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Gestes barrières à l'extérieur, cohue à l'intérieur CORONAVIRUS ET IMMIGRATION : VISITE IMMERSIVE PARMI LES INTREPIDES DE LA COMMUNAUTE ALGERIENNE EN FRANCE
De Paris, Omar Haddadou La partie n'est pas gagnée ! Le décrochage anticipé relevé chez une catégorie de nos compatriotes en Seine-Saint-Denis, durement touchée (704 décès) par le virus émergent Covid-19, témoigne d'un franc relâchement. Aller à la rencontre de ces récalcitrants, rétifs au port du masque, dans l'une des plus grandes enseignes de la distribution, telle fut la périlleuse mission à accomplir. Rien ne les ébranle ! Ni la situation syndromique, ni la courbe des décès 21 340, selon le ministère de la Santé, ni les barrages filtrants, encore moins l'annonce de l'avènement d'une supposée deuxième vague et les rapports quotidiens émanant de l'Institut Pasteur, du Conseil scientifique, des hôpitaux, des Ehpads et des discours officiels, sur les jours à venir au terme desquels le déconfinement en Hexagone prendrait effet (?) à partir du 11 mai 2020. Mais pour que l'immunité collective soit suffisante, permettant d'éviter une montée en puissance de l'infection, il faudrait, selon le chercheur Simon Cauchemez, 70% de personnes immunisées. « On est très en dessous ! ». En attendant d'y voir plus clair sur une pandémie devenue plus meurtrière, malgré la décrue (84%) des infections — battant un record de plusieurs siècles en nombre de mortalité que n'importe quelle épidémie de grippe — je dois remplir dûment l'attestation dérogatoire de déplacement, en application de l'article 1er du décret du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus Covid-19, avant d'aborder ceux qui auraient signé un pacte de non-agression avec l'agent infectieux. La sortie et le spectre de la contagion Me voilà paré pour un sondage, très particulier, auprès de nos ressortissants adeptes de l'anticipation, mais aussi des irréductibles, toutes nationalités confondues. Avant de prendre congé de ma smala à Romainville, la petite Yasmine, une lève-tôt, briquet à la main, me soumet à un contrôle drastique d'homologation de mon masque, pourtant estampillé FFP2 : «Mets-le, papa, on va tester son étanchéité contre le virus, j'ai vu ça à la télé.» «J'ai pas l'temps !» rétorque-je. Elle insiste, le rictus bien tracé sur sa frimousse. Je consens finalement à souffler. La flamme opère un déhanchement mais ne s'éteigne pas. Le verdict tombe : «C'est bon papa, tu peux sortir.» Pour tout l'or du monde je ne changerais pas ce comité d'hygiène et sécurité restreint à domicile. La statistique et les infos du jour, c'est elle qui me les fournit : «Papa, ils ont montré Donald Trump.» «Qu'est-ce qu'il a sorti comme bourde ?» lui demande-je. «Que son pays va faire face à une période horrible avec de mauvais chiffres et beaucoup de morts.» Ya latif ! À peine arrivé au centre commercial de la banlieue est d'Ile-de-France, la longueur de la file indienne retient mon attention. Je m'y approche et me réjouis que les distances barrières, tant ressassées à bon escient par divers supports, soient scrupuleusement respectées avant l'entrée même du parking : «Vous êtes le dernier ?» bougonne-je, à plus d'un mètre, derrière ma protection faciale. «Oui !» répond le monsieur en bleu de travail. «Mais ça n'avance pas.» «Ce n'est pas grave, finis-je par articuler, l'important est d'observer les recommandations». Un traçage fluo sur le sol régule la position précise de chaque individu de la procession humaine, appelée à prendre son mal en patience. Mais il fait diablement beau pendant la période de confinement. Des signalétiques préventives disposées depuis l'extérieur accompagnent les clients le long du trajet. Je vois l'épuisement d'une population sédentarisée malgré elle. Deux vigiles baraqués de la sécurité veillent au grain. «Vous trois, avancez… ! Stop ! Non madame, j'ai dit trois.» La dame en l'occurrence n'est autre que «taouaâna», qui voulait rattraper son amie exfiltrée. Elle est rappelée aussitôt à l'ordre. C'est toujours plaisant de revivre en exil les survivances de Souk-el-Fellah. Une quarantaine de minutes s'est écoulée durant laquelle le civisme et la rigueur collective ne souffraient aucune incohérence. J'en suis moi-même rasséréné. Le peuple a enfin compris que le défi que lui impose cette saloperie virale relève de sa conduite. Je balaye de mon regard les arrivants dont l'un vient se positionner derrière moi, l'IPhone collé à l'oreille : «Je suis à…, je risque de tarder, l'entrée à l'établissement est canalisée. C'est au coup par coup, mais c'est mieux comme ça, je trouve, compte tenu de la dangerosité et la vitesse de propagation du virus dans notre département !» Le jeune homme observe un silence puis enchaîne : «Non frère ! Ça, c'était avant-hier. Ici, nous en sommes à 704 décès.» Il conclut sur une note sombre, en annonçant à son interlocuteur que la boîte de son patron spécialisée dans les décors cinématographiques en Seine-Saint-Denis (justement) risque de déposer le bilan, si la crise sanitaire persiste. Le tohu-bohu D'une flexion de l'index, l'un des