Entretien réalisé par Karim Aimeur Dans l'entretien qu'il nous a accordé à la veille de la célébration du 66e anniversaire du déclenchement de la guerre de Libération nationale, le secrétaire général intérimaire de l'Organisation nationale des moudjahidine (ONM), Mohand Ouamar Benlhadj, estime que les objectifs de Novembre ne sont pas atteints. «Il y a un tas de facteurs qui ont contribué à la déviation. Je préfère parler de déviation à la place de trahison. Même s'il y a des traîtres en Algérie, mais ce n'est pas tout le monde qui a trahi», a-t-il précisé. Il soutient qu'il ne suffit pas de constitutionnaliser la déclaration du Premier Novembre dans le projet de la révision de la Constitution, trouvant que l'essentiel est plutôt de respecter ses principes et concrétiser ses objectifs. Le Soir d'Algérie : La déclaration du 1er Novembre 1954 vient d'être constitutionnalisée dans le projet de la révision constitutionnelle. Qu'en pensez-vous, au sein de l'ONM ? Mohand Ouamar Benlhadj : Il ne suffit pas d'inscrire le 1er Novembre dans le texte constitutionnel, il faut voir le contenu de la déclaration, ses objectifs, s'ils ont été atteints ou non, et si les principes de Novembre sont appliqués et respectés ou non. C'est cela l'essentiel. C'est le contenu et non pas l'emballage. L'inscription du 1er Novembre dans la Constitution est une bonne chose mais réaliser ses objectifs, qui sont la libération du pays et de l'homme, est encore mieux. À l'époque coloniale, les Algériens indigènes étaient réduits au rang d'animaux. À l'époque, 10% des colons et de l'appareil administratif colonial disposaient de 90% des ressources du pays. Les 10% restants étaient pour les 90% des habitants qui végétaient en réalité. Les objectifs et les principes du 1er Novembre ne sont pas réalisés. On a eu l'indépendance, et c'est le principal objectif. Pour le reste, les progrès qui ont dû être effectués, bien qu'il y ait des énoncés au lendemain de l'indépendance dans l'intérêt des masses populaires, mais ils ont été capotés. La révolution agraire avait échoué, la révolution industrielle également. Il y a l'enseignement qui a réussi, même si on aurait pu faire mieux. Dans les domaines de l'habitat et de la santé, il y a eu aussi des progrès même si la réussite n'est pas à 100%. Pour le reste, malheureusement, les objectifs ne sont pas réalisés. Qu'en est-il sur le plan social ? Les objectifs ne sont pas réalisés. On est arrivé au stade où l'on était pendant la colonisation. 10% des revenus du pays sont distribués à 90% du reste de la population algérienne. Les 90% des revenus sont pris par l'oligarchie, par un groupe de personnes. Je ne connais pas leur nombre, mais nous avons quelques milliers de milliardaires et c'est difficile de compter les zéros après le milliard. C'est ça le drame dans notre pays. Même sur l'éventail des salaires, on trouve des salariés parmi les cadres supérieurs de la nation, qui touchent jusqu'à 800 000 DA par mois, et d'autres fonctionnaires qui touchent 18 000 DA et même moins par mois. Cette situation est dramatique, elle est injuste. Si on parle de Novembre dans la Constitution, il faut promulguer des lois pour concrétiser ses principes, si vraiment on a la volonté de le respecter. Vous dressez un constat amer sur la situation du pays et vous affirmez que les objectifs de la Révolution ne sont pas atteints. Que reste-t-il alors du 1er Novembre, selon vous ? L'Algérie a son drapeau, son armée, son appareil étatique et elle est membre du concert des nations. Il reste le problème de la justice sociale et de la justice tout court. Il faudrait que chacun ait vraiment un véritable statut de citoyen. Il ne faut pas qu'il y ait des classes chez nous. Novembre n'est pas venu pour remplacer l'appareil répressif, l'appareil des premier et deuxième collèges de l'époque coloniale par un appareil identique après l'indépendance. Pensez-vous que le 1er Novembre a été trahi par les pouvoirs successifs du système algérien après l'indépendance ? Pour parler de trahison, je ne sais pas, peut-être qu' il y a quelque chose de cela. Il y a aussi de l'incompétence chez nous, comme il y a l'ignorance et le manque de niveau de conscience politique qui était, à mon avis, supérieur avant Novembre 1954 qu'après l'indépendance. Au lendemain de l'indépendance, les gens pensaient beaucoup à leur estomac, ils étaient ouverts à la corruption...Il y a un tas de facteurs qui ont contribué à la déviation. Je préfère parler de déviation à la place de trahison. Même s'il y a des traîtres en Algérie, mais ce n'est pas tout le monde qui a trahi. Le conseiller en charge des questions mémorielles auprès du président de la République, Abdelmadjid Chikhi, a appelé, il y a quelques jours, la France à restituer à l'Algérie ses archives. Qu'en pensez-vous ? Pour moi, l'histoire des archives n'est pas importante dans la mesure où ces archives ne sont pas recensées. Lorsqu'ils les ont prises, il n'y avait pas de décharges pour qu'on puisse réclamer tel ou tel dossier ou tel ou tel document. Les Français avaient tout. Ce qu'ils ont hérité des Ottomans, nous ne le connaissons pas. Le reste, ce sont leurs archives à eux. Ce sont eux qui inscrivaient tout, qui détenaient les documents, qui faisaient les études du point de vue recherches. Nous ne savons pas exactement qu'est-ce qu'il y a. Pour la guerre de Libération, nous ne connaissons pas les rapports quotidiens des militaires : combien d'Algériens ont été abattus, assassinés tel ou tel jour. Donc, même s'ils nous restituent quelque chose, ils ne restitueront que ce qu'ils voudront. C'est pour cela que je dis que nous devons écrire notre histoire avec notre mémoire à nous. Nous avons encore des dizaines de milliers de survivants, il y a des traces sur le terrain avec les villages démolis, les forêts incendiées, les cimetières... : réunissons tout cela et écrivons notre histoire. N'attendons pas Aix-en-Provence ou bien Le Vincent pour l'écrire. Les Français ne nous donneront jamais ce qui porterait préjudice à la renommée qu'ils ont fait bâtir de pays civilisateur, pays des droits de l'Homme. Si Chikhi attend l'arrivée des colis de Paris, rien ne sera écrit. Comme à chaque date historique, la question de la repentance et les appels à la reconnaissance de la responsabilité de la France dans les crimes coloniaux reviennent avec force... Nous pouvons revendiquer cela et nous pourrons même aller à la Cour internationale de justice de La Haye pour le réclamer. La France doit reconnaître sa responsabilité dans ce qui s'est passé. Avec cinq ans d'occupation partielle allemande, les Français ont même amené les responsables allemands sur les lieux pour s'incliner devant la mémoire de leurs morts qui ont résisté contre cette occupation. Ce pour quoi, les Français avaient exigé la reconnaissance de l'Allemagne est absolument insignifiante par rapport aux dégâts que les colonialistes français ont commis en Algérie. K. A.