«Farniente» est un vocable qui trouve son origine dans la langue italienne. Farniente veut dire «ne rien faire», mais dans le sens de relâcher la tension quotidienne pour un nouveau départ. Un week-end au bord de la mer relève du farniente. Une randonnée en forêt l'est tout autant. Sauf que par les temps qui courent, ce n'est pas exclusivement lié au corona, le farniente n'est pas algérien. Le farniente est «hittiste», c'est-à-dire tous ces jeunes qui, malgré l'Ansej et autres, n'ont qu'une idée en tête, ne rien faire mais gagner des sous. Je me rappelle d'un spécialiste en médecine, «labess bih» comme on dit, qui me disait, il y a quelques années de cela, «mon fils veut être riche sans travailler». Et si le farniente relève beaucoup plus de l'oisiveté. Et si le farniente relève aussi de la falsification des valeurs. Et si le farniente repose sur la solidarité, encore intacte, à l'intérieur de la famille algérienne. Pour moi, j'ai décidé de «farnienter» à Tizi et de voir les secondes s'égrener dans une dépression qui ne dit pas son nom. Ce matin-là «beguesse-t» ; autrement dit, j'ai tenté la «bogocité». Oui, je l'ai fait à ma manière. Pour imiter les anciens, ya kho, j'ai mis un pantalon «bleu de Chine», une marinière, des lunettes sur mon nez, une montre «choufouni ya ness», «baskitta» blanche, et je quitte la maison. Je ne touche pas à ma tire ; je vais à pinces. Malheureusement, le masque a gâché l'effet. Maâlich, «contre mauvaise fortune, faisons bon cœur !»Je tente la « descente » vers le centre-ville. Je regarde à gauche et à droite pour, justement, ressentir les effets de ma bogocité. Je ne la vois nulle part. Je continue mon petit bonhomme de chemin. Tiens, le gars en face est un camarade de classe. Du primaire, ya Mu ! On se salue «covidement», même s'il n'a pas «laâdjar» comme moi. Je reconnais qu'il était content de me voir. Il avait un sourire large «comme ça». Puis, ça fait toujours bon de retrouver un camarade de classe primaire. Il y a l'effet miroir. Je me suis vu en lui. Sur son crâne, une toison blanche brille sous le soleil. Des valises sous les yeux. Un dentier bien fait. Les doigts jaunis par la nicotine. Il me regarde en souriant. «Wech, me dit-il, nous étions les gamins d'autrefois ; aujourd'hui, nous sommes le troisième âge ; puis ce p...de virus est amoureux de nous...» Il a raison, c'est tout juste. Je suis logé à la même enseigne que lui. Il neige sur mon crâne. J'ai quelques fausses dents. Je n'ai pas de valises, mais des cernes. Parce que je ne dors plus. L'âge (pas seulement) m'a rendu insomniaque. «Il te manque pour cette tenue un tatouage sur l'avant-bras, une ancre marine si possible, une sirène aussi ferait l'affaire, une chevalière sur l'annulaire gauche et, pourquoi pas, des joints pour mieux assimiler la philosophie de la vie.» Je ne lui ai pas répondu ; je tourne les talons ; je le laisse en plan ; je pars en bougonnant ; il veut me gâcher et ma journée et ma bogocité. À Tizi, les cafés sont à moitié ouverts. Ou à moitié fermés. Il n'est pas possible de siroter un thé maison ; dans l'état actuel des choses, on te propose un «thé jetable» ; tu prends ton gobelet et tu te cherches un coin pour le sustenter ; puis tu abandonnes ton gobelet au pied de l'arbre, ou sur le rebord d'une fenêtre, ou sous une voiture, ou carrément sur le trottoir. Il ne faut surtout pas vouloir se rendre au restaurant, ils sont tous fermés ; ce virus nous mène la vie dure. Dire qu'il y a des virus bipèdes est une simple limite. Aussi, les gens (l'ghachi) se mettent en groupe compact, remontent le temps, taillent en pièce