surveillants appelle les personnes suivantes dont je fais partie. C'est l'effet écluse qui se libère, après celui de l'entonnoir accueillant l'immense masse d'eau. Toute la dynamique commerciale en ébullition est au sous-sol. J'y suis. Le brouillamini est saisissant ! Je reste de marbre devant l'agitation et l'absence de discipline. Pas l'ombre d'un geste barrière. Une véritable ruche en transe que de voir ces dizaines de clients s'enchevêtrer en trames hétérogènes, graviter en pelotons, tantôt serrés tel un chapelet de pierres fines, tantôt fragmentés, accourant follement aux produits de consommation, slalomant entre les consoles et les étals comme s'ils avaient une journée à vivre. La disette ayant eu raison de leur self control, ils se débandent. Le pourcentage des personnes sans masques m'abasourdit ! Bref, c'est le souk en mouvement concentrique et déferlant indescriptible ! Ali, agent immobilier, du haut de ses 1,80 m, grand sportif du 93, ne porte pas de masque. Il l'assume en déclarant abruptement : «Je ne le mets pas, cela ne sert à rien. Il y a tellement de monde. Regardez autour de vous, 8 personnes sur 10 ne le portent pas. Nous sommes compactés comme dans une boîte de sardines géante. Je ne vois pas l'intérêt de le mettre aujourd'hui puis l'enlever le lendemain à cause de ce relâchement. C'est aberrant !» Il enfouit sa main droite dans la poche et tranche : «Voilà le masque, mais je le garde au chaud.» Sa résolution me glace. Rentrée d'Algérie en urgence craignant des perturbations dans le trafic aérien, Fadela, la babillarde oranaise, fait ses emplettes en compagnie d'une amie qu'elle a convaincue de se débarrasser de sa protection faciale, très aveulie : «Khouya, pour toi, est-ce un masque ça ?» me demande-t-elle, en extirpant celui de sa collègue de son sac. «Khalouna m'ezaâka ! (Arrêtez de badiner !). Je suis diabétique, cardiaque et je sors sans masque, parce que je n'en trouve pas dans les pharmacies. Je pense que cette histoire du coronavirus n'est qu'une punition de nos excès et nos instincts dominateurs impitoyables. Le gros poisson bouffe le petit. Dieu nous adresse des messages. C'est lui qui détient le remède !.» Peu sourcilleuses sur la vitesse et le mode de transmission, trois expatriées originaires de Mila ne semblent pas, elles aussi, imprégnées de la culture préventive. L'aînée s'en défend : «Pourquoi avoir peur ? Si ça arrive, ça arrive ! Moi je continue à vivre comme avant. La cadette épouse le même argumentaire : « De toute façon, celui qui vous dira qu'il ne court aucun risque au milieu de tout ce monde est un menteur ! En retournant chez vous, vous n'allez pas vous débarrasser des traces du virus à 100%.» Converti à l'Islam après avoir demandé la main d'Asma, Kévin, l'Antillais débonnaire et attachant, répond avec bienveillance à ma requête. Le conducteur de bus est en première ligne en temps normal. Il fait ses achats en rigolant avec son épouse, les deux démunis de masque : «Ma femme et moi avons décidé de l'affronter avec sérénité sans changer nos habitudes. Pour moi, cette crise est une mise à nu des inégalités dans le monde. Ils accusent les Chinois à tort. Regarde ce qui se passe maintenant, l'Europe et l'Amérique font la queue pour obtenir l'assistance de l'Empire du milieu !» Hacène Babouze de Beni Izguène, dans la vallée du M'zab, opérateur chez Véolia en chômage partiel, est résigné : «J'ai entrepris des recherches partout pour me procurer des masques, sans succès. Je peux en fabriquer un, mais son efficacité laissera certainement à désirer. J'ai fait le choix de faire abstraction du mal qui me guette chaque jour en sortant de chez moi.» Plus j'avance dans la collecte des déclarations déconcertantes, moins j'ai envie de poursuivre. Et la réponse de ce responsable arpentant le périmètre en rollers, sans gants jetables ni masque devant les caisses, n'arrange pas les choses : «Ça m'étouffe, je ne supporte pas. Je bouge trop et dois respirer librement.» L'espace du tabloïd ne me permet pas de reprendre toutes les déclarations des personnes que j'ai abordées, maghrébines, françaises et africaines, à l'exception d'un monsieur venu lui et son épouse à ma rencontre en me voyant en plein entretien. Je me suis payé une de ses frayeurs quand Robert, le visage encore hâve, s'est avancé de front pour me confier : «Je viens de sortir de l'hôpital d'Avicenne. J'y ai passé deux semaines en réanimation. Pour vous dire, je ne me rappelais de rien pendant les soins intensifs. J'étais à deux doigts d'y passer. Le Covid-19 ? Ça ne me parlait même pas. Où l'ai-je chopé ? Aucune idée. Mais on s'en souviendra longtemps.» J'ai laissé le miraculé terminer sa phrase, lui indiquant qu'il y aura un avant et un après-coronavirus et peut-être d'autres coups de théâtre révélateurs de nos faiblesses, avant de tourner les talents aussi vite que le coyote de Disney. Le travail terminé dans le département le plus contaminé, je saute dans la voiture après avoir rangé mes notes, les deux précieux sacs de farine T65 de 10 kg dans le coffre arrière, vidé mon gel hydroalcoolique… Ouel harba et'sselek ! (Sauve qui peut). O. H.