Erdogan n'est pas seulement un islamiste, convaincu que son destin est de rétablir le califat ottoman dans sa grandeur supposée, et mythique, c'est aussi un homme d'affaires accompli. On l'a vu sous le califat de Mossoul, comment le pétrole extrait par Daech transitait le plus normalement du monde par la Turquie, pour être commercialisé vers les pays occidentaux. Non rassasié par le pillage des richesses pétrolières d'Irak et de Syrie, le président turc s'est plus récemment attaqué aux gisements de Libye, encore sous contrôle du gouvernement de Tripoli. Erdogan a promis aux Palestiniens de les libérer, mais il s'est contenté de leur construire des cages à poules à Gaza, alors que son compère Nathanyahou s'apprête à avaler plus de territoires. En attendant que la Ligue arabe examine tout ça, et que l'Egypte s'échauffe en exhibant sa force militaire à la télévision, le nouveau calife de Turquie, et des alentours, vient de célébrer son Aïd. Vendredi dernier, jour de prières collectives pour les musulmans, il a signé un décret faisant de la Basilique Sainte-Sophie d'Istanbul une mosquée, et de la mettre à la disposition du ministère du Culte. Comme dans une opération, minutieusement préparée, et synchronisée, le décret califal a entériné un arrêt du Conseil d'Etat turc annulant la décision de Kemal Atatürk, faisant de l'édifice un musée. La basilique Sainte-Sophie, le plus prestigieux monument de l'empire byzantin avait été transformée en mosquée, et consacrée au culte musulman, après la conquête d'Istanbul en 1453. En 1934, Mustapha Kemal Atatürk a décidé, après la dissolution du califat ottoman d'ériger la mosquée en monument historique, et archéologique, et de la verser au patrimoine de l'humanité. Dès vendredi soir, dans un discours télévisé, Erdogan a annoncé solennellement à ses ouailles cette nouvelle victoire de son islam, en attendant d'autres conquêtes sur le bassin méditerranéen. Il faut dire que le contexte interne, et international, est idéal pour Erdogan qui a mis au pas son armée, dernier rempart autoproclamé de la laïcité kémaliste, autant par intérêt que par conviction. Bien qu'ayant décimé l'armée, par l'élimination de ses éventuels adversaires, et opposants, le prétendant au trône du califat s'est gardé jusqu'ici de toucher aux symboles du Kémalisme. Il vient de s'attaquer à l'un d'entre eux, en restituant Sainte-Sophie, qui dépendait jusqu'alors du secteur de la culture, et du tourisme, au ministère des Affaires religieuses, et au culte musulman. Ce faisant, il vient de tuer une seconde fois le leader historique, et charismatique, de la Turquie, en annulant une décision de Kemal Atatürk qui était conforme aux règles de gestion d'un Etat laïque. C'est cette seconde mort d'Atatürk qu'évoque l'écrivain saoudien, Khaled Turki, le bien nommé, qui s'étonne de voir certains arabes, attribuer à Erdogan des succès économiques qui ne lui doivent rien. Dans une contribution, publiée samedi dernier sur le magazine Elaph, il affirme que les succès de la Turquie, et sa relative prospérité sont dus essentiellement à Atatürk, et à ses choix laïques. Cependant qu'Erdogan, et son parti ne rêvent que de restaurer le califat ottoman, et d'étancher leur soif de conquêtes, d'expansion territoriale, et d'étendre leur domination par la religion. Comment des Arabes qui ont connu l'expérience ottomane, vécue comme un cauchemar, peuvent-ils en avoir la nostalgie, comme s'il s'agissait de rétablir le califat "bien guidé"? Comment des Arabes qui ont été massacrés par les Ottomans, parce qu'ils étaient arabes, tout comme les Arméniens l'ont été parce qu'ils étaient chrétiens, peuvent-ils être si nostalgiques? Est-ce qu'ils ne voient pas les destructions, et le pillage, qu'Erdogan, et les siens, sont en train de commettre en Libye, en Syrie, et en Irak, ainsi que l'entreprise de génocides des Kurdes? , s'interroge Khaled Turki. Au demeurant, ajoute-t-il, le peuple turc n'est pas si naïf au point de croire à ces rêves de conquêtes, alors qu'il a goûté, depuis Atatürk, à la laïcité, et à la liberté, de par sa proximité avec l'Europe. Une proximité géographique, politique, et sociologique, qui le lie beaucoup plus aux peuples européens, qu'aux peuples arabes et musulmans, et qui le rendent imperméables à la nostalgie du califat. L'écrivain saoudien, surprenant thuriféraire de la laïcité, et dans un journal saoudien, affirme en conclusion sa conviction que le peuple turc ne laissera pas Erdogan détruire l'œuvre d'Atattürk. Aussi critique envers Erdogan, mais sans aller jusqu'à défendre Atatürk, notre confrère saoudien Ziad Benabdallah Al-Daris du quotidien Okaz, rappelle des précédents de tolérance islamique. Il cite le cas le plus connu, celui du calife Omar qui refusa de prier dans l'église de la Résurrection, ou celui d'Omar Ibn Abdelaziz qui restitua aux chrétiens une partie de leur église, squattée par une mosquée. L'auteur ne veut pas trop s'attarder sur l'un des arguments des islamistes turcs qui réclamaient le retour de Sainte-Sophie au culte musulman, à savoir que Mehmet, le conquérant, avait acheté la basilique. Tout comme ils ont avancé le même argument pour demander la restitution d'une enclave frontalière en Syrie qui aurait été aussi achetée par un membre de la famille princière ottomane. Ce serait aussi donner raison quelque part, au clergé espagnol qui avait repris en 2014 la mosquée de Cordoue, au prétexte qu'elle appartenait à leur église. Et l'auteur se souvient opportunément que la délégation turque à l'Unesco avait déployé beaucoup d'énergie à l'époque pour tenter d'empêcher la restitution de la mosquée au clergé espagnol. Vous avez dit deux poids, deux mesures ? Gageons, toutefois, que si l'Arabie saoudite et la Turquie n'étaient pas en conflit, on aurait eu d'autres lectures, mais c'est de bonne guerre, tant que les autres ne se font pas massacrer. A. H.