Ce n'est qu'à la suite de la désignation d'un nouveau président chargé de ressusciter le Cnes que l'on a appris(1) que la crise multidimensionnelle paralysant le pays nécessitera à la fois des approches novatrices et d'autres instruments de la prospective afin d'analyser tous les aspects à l'origine du monumental échec de l'Etat. Hormis les attributions classiques du Conseil, l'on s'apprêterait à innover en introduisant d'autres filières de réflexion. L'une d'elles solliciterait les sciences humaines dont la démarche s'inspirera de l'étude du comportementalisme sociétal, comme cela se fait dans l'espace anglo-saxon, nous a-t-on appris. Celle qui consiste à étudier les comportements des sujets de la République pour comprendre les «inclinations» ou les «révulsions» des Algériens face à une situation donnée intéresserait sûrement le pouvoir. Autrement dit, la question des ressources humaines deviendrait une affaire de manipulation discrète ! Il est vrai que l'étude des comportements s'appelait d'abord behaviorisme dont sa proximité ou plutôt sa similitude avec les travaux de Pavlov est notoire tant il est vrai que les buts de cette science s'inscrivent dans le contrôle de l'individu. Par ailleurs, et malgré une certaine suspicion, le recours aux analyses psychologiques d'une société viserait également à potentialiser les qualités «dormantes» du citoyen de base et permettrait justement à la puissance publique d'inclure la société civile» dans les processus du changement que lui seul est en droit de conduire. La voilà la formule-clé de la future démarche qui consistera à sonder les âmes et les prédispositions cachées des petites gens qui n'ont pas vocation à taquiner les rivages de la politique et de l'affairisme, mais cultivent quand même une sorte de résistance à s'opposer aux dénis de justice, au risque de se mettre en travers de «l'ordre établi». Anticipant sur le caractère collectivement récalcitrant de cette humanité apolitique, la «vertueuse» république n'avait-elle pas souvent décidé, par elle-même, de se pencher au chevet d'une citoyenneté inachevée ? Une concession de façade qui s'était fendue d'un «décret» d'insertion au nom de l'Etat de droit en prétendant promouvoir la démocratie participative. C'est pourquoi, il était rare de constater par le passé l'usage du vocable «civil» tant il est vrai que, dans le discours officiel, sa citation a toujours été chargée de duplicité politicienne. C'est ainsi que les chapelles partisanes et les lobbies de la spiritualité se sont régulièrement alignés sur le nouvel ordre édicté d'en haut mais aucun ne fut disposé à faire l'éloge de la société civile quand il s'agissait d'en faire un argument électoral. En vérité, la mystification politicienne est toujours prégnante dans ces milieux-là au service du système. Alors que dans les véritables démocraties la citoyenneté est considérée comme un viatique inaliénable, quand et sous quel régime il en a été ainsi depuis 1962 ? C'est dire que sous le triste tropique qui traverse l'Algérie, la notion même de «société civile» n'est apparue dans les discours officiels qu'au lendemain de la révolte du 5 Octobre 1988. Non pas comme «acte de naissance rétablissant un droit», mais, au contraire, comme la «source du désordre antipatriotique» afin de dédouaner la nomenklatura du parti unique et ses sous-traitants qu'étaient les organisations de masse. Il fallut par conséquent traverser 31 années, dont une dizaine marquée par le terrorisme, pour enfin constater que la qualification de «civile» n'était plus connotée comme une secte malfaisante mais bel et bien comme l'antithèse de la classe politique. Une reconnaissance quasi historique que seules les mobilisations du Hirak imposèrent à toutes les adversités. En effet, l'effervescence politique que le pays a connue récemment était riche de significations les plus diverses. Elle signifiait avant tout la lassitude du peuple pour les systèmes, les doctrines et les organisations qui avaient érigé en modèles de conduite l'opportunisme, le fanatisme religieux et la «magouille». Certes, ce dernier terme est trivial mais il est celui qui rend le mieux compte des comportements trop fréquents de responsables politiques et de leurs comparses, les hommes d'affaires. Les syndicalistes et les animateurs de partis portaient, eux aussi, une lourde responsabilité dans la démobilisation ou l'aliénation politique de beaucoup d'entre leurs militants de base. Rien d'étonnant dès lors que la seule poussée réellement patriotique depuis celle du 11 décembre 1960 se soit produite le 22 février 2019 et en dehors des syndicats et des partis, voire contre eux. Mais comme en Algérie rien n'est simple et que le moindre changement est immédiatement indexé aux calculs du pouvoir, c'est fatalement ce dernier qui se réapproprie les initiatives avant de les retraduire selon ses objectifs. Loin par conséquent d'instruire la moindre suspicion quant à l'idée avancée par le président du nouveau Cnes de se pencher au chevet de cet immense continent humain que représente la «société civile», il est par contre utile de rappeler un précédent séminaire qui s'est tenu en 2011 sous l'égide toujours du Cnes et qui souhaitait explorer cette «terra incognita» longtemps méprisée qui eut pour nom : la citoyenneté. La tenue d'un tel séminaire réunissait quelques juristes et économistes face à un vaste aréopage de participants issus d'un mouvement associatif paradoxalement parrainé par les réseaux du pouvoir et qui fonctionnait grâce à une aisance matérielle scandaleuse, sur le mode des organisations de masse du temps du parti unique. Or, Bouteflika, réellement déstabilisé par l'enchaînement des printemps arabes qui destituèrent leurs despotes, décida de «programmer» simultanément deux coups tordus afin de restaurer le semblant de popularité dont il se vantait dans les années 2000. Souhaitant se doter d'un nouveau pôle d'interlocuteurs tout en répudiant la troïka (FLN, RND et MSP) qui lui avait servi de béquilles, il fut à l'origine de l'initiative de cette conférence qui allait mettre en exergue la société civile. Maître de cette messe hors normes de 2011, le Cnes intitulera cette incantation d'une formule parlante : «La citoyenneté moteur du changement.» Mais c'était là une triste naïveté de la part de ses membres d'avoir voulu jouer aux apprentis sorciers au service d'un pouvoir confisqué par un mégalomane. Un pari perdu d'une institution qui avait déjà dilapidé toute autorité dans son magistère. C'est pourquoi il ne faut pas craindre les conclusions des travaux du groupe de recherche comportemental (GRC) s'ils obscurcissent plus qu'il n'en faut la malvie de ce peuple. Et pour cause, après avoir touché le fond, celui-ci ne peut que refaire surface dans moins de temps que prévu. B. H. (1) Lire l'exhaustive interview du président du Cnes, M. Rédha Tir, publiée par le Quotidien d'Oran dans son édition du 18 mars.