Par Zoubir Zemzoum L'ampleur de la contestation de la société, aux plans national et international, contre la mondialisation a réactualisé le débat sur les relations existantes entre l'Etat et la société. Au niveau de chaque nation, la lutte engagée par les souverainistes, avant-garde déclarée de la société, contre la mondialisation, a relancé, avec force, le conflit opposant la société à l'Etat. Un bref rappel des différentes étapes d'évolution de l'Etat-Nation sous la double pression du développement du capitalisme et des avancées matérielles et immatérielles acquises par la société nous renseigneraient davantage sur les mobiles et la nature de ces relations conflictuelles. Si l'Etat et la société n'ont pas toujours fait bon ménage et si leurs relations ont été souvent orageuses, la cause originelle de leurs affrontements porte sur la notion de souveraineté. Cela remonte à la crise de la réforme, au XVIe siècle, avec ses guerres de religion, puis celle, politique et sociale, liée à la révolution industrielle naissante qui ont précipité l'effondrement de la société traditionnelle, aggravé les conflits entre les individus et les groupes sociaux en formation et exacerbé les tensions entre les citoyens et l'Etat, entre la société et l'Etat. Celui-ci s'est vu contraint alors d'intervenir, avec l'autorité requise, pour préserver la cohésion sociale. Du coup, la question de la souveraineté de l'Etat par rapport à celle de la société se posa sous la forme d'un débat passionnément animé par les philosophes des XVIIIe et XIXe siècles. Les partisans de la prééminence de l'Etat sur la société avaient justifié alors leurs positions par les dangers que représentaient ces conflits religieux et sociaux pour la cohésion de la société et l'unité de la nation. D'après la vision de ces derniers, l'ascendance de la souveraineté de l'Etat sur la société découle objectivement de la responsabilité de celui-ci de mettre un terme à ces conflits. Hegel et son école soutenaient la thèse de la subordination des éléments disparates de la société à la souveraineté de l'Etat. D'autres, comme Hobbes, Locke et Rousseau, selon bien entendu l'optique de chacun, militaient pour la conclusion d'un accord général capable d'unir l'Etat à la société, comme alternative à la cohésion fragile d'essence religieuse et médiévale qui n'a pas, comme on le sait, résisté longtemps à la double pression politique et économique de la bourgeoisie représentative du capitalisme naissant. Prônant le renforcement et l'extension de tous les liens sociaux, Saint-Simon, Proudhon et Marx étaient en faveur du contrôle de l'Etat, mieux, de la limitation de son autorité, voire de son abolition à terme. Ce sont surtout l'avènement de la première révolution industrielle, plus que la réforme et les problèmes de développement qu'elle a engendrés (la division de la société en classes sociales antagonistes, les conflits sociaux qui s'y rapportent et la lutte qui en a découlé pour la conquête du pouvoir et la mainmise sur l'Etat) qui ont relancé ce débat avec, cette fois-ci, la prise en compte de la place et du rôle de l'Etat dans une nation où le développement général du pays et de la société lui assigne, aux plans économique, social, culturel et politique, des missions et des tâches aussi multiples que complexes. La controverse autour des notions — société-Etat — n'a cessé, dès lors, de retenir l'attention des philosophes, des politologues, des économistes, des sociologues et autres juristes. La révolution française de 1789 et, bien plus tard, celle d'octobre 1917, ont quelque peu relégué au second plan cette question centrale par l'instauration, successivement, de l'Etat capitaliste et de l'Etat communiste qui avaient codifié à leurs façons, dans leurs régimes respectifs, les relations entre l'Etat et la société, entre l'individu et la société, entre aussi l'individu et l'Etat. À l'évidence, au regard de la remise en cause par les peuples de ces modèles d'Etat, les problèmes de fond liés à la notion de souveraineté n'ont pas pour autant été réglés. Le développement et l'évolution de ces deux régimes ont généré et aggravé, plutôt, les conflits au sein de la société et approfondi le fossé existant entre la société et l'Etat. La non-résolution de ces conflits par l'Etat communiste donne une première explication aujourd'hui à l'effondrement du bloc de l'Est. Quant à l'Etat capitaliste, la contestation à caractère politique et idéologique qui s'y développe sur fond de revendications sociales à l'échelle planétaire livre un aperçu de l'élargissement du fossé qui existe entre l'Etat capitaliste et la société, particulièrement dans cette phase de domination de l'Etat-Nation par le capitalisme ultralibéral. Compte tenu de la nature nouvelle de ces conflits qui dépassent le clivage classique des luttes de classes, le débat sur la notion de souveraineté de l'Etat et celle de la société se pose, à présent, en des termes différents. La problématique posée va au-delà, en effet, de la recherche d'une symbiose entre l'Etat et la société puisqu'elle porte sur les conditions de réappropriation par la société de sa souveraineté pour imposer sa volonté de transformation de l'Etat. C'est la place, le rôle, les missions