Je garde toujours le souvenir de ce vieux monsieur qui arrivait avec son chevalet, une petite caisse en bois qui lui sert de range-matériel, un siège et des tableaux représentant quelques-unes de ses œuvres, qu'il étale derrière le mur d'un kiosque où il a l'habitude de s'installer. Il entame alors une nouvelle esquisse en se basant sur une photographie remise par un client. A chaque fois qu'il terminait un portrait, je restais admiratif devant ce qu'il arrivait à reproduire : la ressemblance entre le médaillon choisi comme modèle et le grand format qu'il immortalisait est sans le moindre petit défaut. Nous avons fait connaissance le jour où il m'a demandé de surveiller son attirail, le temps de récupérer le reste de ses affaires. Il avait peur que des enfants farfouillent dans ses pinceaux, ses grandes feuilles blanches et ses tubes de différentes couleurs durant sa courte absence. À son retour, il m'a d'abord remercié, puis, après une heure de travail, il a décidé de faire une petite pause pour bavarder avec moi. Durant notre conversation, j'ai découvert un homme de grande culture, même s'il m'a avoué avoir interrompu ses études très tôt pour venir en aide à ses parents. Etant jeune, il vouait une passion pour le dessin. «Dès que j'avais un instant de libre, je griffonnais sur tout support qui me tombait sous la main. Je reproduisais des portraits de personnages célèbres de la guerre de Libération nationale, des personnes de mon entourage, de ma famille et, au fil des jours, j'apprenais et me perfectionnais.» Il décida alors de quitter son village natal à Akbou pour aller tenter sa chance à Alger. C'était sur les trottoirs de la capitale qu'il proposait ses croquis aux passants. Il ne gagnait pas beaucoup d'argent, mais cela lui permettait de louer un lit au hammam, pour pas plus de deux ou trois dinars à l'époque, et se remplir l'estomac dans les gargotes de la rue de la Lyre. Il pouvait ainsi économiser des petites sommes qu'il envoyait à son père. Quand il lui arrivait de retourner au village, il devenait simple berger pendant la durée de son séjour. Ses va-et-vient durèrent jusqu'à son mariage. Devenu paysan à temps plein, il renonça quelque peu à sa passion. Mais ses doigts ne cessaient de le démanger. Il voulait à tout prix reprendre ses crayons et ses pinceaux. Il conclut alors un accord avec son épouse. Il lui proposa de tout gérer à la maison durant son absence, lui, pendant ce temps, ira proposer ses portraits à de nouveaux clients à Béjaïa, pas très loin de son village. Cela lui permettait de rentrer plus souvent chez lui pour sortir les bêtes, cultiver le lopin de terre, participer aux cueillettes d'olives, de figues et effectuer tous les autres travaux qui reviennent à l'homme. Il m'a raconté qu'à chacun de ses retours au douar, il entendait de loin les bêlements de ses moutons, leurs sons avertissaient sa femme de sa présence avant qu'il ne toque à la porte. A l'intérieur de l'enclos, les animaux étaient en effervescence. Ils se bousculaient, essayaient de sauter au-dessus des petites clôtures pour lui faire la fête, rien qu'en sentant son odeur, avant même qu'ils ne l'aperçoivent. Ces bêtes intelligentes comprenaient qu'avec lui ils allaient gambader à nouveau à travers champs et collines, se régaler d'herbe fraîche et de fruits sauvages, être cajolées. Il m'a aussi avoué qu'il les aimait au point qu'il refusait toujours de les vendre aux bouchers. Les voir entre les mains de personnes qui les traitent déjà comme de la viande alors qu'elles sont encore vivantes le révulse. Il préfère de loin les céder à des paysans comme lui qui en prendront soin. Il se rappelle de cette scène où il a secouru un tout petit félin à la place Gueydon et il se fait un plaisir de la raconter : «Un jour, une chatte qui avait mis bas sur l'arbre se trouvant juste à côté de mon lieu de travail a vu un de ses chatons tomber sur le dallage. Affolée, elle descendit rapidement de son perchoir pour le récupérer. Elle le saisit doucement par le cou et essaya de le remonter d'où il venait de chuter, mais ses tentatives d'escalade avec son petit dans la gueule se soldèrent par des échecs. A chaque fois qu'elle arrivait au milieu du tronc, le chaton lui échappait d'entre les crocs et retombait au sol. A bout de force, la maman s'est approchée de moi, m'a bien regardé dans les yeux puis s'est mise à miauler et à se frotter contre ma jambe. J'ai compris qu'elle me suppliait de lui venir en aide. Etant habitué à grimper sur les oliviers, j'ai pris sa petite boule de poil dont je sentais le cœur battre la chamade au creux de ma main. A mon tour d'essayer de remettre le bébé d'où il était tombé. J'ai réussi sans grande difficulté, et cela sous les yeux hagards des personnes qui croyaient, en me voyant lâcher mes pinceaux et jouer au singe, que le soleil m'a détraqué le ciboulot.» J'ai aussi constaté la patience de cet homme au grand cœur en observant sa réaction devant un jeune qui n'arrêtait pas de lui tapoter à l'épaule et de lui poser des questions bizarres auxquelles il répondait à chaque fois avec un calme olympien, sans se fâcher, et ce, durant toute notre discussion. J'ai deviné que celui qui l'importunait n'avait pas toute sa raison et j'étais une nouvelle fois admiratif devant tant de passivité, de compassion, de patience et de maîtrise de soi. N'importe qui, y compris moi, aurait demandé à celui qui l'embêtait d'arrêter, mais pas lui. Il a reconnu que la seule fois où il a vraiment perdu son self-control, c'est quand le gérant d'une cafétéria a refusé de lui remettre la clef des toilettes alors qu'il était un client assidu. Voulant connaître la raison de ce refus, l'homme lui a répondu que ce lieu d'aisance était uniquement réservé à lui et à ses employés. Ne pouvant tolérer une telle discrimination, il n'a pas pu se retenir de lui dire ses quatre vérités, en lui promettant d'avertir les services d'hygiène pour mettre fin à ces viles et honteuses pratiques.