Par Djamal Kharchi(*) Depuis son accession à l'indépendance, l'Algérie a connu sept présidents de la République et chefs d'Etat ainsi que quarante-trois gouvernements qui ont successivement assuré la direction et la gestion du pays. Confrontée aux multiples défis institutionnels, économiques, sociaux et culturels, l'œuvre d'édification de l'Etat national n'a pas été une entreprise de type linéaire. La trajectoire de l'Algérie a connu des fortunes diverses, bien qu'elle fût souvent mise à mal en raison des turpitudes et errements politiques de ses dirigeants. Si depuis 1962, la situation du pays est allée de Charybde en Scylla, du fait d'un processus continu et cumulatif de dégradation dans le mode de gouvernance, avec Bouteflika, elle a atteint les sommets de la catastrophe. Jamais l'Etat ne s'est trouvé à un tel niveau de déliquescence ainsi que le réussit Bouteflika et ses différentes équipes gouvernementales. L'inauguration de l'ère Bouteflika en avril 1999 a suscité de grands espoirs. A défaut d'alternance au pouvoir, le peuple a bien voulu croire à une possible rupture politique par l'entremise de ce Président qui n'hésita pas, dès son investiture, à s'attaquer de front à l'institution militaire, lors de discours retransmis par la télévision d'Etat. Qui ne l'a entendu critiquer la toute-puissance des généraux ? «Je ne serai jamais un trois quarts de Président», s'insurgeait-il sur un ton ferme et déterminé. C'est une lueur d'espoir pour un peuple qui, depuis l'indépendance, escompte enfin connaître les vertus de la démocratie participative, vivre sa propre indépendance après avoir fait recouvrer au pays la sienne. Mais très vite vint la grande désillusion. Les réformes promises dans les différentes sphères de l'Etat, en vue d'amorcer les mutations indispensables à l'émergence d'un nouvel ordre politique et social, sont mises aux oubliettes. Les recommandations de la Commission nationale de réforme de l'Etat et du Comité de réforme de la justice ne seront guère suivies d'effet. Seules quelques mesures, sans impact significatif, furent mises en application à titre purement symbolique. S'il advint que nos valeureux martyrs revinssent cette semaine, comme l'eût tant souhaité Tahar Ouettar dans son roman éponyme, que diraient-ils de la situation catastrophique d'une ampleur sans précédent où se trouve aujourd'hui le pays ? Le tableau n'est guère reluisant. La profondeur du mal qui affecte les institutions permet de prendre la mesure du décalage qui existe entre l'Etat et la société. Crise de la société, crise du pouvoir se conjuguent pour conférer à la crise d'Etat une acuité et une dimension particulières. Sous l'ère Bouteflika ou des Bouteflika, puisque le pouvoir était devenu une sorte d'entreprise familiale, s'est produit l'impensable : la rupture du consensus social. Force est de constater que le fossé qui sépare l'Etat de la société a atteint des proportions incommensurables. Une réalité amère qui met à nu les graves dérives qui ont marqué la gouvernance du pays pendant les quatre mandats présidentiels de Bouteflika. Quel désenchantement pour un peuple qui espérait la résurrection nationale après les années tragiques de la décennie 90 ! Le bilan de Bouteflika à la tête de l'Etat s'impose de lui-même. Un Etat ébranlé dans ses fondements, affaibli, menacé d'effondrement, totalement disqualifié aux yeux des citoyens et discrédité au niveau international. Affaires au sens judiciaire du terme, affairisme, impunité, sont les mots-clés du système Bouteflika. Un système où l'éthique d'Etat est totalement absente, où la générosité envers les affidés du pouvoir consiste dans l'octroi de deniers publics offerts gracieusement sous forme de prêts bancaires pour des projets fictifs et sans exigence de la moindre garantie en contrepartie, ou par la monopolisation de secteurs entiers d'activité à des fins d'allégeance, au détriment de la libre concurrence. C'est ainsi qu'est née, par on ne sait quelle bénédiction, une caste d'oligarques richissimes à une échelle inouïe, une faune de prédateurs insatiables, un vrai outrage à la face d'un peuple enlisé dans les difficultés de la vie quotidienne, paupérisé par suite de l'érosion continue du pouvoir d'achat. Jamais l'Algérie n'aura subi la saignée de ses finances, de ses richesses et de son patrimoine foncier avec une telle arrogance ostentatoire. Aucun rapport avec la discrétion