Il sera question ici d'un poème, ou d'un poète — une fois n'est pas coutume, et c'est bien dommage. Le recueil publié par les éditions Apic est daté de la fin de l'année 2016, pour autant l'itinéraire du poète commence bien plus tôt : né en 1952, ce n'est plus un jeune homme et comme il est expliqué en toute précision par la quatrième de couverture, on a de lui plusieurs autres recueils antérieurs, datant, notamment, de 1982 et de 1992. Ces précisions sont apportées par le très bon connaisseur de littérature algérienne et notamment de poésie qu'était Hamid Nacer-Khodja, et c'est d'ailleurs à la mémoire de celui-ci, «le poète et l'ami», que Youcef Merahi dédie Cri en papier. Ce rappel apporte une indication importante sur la situation voulue par l'auteur pour son recueil : il le situe et se situe lui-même dans la longue chaîne des poètes aujourd'hui disparus, qui s'y trouvent cités de différentes façons. Pour s'en tenir à l'essentiel, on pourrait dire que l'ancêtre de cette série est celui dont la fin tragique reste comme un traumatisme dans l'histoire de la poésie algérienne : Jean Sénac, mort assassiné le 30 août 1973, guère plus d'une dizaine d'années après l'indépendance qu'il avait si fortement désirée. Cependant, Youcef Merahi rappelle que cet assassinat trouve un écho vingt ans plus tard dans celui d'un autre poète, Tahar Djaout, le 2 juin 1993, haut fait sinistre parmi tant d'autres qui ont marqué la décennie noire. Il dit d'ailleurs que Cri en papier a été écrit à chaud, juste après l'assassinat de Djaout. Et c'est encore une bonne vingtaine d'années plus tard que la maladie emporte Hamid Nacer-Khodja, universitaire et critique, mais aussi romancier et poète, qui était un ami de longue date de Youcef Merahi. Celui-ci, Dieu merci, ne se situe dans cette série que par l'hommage rendu à ses prédécesseurs et/ou amis, mais il est certain, et il le dit lui-même, qu'il se sent tiré en arrière par le poids très lourd de ce qu'il vit comme un héritage, une mémoire qui est en lui et qui lui est consubstantielle. Le retour en arrière est le propre de ce qu'il définit comme sa démarche poétique. Bien qu'il n'exprime jamais le désir d'échapper à celle-ci ou d'en avoir une autre, peut-être est-il conscient de ce qu'elle est en partie mortifère car il la compare au mouvement du scorpion qui rejette sa queue vers l'arrière et qui s'inocule à lui-même son venin. On pourrait dire aussi que cette manière de se retourner vers le passé coïncide avec une absence de toute ouverture vers l'avenir, ce qu'on désigne en termes plus ordinaires, sociaux et politiques, comme un blocage — une situation qui paraît ressortir avec évidence du poème de Youcef Merahi. Cependant, il faut s'empresser d'ajouter que Cri en papier est très éloigné de ce qu'on considère d'ordinaire comme une poésie engagée. La sienne ne l'est pas en ce sens qu'on n'y trouve pas une part plus ou moins grande de critique, voire de dénonciation, et pas non plus au sens où il s'agirait de prôner tel ou tel type d'action. Du fait que Youcef Merahi est né à Tizi-Ouzou et a choisi d'y vivre, cette action pourrait évidemment concerner la cause amazighe, ou du moins une certaine exaltation de cette origine, d'autant qu'on sait à quel point l'auteur s'y consacre en d'autres occasions ; or, ce qu'on peut lire dans Cri en papier semble très discret à cet égard et ce qui est écrit dans l'«épitaphe» finale s'explique assez clairement sur ce point : le poète se défend de toute affirmation théorique exprimant son adhésion à quelque vérité que ce soit, «vérité» est justement le mot qu'il utilise mais sur le mode négatif, pour montrer qu'il n'en est rien : «Je n'affirme aucune vérité ! Je cherche le sens de mon ascendance dans l'écriture effacée d'une pierre tombale.» En fait, les mots joints dans cette citation de manière à former un seul ensemble sont répartis sur la page blanche du livre d'une manière dispersée qui semble aléatoire (et, sans aucun doute, les éditions Apic n'ont fait que suivre en cela les indications du poète). On dirait qu'il s'agit çà et là de quelques surgissements qui n'arrivent pas à se constituer en continuité et que, si recherche il y a, elle reste inaboutie. Ou peut-être vaut-il mieux choisir le mot «éphémère» qui plaît au poète au point qu'il l'a mis en valeur dans le titre de l'un de ses recueils de 1992 : «Du rêve à l'éphémère, de l'éphémère au rêve». C'est d'ailleurs en suivant cet ordre d'idées que l'on pourrait interpréter les remarquables illustrations du livre par Tighilt Koceïla, lui-même poète. Elles sont nombreuses, presque autant que les poèmes eux-mêmes, soit en pleine page, soit plus petites et comme intégrées au texte ; et pourtant, on les ressent comme d'une grande légèreté. Ce sont des fils souplement tracés qui, de temps en temps, composent un dessin organisé avec l'aide de quelques taches noires ; il n'y a jamais d'insistance ni de lourdeur, rien qui contraigne la liberté d'interprétation du lecteur ni le libre-cours de la fantaisie. On sent bien qu'il y a un sens, ou du sens, mais il n'est pas lié à une volonté de réalisme, il suggère par associations libres, dans le sillage d'un certain surréalisme, renvoyant aux mots «rêve» et «éphémère» qu'on évoquait précédemment. Ces dessins sont une indication concernant les textes eux-mêmes car ils font très souvent référence à la musique, sous la forme de portées ou d'instruments, langage plus libre que celui des mots et plus proche de la poésie que de la prose ; on y trouve aussi une fluidité qui évoque l'eau de la mer présente dans les poèmes comme une référence métaphysique plutôt que comme un élément de description : «Mer, vérité tenace des profondeurs, recherche de la pureté, mère.» La disparition de la mère, au sens maternel du mot, est peut-être compensée par l'autre mer, son homonyme, elle donne cependant à l'ensemble du recueil sa tonalité dominante qui est l'absence. Mère, mer et absence se trouvent unies dans la très belle fin d'un poème intitulé «Mère» parce que c'est à elle qu'il est adressé : «Et quand je désespère de ta rencontre, je vais — mâchant ma solitude — dire à la mer, secrètement, l'ascension de mon amertume.» Denise Brahimi