhan qu'il va s'y mettre. La réussite est immédiate, au point qu'il fut surnommé le père des pauvres. Toutes les familles au faible revenu sont ses clients. Ils attendent sa venue avec impatience, et dès qu'il installe sa marchandise, c'est le rush. En moins de deux heures, tout est parti, sous les yeux envieux des autres commerçants. La seule fois où il a failli perdre son self-control durant le Ramadhan, c'est quand une femme malhonnête qui a pour habitude d'attendre qu'un vendeur soit submergé de demandes pour passer commande, puis d'une voix ferme et assurée elle réclame la monnaie d'un billet de mille dinars qu'elle n'a réellement pas remis, et presque à chaque fois sa victime obtempère, car elle est incapable de se rappeler avoir ou pas reçu la coupure. Le jour où elle jeta son dévolu sur Makhlouf, elle pensa s'en tirer comme d'habitude. «Le beurre et l'argent du beurre», c'était la devise de l'arnaqueuse. Après donc être servie, elle exigea sa monnaie, n'étant pas dupe et sachant très bien qu'elle ne lui a rien remis, Makhlouf lui répondit. - Madame, sauf votre respect, vous ne m'avez encore rien remis. - Si ! si ! hurla-t-elle afin d'ameuter tout le monde autour d'elle. - Je vous ai donné mille dinars que vous vous êtes empressé de mettre dans votre caisse. Tous les regards se braquèrent sur Makhlouf ; sachant qu'elle n'allait pas en démordre et ne voulant se donner en spectacle devant une foule curieuse et avide d'esclandre en ce mois sacré, c'est la rage au cœur qu'il s'exécuta, mais c'était mal connaître notre homme. A chaque fois qu'il la croise, il l'accoste et lui parle des mille dinars qu'elle lui a soutirés ; ainsi, il lui pourrira la vie jusqu'au jour où elle le remboursa en lui faisant ses plates excuses. Aujourd'hui, Makhlouf et sa femme s'en sortent très bien et, à chaque anniversaire ou réussite scolaire de leurs enfants, gros cadeaux pour le concerné, suivi d'une fête où toute la famille est invitée. Le vilain petit canard s'est métamorphosé en magnifique cygne ,et ce, grâce à l'amour qu'avait su lui donner deux femmes, sa mère et son épouse.