Par Naoufel Brahimi El Mili Encore quelques centaines de mètres, entre un soleil trop timide et une pluie imprévisible, pour arriver à la Maison de la Chimie, au cœur du septième arrondissement de Paris. A l'origine, la Maison de la Chimie est fondée comme lieu de rencontres entre savants et industriels. Reconnue comme fondation d'utilité publique, la Maison de la Chimie, selon ses statuts, « contribue par ses actions à l'avancement de la science chimique dans toute l'étendue de son domaine et à la promotion de ses applications ». Au fil du temps, ce centre de conférence internationale s'ouvre pour accueillir des chefs d'entreprises qui invitent systématiquement des députés et des hommes politiques. L'Assemblée nationale est toute proche, ainsi que le Quai d'Orsay et tant d'autres ministères. Au centre des hauts lieux du pouvoir, cette Maison est devenue de fait un espace de lobbying. Ce samedi après-midi, dernier jour de février de cette année bissextile, à l'affiche de ce centre international de conférence : « La dérive panislamiste et néo-ottomane d'Erdogan. » La conclusion des interventions et débats qui n'ont pas encore eu lieu est dans le titre. Co-organisé par CIGPA (Centre international de géopolitique et de prospective analytique) et la communauté chypriote mondiale, ce colloque veut traiter tous les maux causés par la Turquie d'Erdogan : occupation des territoires syriens, purification ethnique contre les Kurdes, envoi de mercenaires djihadistes en Libye, ingérence en Crimée, incitation à la guerre civile en Egypte en soutenant les Frères musulmans… Avec un tel menu, le procès d'Erdogan est le véritable objectif. Peu étonnant, lorsqu'on connaît CIGPA. Un laboratoire d'idées pour faire front aux Frères musulmans honnis par l'Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis. La principale cible de ce think tank est le Qatar qualifié de régime islamo-mafieux. Qualificatif qui sied bien à la Turquie selon les documents distribués par les organisateurs du colloque, à l'entrée. Le ton est donné. Juste avant 14 heures, je pénètre l'amphithéâtre du rez-de-chaussée, les 300 sièges sont très vite occupés ainsi que les deux allées où, debout, des invités attendent la prise de parole des têtes d'affiche. Confortablement assis, je scrute l'assistance. Je constate la présence en force de certaines des figures de la droite française et du néo-conservatisme. Dans une salle bien chauffée, j'ai froid au dos. Politiques, anciens hauts gradés de l'armée française et du renseignement, anciens ministres et ambassadeurs du Bassin méditerranéen, ils sont tous experts en géopolitique, de par leur vécu et connaissances mais tous de même orientation idéologique. Etonné, une rangée devant moi, je perçois un ancien ministre socialiste français, une grande figure de la haute Mitterrandie. Il dénote dans cet auditoire, que fait-il là ? La réponse est donnée par la présence, à ses côtés, d'une jeune journaliste orientale, bien introduite dans le « Tout-Paris ». Les sourires échangés entre les deux me rassurent. Pour orchestrer ces cinq heures de conférence, le maître des horloges est Yves Thréard, rédacteur en chef du Figaro. Il annonce la présence de Belkacem Haftar, fils du maréchal libyen. Ainsi que celle des anciens ministres de la Défense grec et chypriote. Côté français, la députée LR de Marseille, Valérie Boyer, ancienne porte-parole de François Fillon à la présidentielle de 2017. Après le mot de bienvenue de Mezri Haddad, la parole est donnée à Ahmed Abdallah Aboud, conseiller politique du maréchal Haftar. En arabe, il lit une intervention minutieusement préparée. Dès les premières phrases, il désigne le Qatar et la Turquie comme principaux responsables de la tragédie libyenne. Terrorisme, massacres et islamo-fascisme, telles sont les grandes œuvres de ces deux pays décriés. Ensuite, il revisite l'histoire récente de son pays. Les habitants de Benghazi menacés par les milices à la solde de Doha et d'Ankara, prient Haftar avec insistance de mener la bataille de la dignité du peuple