des usufruitiers traditionnels du système, bien que la rumeur populaire finissait toujours par les rattraper. Avec Bouteflika, toutes les limites ont été franchies, y compris les lignes rouges au-delà desquelles il n'était pas permis de s'aventurer au risque de subir la sanction implacable du système. Un code d'honneur digne des clans mafieux. Etonnamment, cette fois-ci rien ne se produisit en haut lieu. Les rouages informels de rappel à l'ordre n'ont pas fonctionné. Nul ne déclina l'alphabet de l'honneur bafoué de la Nation. Nul ne vint mettre le holà aux dérives gravissimes que vivait le pays, inédites dans l'histoire de l'Algérie indépendante. Du silence et des interrogations ! Pourtant, le schéma bipolaire qui caractérise le pouvoir d'Etat en Algérie a toujours impliqué que les représentants du pouvoir formel, dont le président de la République en est le premier d'entre eux, se plient aux injonctions des tenants du pouvoir réel, qui, dans un souci de paix sociale, veillent à la régulation des rapports entre l'Etat et la société. Cette singularité du pouvoir en Algérie n'est pas exempte de lourds inconvénients. Elle est génératrice d'antagonismes, de crises à répétition entre pouvoir formel et pouvoir réel, dès lors que les intérêts respectifs des uns et des autres entrent en compétition ou qu'un des clans à l'intérieur de chacun d'eux se juge suffisamment puissant pour s'imposer dans ces luttes de suprématie si caractéristiques des mœurs politiques du système en place depuis 1962. Il reste que quelle que fût la teneur de ces crises internes du pouvoir, les tenants du pouvoir réel ont toujours eu le dernier mot. Comment Bouteflika a-t-il pu se permettre d'outrepasser tous les codes ? Comment a-t-il pu se maintenir au pouvoir alors que, depuis 2013, son état de santé, gravement détérioré, ne lui permettait plus de gouverner le pays ? Comment en est-on arrivé à exposer le portrait du Président aux cérémonies officielles pour remédier à son absence physique? Comment est-il possible que le frère du Président ait pu s'arroger, par je ne sais quelle délégation, des pouvoirs présidentiels et, toute chose égale par ailleurs, réduire à néant le crédit de l'Algérie dans le concert des nations ? Autant de questions qui laissent perplexe tant elles paraissent surréalistes. Une insulte à la mémoire de la guerre de Libération. Un épisode ubuesque, tragi-comique, à mettre au passif de ceux qui ont gardé le silence, qui ont offert leur complaisant compagnonnage, leur duplicité coupable à un Président d'esprit makhzénien, qui prétendait être l'incarnation de l'Algérie. Pourtant, l'institution militaire a toujours été là dans les moments cruciaux où se jouait le destin de la Nation. N'est-ce pas elle qui a poussé Chadli à la démission au début des années 90, lorsque le pays était menacé de basculer dans un modèle de gouvernement archaïque, d'un autre âge ? Et pourtant… N'eût été le cri salutaire de ce peuple de la poudre et de l'honneur, gardien du feu sacré de la Révolution, qui refusa d'être davantage humilié dans son légitime orgueil national, Bouteflika, ou le portrait qui en tenait lieu, allait allégrement briguer un cinquième mandat présidentiel avec, à la clé, une éclatante victoire par la vertu du bourrage des urnes. Un ex-secrétaire général du FLN, proche du clan Bouteflika, bien au fait des arcanes du pouvoir et de la scène politique dans ses côtés visibles et invisibles, a confié, au détour d'une interview, l'existence d'un «Etat profond» d'où émanerait la véritable autorité. Une différence de taille avec le ‘‘Cabinet noir'', cet appendice informel où se trament complots et se nouent machinations contre des adversaires politiques, des dissidents et autres éléments du système en rupture de rang. Que faut-il en déduire ? Qu'une entité insaisissable, non identifiée, secrète comme il se doit dans le respect de la culture du secret héritée de la révolution armée, aurait supplanté les détenteurs du pouvoir réel et exercé son emprise sur tous les rouages décisionnels de l'Etat ? Triste vérité ! Une entité extraconstitutionnelle, plus précisément une mafia-politico-financière, a pris en otage l'Etat et, à la faveur d'une corruption à grande échelle, avait la mainmise sur toutes les institutions centrales et locales du pays. Premiers ministres, ministres, walis, hauts gradés, responsables dans l'administration, élus locaux, n'hésitèrent