et les tâches de l'Etat-Nation par rapport à la société (sa souveraineté, ses besoins et ses aspirations) et par rapport au capitalisme monopoliste mondial (l'hégémonisme des cartels financiers) qui constituent les éléments principaux du problème de fond se rapportant au nouveau mode relationnel à imaginer entre la société (nationale) et l'Etat (national). Si par le passé, les différences entre les notions d'individu et de citoyen, d'Etat et de société s'étaient manifestées avec acuité dans le cadre des limites géographiques de la nation, à présent, elles se sont compliquées par la subordination de l'Etat-Nation à l'autorité du capitalisme monopoliste mondiale, c'est- à-dire à «l'Etat planétaire» établi de facto par les cartels financiers. Les conflits de groupes sociaux disparates et de classes sociales antagonistes qui existaient, jadis, au sein de la société constituaient la raison invoquée pour justifier la prééminence de la souveraineté de l'Etat sur la société, mais aujourd'hui, ces tiraillements internes cèdent progressivement la place, sous les effets des retombées économiques, sociales, culturelles et politiques de la mondialisation du capitalisme ultralibéral, à une confrontation de plus en plus généralisée opposant la société, c'est-à-dire toutes les franges de la population, à l'Etat-Nation dominé par le capitalisme mondialisé, par les multinationales qui gouvernent le monde. Nous percevons d'ailleurs, dans le mouvement international de contestation et de revendication, englobant toutes les couches de la société, dans la plupart des pays capitalistes, les signes révélateurs d'une prise de conscience politique collective qui, par-delà les luttes syndicales et partisanes, se veut, d'une part, une remise en cause de la nature même de l'Etat-Nation dont la souveraineté est soumise au capitalisme monopoliste mondial et d'autre part, un rejet du productivisme effréné du modèle de développement dicté par ce même capitalisme, voire des modèles de consommation, de vie et de culture qu'il génère et impose. En fait, c'est le projet de société émanant du système capitaliste qui est ainsi remis en question par la société. La généralisation de la contestation à l'échelle mondiale soulève, désormais, avec force, la question de la souveraineté du peuple. C'est le débat de l'heure car le citoyen et la société sont de plus en plus persuadés que pour changer l'ordre des choses à l'échelle internationale, il faut, en premier lieu, le changer au plan national. Et le seul moyen d'y parvenir est de reconquérir une souveraineté que le peuple a perdue dès lors qu'il a permis son usurpation et son éclatement par les tenants d'idéologies qui sont à l'origine de la division de la société en classes antagonistes. Pour le mouvement souverainiste comme d'ailleurs pour les courants à caractère internationaliste la réappropriation de cette souveraineté s'impose à toute société qui aspire à déterminer librement le contenu et les contours d'un Etat-Nation libéré de la pression des cartels et de la pesanteur de la mondialisation. Cette vision de la thématique posée, rehaussée par toute la charge de l'actualité, réfute, plus que jamais, l'argumentation de certains maîtres de la sociologie politique moderne, pour qui la controverse sur la notion de souveraineté de l'Etat et de la société est dépassée dès lors que les raisons avancées ne se justifient plus. Puisqu'il s'agit, selon eux, «d'une simple erreur de formulation». Pour Seymour Martin Lipset(1) «l'erreur était de considérer l'Etat et la société comme deux organismes indépendants et de se demander à qui revenait la prééminence. De nos jours les sociologues considèrent, selon ce dernier, «l'Etat comme une institution politique parmi d'autres, lesquelles ne forment elles-mêmes qu'une branche rattachée aux institutions sociales». Si l'on se réfère à cet avis, qui synthétise, grosso modo, la pensée de sociologues tels Max Weber, Robert Michels et Talbot Parsons, le débat ne concerne pas l'Etat et la société dans leurs relations mais «les rapports de ce tronc institutionnel avec les différentes branches qui s'en détachent»(2) ou «de rechercher quels sont les rapports entre les institutions politiques et les autres formes d'institutions».(3) Tronquer le débat de cette manière, c'est vouloir occulter à dessein la question fondamentale suivante : quels sont, d'une part, la place et le rôle de l'Etat-Nation par rapport à la société et par rapport au capital international et, d'autre part, quels sont les relations que cet Etat-Nation tisse avec la société et celles qu'il entretient avec le capital international ? En d'autres termes, il s'agit de débattre des fondements de la lutte actuelle opposant la société à un Etat qui tend, de plus en plus, à subordonner sa souveraineté et celle du peuple à l'autorité du capitalisme monopoliste mondial. Une lutte qui soulève la question de la souveraineté du peuple et l'exercice du pouvoir pour conforter la souveraineté de l'Etat et le libérer des pesanteurs de la mondialisation. Z. Z. (À suivre) 1) L'homme et la politique de Seymour Martin Lipset, sociologue et spécialiste de science politique américain. Edition du Seuil 1963 collection «Esprit». ( 2) idem. (3) idem.