des journées merdiques, critiquent tout ce qui bouge et remettent en cause cette pandémie. Ils sont combien ? Une dizaine, peut-être. Il n'y a pas un seul qui porte un masque, déniant au virus son effet mortel. J'aurais aimé m'approcher d'eux et leur crier : «Ce virus a pu s'infiltrer dans la prison la mieux gardée d'Algérie ; pensez-vous avoir assez de gardes au fond de votre gorge ou de vos narines ? Mets ton masque, pauvre inconscient, ou rentre chez toi.» Je ne peux pas le faire, j'ai peur d'une réaction violente. Puis, in petto, je me suis dit : «Tu as l'air d'un vieux con avec ta bavette.» Protégé de mon masque et de ma bogocité, je décide de me rendre à l'antique librairie de Tizi, la librairie «Si Ali Ou Cheikh». Je suis sûr de trouver Omar, en vigile éveillé des livres qui font d'abord le bonheur des yeux, puis celui de la lecture ; la compagnie des romanciers est fertile, celle des poètes détricote les chemins de la déraison et du rêve. Tout de même, ça reste une espèce de drôles de déconneurs, ces romanciers et ces poètes. Ils prennent sur eux d'échafauder un scénario, parfois invraisemblable, souvent pathétique, et en faire une histoire ; quant au poète, il trace des plans sur la comète, rebrousse chemin pour mieux se retrouver, vit sa vie par procuration et fait fi de la triste réalité du quotidien. Du corona, il en fait un poème, ce bougre de poète ! Omar est là ; il ne semble pas faire attention à mon désir de farniente et ma propension du jour à la bogocité. «Il y a de nouveaux titres», me dit-il ; hyperactif, il disparaît dans un de ses bureaux. Avec Nna Tass, je fais le tour. Je constate que les éditions Frantz-Fanon ont fait dans l'effort. Malgré la pandémie, cette maison nous offre de nouveaux romans et des études. Tiens, de son côté, Tafat reste sur sa lancée. Ça vaut le coup d'œil. Et l'achat. Je fais mes emplettes. Je me ruine. J'ai de quoi voir venir. Je peux me confiner à nouveau avec cette palette de livres. J'ai mis dans un coin de ma mémoire certains titres. Je repasserai plus tard. Lire un livre relève-t-il du farniente ? Pour moi, oui. Pour vous, je ne sais pas. Lire m'ouvre des perspectives incroyables et suscite en moi un doute intellectuel qui me fait avancer dans mes (in)certitudes. Aussi, je suis toujours en quête d'un nouveau titre. Certains auteurs me manquent. J'aimerais lire Anouar Benmalek, il y a un moment qu'il s'est tu. Comme j'aimerais lire (ou avoir des nouvelles) de Malika Mokeddem, elle a disparu des radars. Si je les cite, c'est que j'ai de l'amitié et de l'affection pour ces deux écrivains. Au fait, y aurait-il un Sila, cette année ? Je repars chez moi riche de mes livres. Et de mes écrivains. Je ne sais pas si cette virée dans le monde «citadin» a assuré un farniente pour un cœur aboulique et si ma bogocité a réellement servi à quelque chose. J'ai vu des rues tristes écrasées par le soleil. Et j'ai vu des gens hagards n'ayant pas l'air de savoir où aller. J'ai aussi cette impression que cette journée n'a jamais existé. Qu'elle est juste la création d'une imagination débordante. Ai-je tout inventé ? Pour cet espace de parole, je laisse dire Habiba Djahnine : «Je cède le pas aux jours, et une voix intérieure me répète qu'une autre vie m'attend ailleurs. Je veux transcrire le monde immense, parler des yeux du fou, des femmes enragées, des orages brumeux, des abîmes humains, des cimetières à scandales... Est-il possible d'apprendre le cruel univers des portes fermées sur les mots ? Est-il possible de ressentir la douceur et la beauté des sensations que les brises marines provoquent ?» Y. M.