La question amazighe en Afrique du Nord et les mouvements sociopolitiques qui y sont liés ont fait l'objet d'un important ouvrage paru aux éditions Chihab. Onze chercheurs issus des cinq pays de la région ont collaboré à ce projet collectif réalisé sous la coordination du sociologue Nacer Djabi. Il s'agit là d'une étude comparative, exhaustive et pluridisciplinaire ayant nécessité deux années de recherche (2016-2017), particulièrement des enquêtes de terrain. Les auteurs se sont notamment intéressés aux formes d'expressions et de manifestations de chacun des mouvements amazighs, à leurs genèses, aux données géographiques et sociodémographiques propres à chaque région, à la nature des forces sociales et des élites revendicatives, aux diversités et aux particularités (régionales et nationales) de ces mouvements, à leur relation à l'Etat-nation... Des axes et des thèmes de recherches qui se distinguent — et se démarquent ! — des travaux antérieurs réalisés principalement en Occident et qui, eux, étaient beaucoup plus soucieux de considérations linguistiques, ethnographiques et anthropologiques. «Cette étude comparative s'est penchée pendant deux ans sur l'analyse d'échantillons recueillis de neuf régions des cinq pays de l'Afrique du Nord, ce qui fait d'elle une première du genre dans toute l'histoire des études amazighes, longtemps dominées par les écoles occidentales, avant l'émergence d'une génération de chercheurs autochtones — qui reste très infime — qui, en premier stade, se sont intéressés à la question dans le cadre des instances académiques occidentales, pour s'affranchir ensuite, et se concentrer sur les questions de la langue et de la culture, comme pour contrebalancer le déni identitaire officiel prôné par les régimes politiques en place dans la région..., régimes qui n'ont nullement encouragé la recherche dans ce domaine dans leurs institutions scientifiques et universitaires. Une position qui s'inscrit dans une vision globale anti-amazighe adoptée par l'Etat-nation postindépendance et ses élites», souligne Nacer Djabi dans la présentation générale. Des sociologues, anthropologues, enseignants de droit, de la langue amazighe ou en sciences politiques notamment, ont contribué à la réalisation de ce travail scientifique et académique riche en informations factuelles, en données inédites et qui se distingue par l'approche adoptée par les chercheurs. Nacer Djabi précise que ce sont des chercheurs chevronnés «qui ont étudié le sujet par le passé, et qui maîtrisent les méthodes d'investigation et le travail de terrain». Autre précision : le projet a pu se concrétiser grâce à une subvention du CRDI canadien (Centre de recherche du développement international, Ottawa), en collaboration avec le Cread (Centre de recherche d'économie appliquée du développement en Algérie). La problématique de l'étude étant relative à la revendication amazighe, les chercheurs devaient déjà trouver réponse à la question suivante : «Quand, où et comment la question amazighe a fait surface ?» Pour le coordinateur du projet, «le postulat de départ est que la revendication amazighe diffère d'un pays à un autre selon l'histoire nationale de chaque pays». C'est ainsi que «l'étude a confirmé la précocité de la revendication en Algérie (Kabylie) puis au Maroc, en comparaison du retard constaté dans les autres pays. Un retard qui s'explique par l'histoire particulière de chaque pays, par l'émergence ou pas d'une élite politique, tout comme il s'explique par la démographie et les degrés de dynamisme de chaque communauté». C'est pourquoi chacun des cinq pays (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye et Egypte) est étudié suivant des caractéristiques et spécificités liées à plusieurs volets et thèmes : données géographiques et démographiques, flux migratoires, statut et rôle de la femme, pratiques langagières, particularités dogmatiques (l'ibadisme chez les Mozabites, les habitants de Djerba en Tunisie, les Nfoussa en Libye), les mariages mixtes, le rôle des élites (citadines, politiques, culturelles, commerciales, industrielles...) et leur diversité, le débat sur la question de l'Etat, etc. Ce qui mérite d'être relevé dans cette étude, c'est que «les régions amazighophones qu'on distingue en Afrique du Nord, n'ont pas été isolées de leur contexte national général, avec qui elles partagent la profondeur anthropologique, la structure sociale et tant d'autres similitudes... même si c'est l'arabe dialectal qui y domine». Autrement dit, précise Nacer Djabi, «la thèse prônée par cette étude ne part pas d'une lecture ethnique ou raciale de la question amazighe. Elle favorise plutôt une approche sociodémographique, qui prétend que les sociétés étudiées ont connu un brassage culturel et un métissage certain qui a vu au fil des siècles s'entremêler des populations venues d'horizons différents. Les Amazighs en Afrique du Nord ne sont pas une minorité ethnique, même si leur langue (dans ses différentes variantes) a perdu son hégémonie de jadis, notamment depuis l'avènement de l'Islam. Les Amazighs ne se comportent pas en minorité avec leur environnement culturel et social. Au contraire, ils tissent des liens très forts avec les autres, et c'est là un niveau que l'étude a tenté d'explorer et d'élucider en usant des données géographiques et démographiques qu'elle s'est procurées». Le résultat, une cartographie riche de données et d'indicateurs significatifs : une «réalité géographique très éparse (...), très hétérogène», des dynamiques socio-économiques et politiques