Esther Benbassa est directrice d'�tudes � l'Ecole pratique des hautes �tudes de l�Universit� Paris-Sorbonne. Philosophe, sp�cialiste de l�Histoire, juive moderne et contemporaine et auteure de plusieurs ouvrages dont le dernier, Le dictionnaire des racismes et discriminations , est le premier du genre, elle est connue pour ses opinions et contributions engag�es. Dans cet entretien qu�elle a bien voulu nous accorder, elle revient sur l�attaque isra�lienne contre �la flottille de la Libert�, qu�elle avait qualifi�e, dans un communiqu� empreint d�indignation et de col�re, de �pas de plus vers le pire�. Entretien r�alis� par Fatma Haouari Le Soir d'Alg�rie : Comment avez-vous r�agi � l�attaque contre la flottille de la libert� qui acheminait des dons et des vivres vers Gaza ? Esther Benbassa : J�ai r�agi comme tout le monde, avec �motion d�abord. M�me si cette flottille avait peu de chances d�atteindre son objectif, � supposer m�me qu�elle ait provoqu� les commandos isra�liens et qu�elle ait, comme le sugg�reraient les sources officielles isra�liennes, manifest� une �violente r�sistance physique�, Isra�l s�est attaqu� � un symbole, un �symbole humanitaire�. Son image, d�j� dramatiquement entam�e par l�offensive contre Gaza en d�cembre 2008 et janvier 2009, ne pourra que chuter davantage. Et comme il est d�usage, subira une hostilit� accrue des opinions publiques � son endroit. D�autant plus que le symbole vis� est celui de l�aide apport�e � des civils palestiniens �touff�s par le blocus isra�lo�gyptien, d�cim�s par l�offensive contre Gaza, r�duits � la mis�re et vivant au milieu des ruines. Ce sont ceux-l� m�mes qui convoyaient cette aide qui ont perdu leur vie en raison de leur engagement humanitaire. Et tous n�avaient pas des affinit�s avec le Hamas comme on tend � le faire croire. Quelle qu�ait pu �tre leur �ventuelle �r�sistance� � des militaires isra�liens les attaquant hors des eaux territoriales d�Isra�l, aucune rh�torique ne saura fournir des arguments pour justifier cette barbarie ni, bien s�r, aucune propagande proisra�lienne. Ni la menace terroriste, ni le fant�me r�guli�rement invoqu� du m�chant Iran travaillant � l��limination d�Isra�l ne pourront justifier l�arrogance de ce dernier. Vous avez �crit � Etre juif apr�s Gaza�. Qu�est-ce qui a motiv� la r�daction de ce livre et qu�est-ce qui a r�ellement chang� � vos yeux ? Lors de l�offensive contre Gaza, je me trouvais en Isra�l. L�indiff�rence de la population, sous l�influence des informations provenant de l��tat-major isra�lien et pr�sentant cette offensive comme une abstraction, pendant que la t�l�vision diffusait en boucle les effets des tirs du Hamas en direction des habitants isra�liens de Sderot et laissait s�exprimer leur col�re ou leur d�tresse, m�a terriblement heurt�e. Comment les Juifs d�Isra�l, dont les parents ou grands-parents avaient tant souffert, pouvaient-ils se comporter avec un tel manque d��thique envers les Palestiniens ? A la t�l�vision, l�offensive n��tait rien de plus qu�une simple fum�e sortant d�un tank. Les Isra�liens n�avaient aucune empathie pour ce peuple colonis�, subissant le blocus � Gaza. Ces civils tu�s, ces maisons d�truites, ces enfants bless�s, cette famine qui r�gnait� Moi non plus, je n�ai aucune sympathie pour le Hamas qui, par ailleurs, a �t� en partie une cr�ation d�Isra�l pour affaiblir en son temps l�OLP. Gaza subit le blocus et se trouve sous la coupe du Hamas et de sa rigueur religieuse, qui ne doit pas �tre du go�t de tous les Gazaouis. Une fois rentr�e d�Isra�l, j�ai trouv� en France une population choqu�e par les images montrant Gaza lors de l�offensive. En Isra�l, je n�avais rien vu de ces m�mes images. En tant qu�intellectuelle juive, je ne pouvais pas accepter, avec l�histoire de mes anc�tres que je charrie, cette histoire marqu�e par bien des pers�cutions, des expulsions et des souffrances. Je ne pouvais pas me taire. Ce livre, paru en octobre 2009 aux �ditions du CNRS, est un tout petit livre de col�re et d�indignation. Vous �tes signataire de la p�tition, avec un certain nombre d�intellectuels juifs comme Bernard Henri L�vy, J-Call, pour la lev�e de l'embargo sur Gaza. Mais avec cette derni�re attaque meurtri�re, c�est l�impasse. Le dialogue pour la paix semble d�finitivement rompu. Quel est, selon vous, l�avenir des n�gociations pour le r�glement du conflit au Proche- Orient ? J�ai sign� l�appel tout en publiant un papier dans Rue 89 pour expliquer mes r�serves. Je me suis dit qu�il fallait l�zarder le mur des instituions juives en faisant entendre une autre voix. Je trouvais que cet appel parlait peu de ce que subissaient les Palestiniens et qu�il ne s�int�ressait qu�aux Isra�liens. Je viens de me rendre compte que je ne m��tais pas tromp�e sur son aspect mi-figue mi-raisin. Preuve en est, ce communiqu� donn� par J-Call � la suite du drame de la flottille, qui renvoie dos � dos les extr�mismes des deux c�t�s et leur reproche d�avoir stopp� les pourparlers en cours entre Isra�liens et Palestiniens. Certes, les personnes qui �taient dans le bateau et que les soldats isra�liens ont eu � affronter