libyen. Ce dernier accepte et se sacrifie. Au passage, j'apprends un mot en arabe « El-Mouchir » qui signifie maréchal, ce grade est très récent dans le monde arabe, il est taillé sur mesure pour les défenseurs de la liberté en Cyrénaïque et en Egypte. Ce vocable revient sans cesse dans son allocution. El-Mouchir se lance dans cette bataille pour déloger de son pays les islamistes et les djihadistes déversés par une navette aérienne de la Syrie en Libye. Le chiffre de 30 000 barbus armés par la Turquie est annoncé. Le Mouchir n'a d'autre ambition que de reconstruire un Etat qui n'a jamais existé en Libye. Alors que les ambitions de la Turquie ne se limitent pas à l'ancien pays de Kadhafi, le Sahel et le Mali sont aussi visés. En conclusion, El-Mouchir Haftar combat le terrorisme pour préserver le reste du monde. Applaudissements dans la salle. Prend le micro, Alain Rodier, ancien responsable du renseignement français. Il commence par un rappel historique des relations turco-libyennes. En conclusion, Erdogan est un dictateur et il doit chuter. Le requiem du Président Turc se poursuit avec le troisième intervenant, l'intelligence en plus. Il s'agit de Jean-Bernard Pinatel, général à la retraite, ancien patron du SIRPA, Service d'informations et de relations publiques des armées. En 1960, l'officier Pinatel était engagé avec ses artilleurs dans les Aurès. Ami avec le général russe, Alexandre Lebed, un vétéran de la guerre en Afghanistan où il a fait ses premières humanités, Pinatel analyse les relations turco-russes. Pour lui, l'Europe n'a pas à suivre le diktat américain qui conduit à l'isolement de la Russie. Au contraire, l'Union européenne doit séparer Moscou d'Ankara. Aussi bien la Russie que l'Occident ont un ennemi commun : l'islam radical, sous-entendu la Turquie d'Erdogan. Applaudissements. Monte à la tribune Valérie Boyer. Elle rappelle le génocide arménien et son combat politique, avec d'autres, pour pénaliser cet acte. Elle ajoute que Chypre, membre de l'Union européenne, est occupée par la Turquie membre de l'OTAN. Mme Boyer revient à la politique française pour dénoncer des associations manipulées par Ankara et qui sont subventionnées par le Trésor public. D'autres propos installent les semi-vérités et les approximations en apesanteur au-dessus de l'amphithéâtre. Standing-ovation, je me lève aussi mais pour prendre la sortie. Au déluge des attaques souvent exagérées contre la Turquie, je préfère celui de la pluie. Mon propos n'est pas de défendre Erdogan, loin de là, mais de constater que lors de son procès, il n'avait aucun avocat dans la salle. Il est vrai que le logiciel ottoman veut dominer le monde arabe mais il est aussi vrai que l'expression phare de ce colloque est « islamo-fascisme. L'islam est la seule religion à qui on accole l'idéologie politique la plus néfaste de l'histoire. Après la guerre froide, ses orphelins ont inventé un ennemi, un adversaire qu'il faut anéantir à tout prix. L'islamo-fascisme est un concept abstrait mais suffisant pour justifier les dépenses militaires et l'interventionnisme à outrance. Et si on ajoute la Turquie, là les armées occidentales ont le droit, voire l'obligation d'intervenir. Pourtant, la Turquie est membre de l'OTAN. Alors il faut faire dégager Erdogan, sa chute est annoncée comme une prochaine guerre entre la Turquie et la Grèce. Daesh, c'est lui, un expert a précisé lors de ce colloque que le « calife » Baghdadi a été tué par les Américains dans une zone contrôlée par l'armée turque, CQFD. Hamas, c'est lui. En effet, j'ai aussi entendu de la bouche d'un intervenant qu'Erdogan se moque de la Palestine mais ce qui l'intéresse est de se rallier l'opinion arabe pro-palestinienne. A titre d'exemple, cet expert déclame que les Algériens en pleine guerre civile (décennie noire) se préoccupaient plus du sort des Palestiniens que du leur. Voilà pourquoi j'ai préféré la pluie au siège confortable de la Maison de la Chimie. L'alchimie qui mêle systématiquement la religion avec le fascisme n'est pas ma tasse de thé. N. B. E. M.