sans cesse en action (immigration, formation des élites, revendications, participation aux débats sur la question de l'Etat...), une somme considérable de données fournies par le travail de terrain. L'étude révèle également que la question amazighe ne se limite plus à la campagne, elle a fini par s'imposer en milieu urbain (en Algérie et au Maroc principalement), et la revendication a même abouti «à la constitutionnalisation de la langue et de la culture amazighes» au Maroc et en Algérie. L'autre intérêt de l'ouvrage collectif, c'est de dévoiler toutes les variables, particularités, spécificités et autres nuances propres à chaque région et à chaque pays, tant en ce qui concerne le niveau d'intégration, le niveau de croissance économique et de développement social, la diversité sociale que la diversité des élites amazighophones. Les débats identitaires, linguistiques, historiques et culturalistes ayant été intelligemment relégués au second plan, les chercheurs ont pu ainsi concentrer leurs efforts sur plusieurs régions amazighones d'Afrique du Nord en insistant sur les volets et axes précédemment évoqués. Dans la première partie consacrée au mouvement culturel amazigh au Maroc (le cas du Rif et du Moyen-Atlas en particulier), les chercheurs Khalid Mouna, Driss Benlarbi et Noureddine Harrami (malheureusement décédé avant la publication de l'ouvrage) se sont intéressés aux cadres historiques, socio-démographiques et économiques, au Rif et au Hirak du Rif, à la région du Moyen-Atlas et à l'Amazigh devenu acteur de l'histoire (ou presque, comme l'expliquent si bien les chercheurs). Le processus de transformation est bien décrit, bien analysé, documenté et chiffré, ce qui permet au lecteur de beaucoup mieux connaître et comprendre le mouvement amazigh au Maroc. «Le mouvement amazigh en Algérie et défis d'intégration nationale» : c'est le titre de la deuxième partie de l'ouvrage, avec une équipe algérienne constituée de Dida Badi, Nouh Abdallah, Bilal Abdallah et Samir Larabi. L'objet de la recherche concerne surtout les «rapports à l'Etat national et à la société», soulignent les contributeurs. Le principal intérêt est donc de savoir si la question amazighe porte «une alternative à même de transformer la nature de l'Etat national et restructurer ses bases dans un cadre pluraliste et démocratique capable de reformuler les rapports entre citoyen et Etat». Parallèlement à ces défis d'intégration, les chercheurs ont étudié les modes d'expression du mouvement depuis 1949, les répercussions du Printemps amazigh de 1980 sur la vallée du M'zab et les Touareg, le cadre sociodémographique, l'évolution de la question amazighe en Algérie, les modes d'expression, les bilans et perspectives. Sur la base de toutes les données recueillies et de leur analyse du mouvement, les chercheurs disent «affirmer qu'il est aujourd'hui crucial pour le pays de reconsidérer les nouvelles donnes identitaires et de prendre en compte les revendications politiques et sociales ainsi que les composantes régionales et locales en les réintégrant dans un nouveau cadre social, politique et économique issu d'une relecture de la configuration de l'Etat et l'abandon du système jacobin. Cette nouvelle perspective permettra ainsi une réelle intégration nationale et la prévention des périls liés à la conjoncture régionale et internationale». Asma Nouira, Houaida ben Khater et Mohamed Kerrou ont, de leur côté, traité de la question amazighe en Tunisie, sous le titre : «Héritage, renaissance et résistances». Les chercheurs écrivent d'emblée : «La question amazighe émerge en Tunisie au lendemain de ‘'la révolution de la dignité'' qui entraîna, le 14 janvier 2011, la chute du régime autoritaire de Ben Ali. C'est à cette occasion que le mur de la peur s'est effondré et que la parole s'est libérée.» Le sujet n'est plus tabou, désormais «la cause amazighe est répercutée et débattue dans l'espace public». Néanmoins, le bilan reste «fort mitigé», car «les logiques de reproduction de l'ordre social et culturel demeurent fortes et structurées». Là aussi, grâce à une cartographie détaillée et précise, le lecteur pourra se faire une idée nette et plus juste sur le réel poids démographique des Amazighs de Tunisie, leur localisation géograpique, leur histoire, etc. Mais c'est surtout en Libye que les bouleversements générés par «le printemps arabe» ont eu «le plus d'impact sur l'évolution de la question amazighe», relèvent les chercheurs Bilal Abdallah et Dida Badi. «Le mouvement amazigh a opéré, dans ce contexte, un retour inédit au pays après qu'il eut concerné principalement la diaspora libyenne», notent les auteurs. Il n'empêche que la situation est complexe, tant les clivages et les divisions — motivés par «des facteurs tribaux et régionaux» — persistent entre les populations de Djebel Nefoussa dans le Nord-Ouest et les Touareg. La cinquième et dernière étude porte sur les Amazighs d'Egypte, concentrés essentiellement dans l'oasis de Siva située sur l'une des dépressions du Sahara occidental égyptien. Dans cette étude réalisée par Hany Al-Assar et Bilal Abdallah, le lecteur apprend que «les égyptiens d'origine amazighe sont au nombre de 33 000 environ». D'où le titre de la contribution : «Isolement géographique et minorité démographique face à un état central puissant». Cette étude égyptienne fera elle aussi le bonheur du lecteur, car détaillée et complète. Hocine Tamou Sous la direction de Nacer Djabi, Les mouvements amazighs en Afrique du Nord, éditions Chihab, Alger 2019, 370 pages, 1 500 DA.