pas, pour certains, à se rendre complices ou se faire les artisans actifs de la dilapidation de biens publics, terres agricoles, et tout un patrimoine économique de l'Etat. Dans un contexte peu propice aux voix discordantes, où le pouvoir pouvait s'affranchir de toute règle de droit et remiser les libertés collectives inhérentes à la citoyenneté ; les partis indépendants — ceux de la véritable opposition — bridés, ostracisés, entravés dans leur action, étaient tenus en marge de la vie politique du pays. Seuls les partis clientélisés, dits de l'Alliance présidentielle, n'ayant aucune ambition de conquête du pouvoir dans le cadre de l'alternance électorale, sauf à servir de faire-valoir démocratique, s'intégraient dans le champ politique selon l'acception bouteflikienne d'un multipartisme contrôlé, destiné à satisfaire son obsession hobbesienne du pouvoir. La vilenie qui entachait le système électoral ne se suffisant plus de la fraude, de la manipulation des urnes et des quotas, innovait dans la honte. Les sièges électifs se monnayaient, s'attribuaient au plus offrant contre espèces sonnantes et trébuchantes. «L'Algérie est un pays miné par la corruption», disait Bouteflika lors d'un meeting tenu le 30 août 1999. Non seulement il ne prit aucune mesure pour combattre efficacement le fléau, mais, de surcroît, il contribua à sa généralisation. Et pour cause. Le code des marchés publics modifié en 2002 va autoriser la passation de marchés selon le mode du gré à gré, sous réserve de validation en Conseil des ministres. Dès lors, ce qui devait constituer l'exception dans la commande publique devint quasiment la règle, et ce, en contradiction avec les recommandations de la Convention des Nations unies contre la corruption. Nombre de marchés publics (médicaments, logements, bâtiments officiels…) ont été conclus sous cette forme, ce qui laisse supposer l'ampleur du désastre en matière de dilapidation des deniers publics. Durant quatre longs mandats présidentiels, la corruption, dopée par une manne financière inespérée, servira d'instrument de pouvoir et de maintien au pouvoir par le renforcement des liens d'allégeance, le tout sur fond d'impunité totale. Le détournement de l'argent public n'a jamais été aussi effréné que durant l'ère Bouteflika, à croire qu'un accès de folie incontrôlable s'était emparé des institutions de l'Etat. Un Etat, dans quel état ! Des investissements lourds ont été consentis, en l'absence de toute étude de maturation, afin de s'assurer qu'ils seront créateurs de richesses. Faute de maîtrise réelle ou supposée des coûts, nombre de projets ont fait l'objet de réévaluations répétitives sans justification aucune, jusqu'à atteindre des montants astronomiques. La réalisation de l'autoroute Est-Ouest en est un exemple édifiant. L'évasion fiscale, la surfacturation des produits importés, la fuite des capitaux, les fraudes en tout genre, se sont multipliées dans un contexte des plus permissifs. La corruption, les passe-droits, les injonctions arbitraires, le népotisme ont fait leur œuvre de sape de l'autorité de l'Etat. Le tableau est sombre et il y a encore de quoi l'assombrir davantage, s'il fallait évoquer toutes les gabegies, enrichissements illicites, malversations, conflits d'intérêts qui, sous l'ère Bouteflika, devinrent les signes distinctifs de l'Etat algérien. Ce chapitre désolant de l'histoire du pays n'a pas encore livré tous ses secrets. Le secteur public économique a fait l'objet, sous la houlette de l'ex-Premier ministre, Ahmed Ouyahia, d'un bradage systématique à des fins purement clientélistes. Sous couvert de liquidation d'entreprises soi-disant non fiables, celles-ci furent cédées, dans l'opacité la plus totale, à des personnes privées affiliées au pouvoir. Ainsi, des hommes d'affaires de pacotille, des pseudo-industriels, protégés, parrainés, prête-noms, se sont accaparés des leviers économiques du pays. Comble de l'hérésie, même Sonatrach, source essentielle des recettes de l'Etat, frôla la privatisation. N'eût été les résistances internes à l'entreprise, la souveraineté nationale de l'Algérie serait aujourd'hui gravement hypothéquée. La conception clanique du pouvoir a pris une dimension inédite sous le règne de Bouteflika, car il s'agit véritablement d'un règne, puisque seul un monarque despotique pouvait s'arroger des prérogatives aussi exorbitantes, au mépris le plus complet du cadre