Elle n'a ni la démesure de luxe de Dubaï ni les méga-projets coûteux d'Abou Dhabi, mais Sharjah reste connue comme la capitale culturelle des Emirats arabes unis, avec pour ambition première de mettre en lumière les talents mésestimés du monde arabe. Dans le Musée d'art de Sharjah, l'une des sept principautés du riche pays du Golfe, les œuvres dépeignent beautés et tragédies de la région. Une grande toile de Bashir Sinwar montre les cadavres mutilés d'hommes et de femmes tués en 1982 par des miliciens chrétiens, alliés à Israël, dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila à Beyrouth. Plus loin, la vie quotidienne d'antan entre les petites tours en pisé ocre de la vieille ville yéménite de Sanaa prend forme dans un tableau de Abdallah Al Amin. Sultan Al Qassemi n'est pas peu fier de la collection de Barjeel Art Foundation, un projet qu'il a initié en 2010 pour exposer et préserver l'art arabe moderne et contemporain, comptant plus de 1 000 œuvres. «Nous rendons un service artistique au monde arabe», se félicite ce spécialiste, issu de la famille régnante de Sharjah. «Sharjah n'est pas l'émirat le plus riche du Golfe économiquement, mais c'est le plus riche culturellement», ajoute l'homme, qui a enseigné aux Etats-Unis et en France. En quête d'aura internationale, les Emirats ont investi massivement dans la culture, parfois dans de grands projets tapageurs comme l'antenne du Louvre parisien à Abou Dhabi ou l'organisation de l'exposition universelle en 2021 à Dubaï. Mais Sharjah a conservé son statut de capitale culturelle, avec son Salon du livre, ses musées, sa biennale d'art contemporain, ses festivals de photographie, de théâtre, de poésie ou encore de calligraphie. L'Unesco l'a nommée capitale arabe de la culture en 1998 et capitale mondiale du livre en 2019 pour avoir rendu la lecture «accessible au plus grand nombre». C'est lors d'un séjour à Paris que naît l'ambition du Sultan Al Qassemi, lorsqu'il voit des dizaines de visiteurs se précipiter devant un tableau de Van Gogh au Musée d'Orsay. «Je me suis dit qu'un jour je verrai aussi une telle file d'attente devant les meilleurs artistes arabes. «Connaître l'art local» Le monde arabe est riche d'arts (...) Malheureusement, beaucoup de jeunes arabes l'ignorent», regrette Sultan Al Qassemi, qui organise des débats sur le sujet. «Nous devons combattre la domination occidentale et la vision orientaliste sur le monde arabe. Nous devons connaître l'art local et les artistes arabes avant Picasso ou Dali», insiste-t-il. Directrice générale de l'Autorité des musées de Sharjah, Manal Ataya est l'une des actrices de cette stratégie promotionnelle mise en place par l'émir cheikh Sultan ben Mohammad Al Qassemi, amateur d'art et d'histoire. La responsable émiratie tient à exposer des artistes du monde entier, mais souligne «une sous-représentation des artistes arabes en général au niveau mondial». «Il serait très facile de continuer à soutenir les artistes européens, mais ce sont nos artistes ici qui ont besoin de notre soutien, de ces ressources, de cette confiance.» Avec sa vue sur le musée entouré de petits immeubles anciens et colorés, la jeune sculptrice Moza Almatrooshi ne regrette pas d'avoir établi son studio à Sharjah. «Audace artistique» Originaire de Ajman (nord-ouest), elle vit entre Londres, où elle a étudié les beaux-arts, et Sharjah, ville «à taille humaine» où elle se sent «plus à l'aise». «J'ai travaillé à Dubaï et j'ai senti que l'art là-bas était focalisé sur les aspects commerciaux», estime l'artiste. Les œuvres que la jeune émiratie sculpte filme ou photographie font la part belle aux traditions culinaires, pleines, selon elle, de symboles. Si quelques gratte-ciel fleurissent à Sharjah, l'Emirat a préservé ses vieilles bâtisses et allées qui «inspirent», dit Moza Almatrooshi. Mais dans une région dominée par le conservatisme social et des régimes politiques particulièrement hostiles aux discours subversifs, les artistes craignent toujours censure et représailles. «Les artistes occidentaux peuvent avoir l'audace artistique de défendre certaines idées contrairement à nous. Pas parce qu'on s'oppose à ces idées, mais à cause de la peur dans laquelle on vit», confie la jeune femme. Son «défi» : trouver des moyens détournés pour faire passer un message quand «on ne peut pas dire tout ce que l'on veut».