n��taient pas des non-violents, mais de l� � les tuer, c�est totalement disproportionn� et totalement improductif d�un point de vue politique et diplomatique. Une vraie catastrophe en termes d�action et d�image. L�offensive contre Gaza, qui voulait donner une le�on au Hamas, s�est, elle aussi, transform�e en une catastrophe par la disproportion des attaques et les tueries qui ont eu lieu. Esp�rons qu�� la suite de ces faux-pas, les dirigeants les plus sens�s d�Isra�l, au lieu de faire de la propagande intensive pour pr�senter les victimes de son attaque en mer comme des terroristes, reconna�tront enfin que leur pays s�isole et court au d�sastre. Il va droit vers le suicide. S�il y a une prise de conscience, il se peut qu�on reprenne des pourparlers avec une volont� de les faire aboutir et qu�on renonce � ces ultimatums qui entendent dicter aux Palestiniens ce qu�ils doivent faire. Les puissances internationales ont, aujourd�hui, le devoir d�acculer les Isra�liens et les Palestiniens � la paix, avec la cr�ation imm�diate d�un Etat palestinien dans des fronti�res viables. Les intellectuels juifs, notamment europ�ens, qui sont pour la cr�ation d�un Etat palestinien ne se manifestent pas beaucoup, ils semblent plut�t timor�s. Faudrait-il aller vers des actions politiques pour donner l�occasion � la paix d��tre instaur�e ? Les intellectuels ont � leur disposition peu de moyens : �crire et crier leur r�volte. Dans la ti�deur d�id�es qui caract�rise actuellement les pays occidentaux, beaucoup d�intellectuels suivent le courant. Un intellectuel est en g�n�ral un homme ou une femme qui gagne peu et est vite s�duit, en particulier en France � l�histoire l�a bien montr� lors des ann�es noires de la guerre � par les ors de la R�publique et le prestige du pouvoir. La plupart des intellectuels juifs surfent sur la vague du soutien � Isra�l, souvent inconditionnel, et les autres pr�f�rent se taire plut�t que de se prendre des coups de la part des Juifs pro-isra�liens et de leurs institutions. On fait plut�t le dos rond pour ne pas se faire insulter ou attaquer. Dans la mollesse ambiante, on reste dans son cocon. L�intellectuel d�aujourd�hui � comme le reste de ses compatriotes d�ailleurs � est un individualiste, d��u par la disparition des id�ologies et �chaud� par les erreurs de jugement de ses pr�d�cesseurs lors de certains �pisodes centraux de l�histoire du XXe si�cle. Il y a bien s�r et heureusement des exceptions. On pense que les Etats-Unis ont une part de responsabilit� importante parce qu�ils continuent � soutenir l�actuel gouvernement de Tel Aviv. Qu�en pensez-vous ? L��lection d�Obama a �t� une chance pour le monde. Mais Obama est englu� dans la crise qui frappe les Etats-Unis, et Isra�l n�est pas son occupation premi�re. N�oublions pas qu�aux Etats-Unis, les groupes d�opinion juifs sont tr�s actifs et soutiennent inconditionnellement Isra�l. Mme Hillary Clinton, secr�taire d�Etat aux relations ext�rieures, est aussi la s�natrice de New York, ville o� il y a une �norme concentration de Juifs qui occupent des positions d�influence. Tous ces param�tres sont � prendre en consid�ration, m�me si Obama a tap� fort sur la table lors de ses derni�res rencontres avec Benyamin Netanyahu, Premier ministre isra�lien. Attendons de voir. Vous intervenez souvent dans les d�bats sur le racisme et les discriminations ; vous �tes cofondatrice de �Pari(s) du Vivre- Ensemble�. Vous avez m�me �t� en 2006, avec votre compagnon Jean-Christophe Attias, laur�ate du prix Fran�oise Seligmann contre le racisme, pour l�ouvrage collectif Juifs et musulmans : une histoire partag�e, un dialogue � construire. Ce pari est-il d�fendable, a-t-il une chance d��tre gagn� ? Ne pensez-vous pas que les dirigeants isra�liens, par leurs actes, sont en partie responsables de la haine entre ces deux communaut�s religieuses ? Aujourd�hui, il faut avouer que l�antis�mitisme ambiant dans les pays o� juifs et musulmans forment des communaut�s importantes n�est pas � n�gliger. H�las, cet antis�mitisme est li� en grande partie au conflit isra�lo-palestinien. Les Arabo- Musulmans de France s�identifient facilement aux souffrances des Palestiniens, pour diverses raisons, et aussi au nom d�une commune religion. Ils sont enclins � projeter les discriminations qu�ils subissent en France ou ailleurs sur le sort de leurs coreligionnaires palestiniens. Les Juifs et les Isra�liens issus des pays musulmans, pour leur part, projettent sur les Arabes et les musulmans leur exil forc�, non assum�, de leurs pays d�origine. Le contentieux qu�ils nourrissent envers ces pays et le conflit isra�lo-palestinien s�entrem�lent. Rien ne justifie l�antis�mitisme, ni aucun racisme. Il y a un d�fi � relever et un pari � gagner, celui de ne pas empoisonner davantage les relations entre juifs et musulmans, d�j� bien mauvaises ces jours-ci. Celui de ne pas tomber, de part et d�autre, dans la haine, et ne pas r�percuter le conflit qui se trame l�-bas, au Proche-Orient, dans les pays o� nous vivons ensemble mais s�par�s. Pour le moment, pourtant, c�est un peu le d�sespoir sur tous les fronts.