constitutionnel qui régit la fonction présidentielle. Ce fut pendant quatre mandats consécutifs, un pouvoir outrancier, sans limites, sans partage et sans contrôle, qui annihila tous les autres pouvoirs et contre-pouvoirs. Le cercle des privilégiés qui gravitaient autour du noyau central que représentait l'entourage familial du Président ou parental par alliance, «le sérail» dans la pleine force du mot, a fait revenir l'Algérie à l'ère de la féodalité avec ses bachaghas de triste mémoire. L'allégeance devint la règle de conduite des hauts responsables de l'Etat, afin de gagner les faveurs du clan présidentiel. Comble de l'absurde sinon du ridicule, les dignitaires du régime en étaient réduits à honorer ou se prosterner devant le portrait en pied d'un Président impotent qui s'adressait à son peuple par lettres interposées lues avec emphase par les journalistes de la télévision d'Etat qui n'en finissaient de répéter : «Son excellence a dit...», «Son excellence a décidé...», sur un ton qui laissait plutôt entendre : «Sa seigneurie», «Sa grâce» ou «Son altesse», dans cette pure tradition monarchique dont les attraits habitaient l'esprit d'un président à l'ego démesuré. L'incompétence a été un des maux, et pas des moindres, qui a gangrené les institutions étatiques à tous les niveaux. Nominations et promotions aux hautes fonctions obéissaient la plupart du temps à une logique ou des cooptations d'ordre clientéliste. Combien de walis ayant obtempéré aux sollicitations illégales des puissants du moment ou distribué leurs services avec une magnanimité souveraine pour entrer dans leurs bonnes grâces se sont retrouvés promus ministres ? Au niveau gouvernemental, la compétence se mesurait à l'aune des discours dithyrambiques des uns et des autres. Ceux qui ne possédaient pas l'intelligence de cet art tombaient fatalement en disgrâce. Toutes ces pratiques et tous ces comportements imbriqués les uns dans les autres, déteignant les uns sur les autres, reléguèrent au second rang, souvent dans des carrières bloquées, les cadres de l'Etat intègres, à la rectitude morale irréprochable. L'impunité fut l'une des pièces maîtresses de la gouvernance Bouteflika. L'affaire Sonatrach, le scandale de l'autoroute Est-Ouest, faute d'avoir pu être totalement étouffés, compte tenu de leurs ramifications à l'extérieur du pays, ont montré à quel point les proches du cercle présidentiel pouvaient jouir d'une immunité à toute épreuve. Ils seront épargnés de toutes poursuites judiciaires, malgré des preuves accablantes. Une impunité symptomatique de la profondeur du mal qui ronge l'Etat et ses institutions, entre autres, la justice devenue l'instrument privilégié d'absolution de la rapine et de la prédation. La justice régalienne étant réservée au commun des citoyens. De dérive en dérive s'est créé dans le giron du clan présidentiel un Etat de non-droit, pourvoyeur de privilèges, un Etat propice à tous les abus, aux dilapidations de ressources à grande échelle. Le dévoiement des missions de l'Etat a fait impunément son œuvre, à l'ombre complice des tenants du pouvoir. Si l'élection de Bouteflika annonçait l'aube d'une nouvelle présidence, le résultat est là, patent. Une manne pétrolière de plus de mille milliards de dollars n'aura permis ni d'améliorer les conditions de vie des citoyens, ni de résorber le chômage des jeunes ou la crise du logement, ni de poser les bases d'un développement structuré du pays. Un gâchis incroyable ! Une déconfiture nationale ! Les perspectives d'avenir suscitent bien des soucis à l'heure où la chute du cours du baril de pétrole semble s'inscrire dans la durée. Dans une lettre en date du 5 avril 2019, Bouteflika demande pardon au peuple algérien pour tout ce qui a entaché les vingt années de sa présidence. Faut-il l'absoudre, pardonner les dérives, les abus, le mépris érigé en code de conduite des gouvernants? Est-il excusable ? Tout s'excuse ici-bas, hormis la trahison du serment. En vertu de la Constitution, sa responsabilité est pleine et entière devant le peuple, même lorsqu'il se trouvait dans l'incapacité physique et mentale d'assumer la charge présidentielle. Les Premiers ministres et ministres qui répondent aujourd'hui de leurs actes devant la justice doivent être jugés pour haute trahison et atteinte à la sécurité nationale, au même titre que le Président, si cela advenait, sinon il reviendra à l'Histoire de le juger et condamner. Tous étaient aux premières commandes du pays et ne peuvent, en aucune manière, se disculper, au motif qu'ils ne faisaient qu'appliquer des directives présidentielles. Ils sont tout aussi coupables aux yeux du peuple et de la Nation. Rien ne les empêchait de démissionner pour ne pas se rendre complices d'un tel désastre. Bien au contraire, ils se sont montrés actifs et zélés à l'envi. Les magistrats en charge des dossiers les concernant devraient requalifier les faits. Les crimes commis sont autrement plus graves que la dilapidation de deniers publics ou l'octroi d'avantages indus. Ceux-ci doivent être perçus sous un angle politique et pas seulement à la lumière de la matérialité des faits. Il s'agit, ni plus ni moins, de trahison pour manquement grave aux devoirs dus à leurs charges respectives. Par leur fait, le pays a été sérieusement déstabilisé, fragilisé et ridiculisé aux yeux de la communauté internationale. L'économie nationale a été mise en coupe réglée au profit d'une oligarchie qui a usé et abusé de ses pouvoirs. Sans exagération aucune, l'Etat algérien est un Etat miraculé. L'ère Bouteflika aurait pu lui être fatale si une grâce divine inespérée ne lui épargna un probable effondrement qui aurait entraîné dans son sillage le délitement de la Nation. Est-ce le sang pur des martyrs qui lui a valu cette faveur céleste ? Je suis enclin à le penser. Cet épisode malheureux de l'histoire de l'Algérie postindépendance n'est pas arrivé fortuitement, mais répondait à une réelle volonté de patrimonialisation de l'Etat, voire la consécration d'un héritage dynastique du pouvoir. La Constitution a été révisée à plusieurs reprises, en 2002, 2008 et 2016, au gré de caprices d'un président imbu de lui-même qui voulait se tailler un texte constitutionnel sur mesure. Comparativement, la Constitution des Etats-Unis a connu cinq amendements depuis son adoption en 1787. Thomas Jefferson, un des pères de la Constitution américaine, disait : «Quand le gouvernement craint le peuple, il y a liberté. Quand le peuple craint le gouvernement, c'est la tyrannie.» Le peuple, corps de la Nation, reste et demeure le cœur battant de la démocratie. Un système politique digne de nom ne peut fonctionner et durer que s'il est adossé à des valeurs sociales essentielles, des principes universels (dignité, justice, liberté...) et des droits fondamentaux auxquels tout citoyen aspire naturellement. Ces paramètres constituent le substrat philosophique et politique d'un système démocratique. Pour Jean-Jacques Rousseau : «Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir.» C'est là tout l'ancrage de la légitimité du pouvoir et de l'autorité des gouvernants. L'Etat de droit suppose l'acceptation comme principe cardinal, d'une éthique supérieure aux intérêts catégoriels et d'une culture de dialogue permanent avec la société dans son ensemble, au-delà des logiques politiques contingentes et des variables électorales, de sorte que l'utilité publique et l'intérêt général aient toujours la prééminence. S'il était possible d'aller à rebours des réalités historiques, il faudrait sans doute tout reconsidérer de l'œuvre initiale de conception et d'édification de l'Etat national. Avec Bouteflika, le régime a atteint ses limites historiques. A son image, il est affecté par l'usure de l'âge. «Nos rêves ne rentrent pas dans vos urnes» est sans doute le slogan le plus significatif de la césure qui existe entre le pouvoir et le peuple composé dans sa grande majorité de jeunes entre 20 et 30 ans. La mesure est comble. Une transition politique s'impose pour donner naissance à une nouvelle république, à un Etat rénové à l'aune des valeurs démocratiques universelles. Vendredi après vendredi, le peuple montre, à chacune de ses marches, une détermination à toute épreuve pour parvenir à ses fins. «Toutes les grandes choses, disait Ernest Renan, se font par le peuple.» L'Algérie n'y échappe pas. Les Algériens et les Algériennes, dans la diversité de leurs conditions sociales, de leurs préoccupations et de leurs opinions, partagent la même conviction : l'Etat doit changer dans sa nature même, dans ses fondements, son organisation et son fonctionnement au regard de la pratique institutionnelle qui a prévalu depuis l'indépendance. C'est là le défi et la priorité. D. K. (*) Ecrivain, ex-directeur général de la Fonction publique, docteur en sciences juridiques.