Par Zineddine Sekfali Les années 2019-2020 forment une période charnière entre un passé affligeant, qu'il était devenu urgent de clore, et un avenir prometteur qu'il va falloir construire résolument et le plus vite possible. Politiquement, 2019 et 2020 sont marquées par trois grands évènements qui resteront autant de repères dans le cours de l'histoire de l'Algérie. Il s'agit, en l'occurrence, de l'apparition d'un vaste mouvement populaire immédiatement baptisé Hirak, de l'élection d'un nouveau président de la République et de l'adoption, par voie référendaire, d'une nouvelle Constitution. Ces évènements signent un changement de cap évident et une rupture radicale d'avec le système – ou si l'on préfère le régime – en place depuis des décennies. Sénescent et moralement pourri, tous les rouages et structures du régime étaient, depuis au moins vingt ans, phagocytés par des féodalités administratives indéracinables, des partis politiques factices, entretenus par l'administration sur les fonds publics, et une redoutable catégorie d'affairistes compradores et prédateurs insatiables. Les Algériens espéraient, dans leur très grande majorité, l'émergence d'un nouvel ordre politique, démocratique, respectueux des libertés et du Droit. L'apparition aussi soudaine qu'inattendue du Hirak, puissant mouvement populaire formé de citoyens, hommes et femmes, issus des générations postindépendance, tous éperdument épris de liberté et de démocratie, a créé la surprise — une très heureuse surprise ! — et fait renaître une lueur d'espoir chez nos concitoyens, alors complètement désenchantés et abattus par la corruption et les magouilles du système. Les meilleurs révélateurs du profond désespoir dans lequel nos concitoyens étaient tombés restent les résultats électoraux de tous les scrutins précédemment organisés par le système avec la complicité active de beaucoup de partis politiques et la participation directe des autorités locales, notamment pour la tenue de meetings «bidons» réunissant des militants gracieusement «embedded» par d'impressionnantes flottes d'autobus, nourris aux sandwichs au «fromage-casher» et grassement «indemnisés pour leur sens civique» sur des fonds illégalement puisés dans les caisses de l'Etat et des collectivités locales, mais aussi sur des fonds privés d'origine douteuse, clandestinement collectés. Cet immense mouvement populaire, immédiatement baptisé «Hirak», n'est ni un parti, ni un front, ni une sainte alliance partisane, ni un bloc, ni une coalition... Le Hirak est et restera sans doute un mouvement citoyen, révolutionnaire, pacifique, qui rassemble des millions de citoyens algériens autour de quelques valeurs universelles essentielles et des principes fondamentaux de la démocratie. N'en déplaise à ceux qui ont vu dans ce mouvement d'essence populaire un concurrent dangereux pour leurs partis politiques respectifs, comme à ceux que toute manifestation populaire spontanée qui échappe à leur contrôle hystérise fortement, comme enfin aux «complotistes» qui aiment semer la suspicion et jeter le discrédit sur les initiatives qui les dérangent, le Hirak a réuni les Algériens sans jamais les diviser, ni les opposer les uns aux autres. En vérité, ce grand mouvement populaire a ressoudé la nation que d'aucuns — des irresponsables et une faible minorité de pêcheurs en eau trouble — s'emploient depuis, pour des motifs idéologiques malsains, à disloquer et à fragmenter. Diviser pour régner, n'est-ce pas ce que pratiquent les disciples de Machiavel ! Le Hirak unificateur est, de ce seul point de vue déjà, l'évènement historique le plus marquant de notre Histoire nationale contemporaine. En vérité, nous avons aussi de nombreuses autres raisons de célébrer son anniversaire le 22 février prochain et de commémorer ses premiers acquis... Lors des marches, sit-in et autres rassemblements sur les places et voies publiques, les hirakistes ont, en se fondant dans la foule compacte, délibérément opté pour l'anonymat, celui des foules très précisément. Pour autant, considéré individuellement, chaque hirakiste agit et avance sans masque. Les hirakistes ne se cachent pas et ne se pavanent pas non plus, comme le font les politiciens en manque de base militante. Personne n'est dupe, il y a des tentatives de récupération des hirakistes par les politiciens. On a bien vu certaines personnes, plus ou moins connues pour leurs obédiences partisanes ou idéologiques, se mêler aux hirakistes dans le but de recruter à leur profit de nouveaux militants et, à défaut, d'y racoler quelques sympathisants et potentiels électeurs, en prévision des prochains scrutins nationaux ou locaux déjà annoncés pour l'année en cours... Les citoyens qui intègrent le Hirak n'ont pas d'arrière-pensées. Chacun sait qu'il y a beaucoup de fierté dans le tempérament de l'Algérien et l'on devrait savoir, depuis le temps qu'on côtoie ce peuple, qu'il n'aime pas les compromissions et qu'il méprise profondément les corrupteurs autant que les corrompus. Le Hirak est, dans sa forme comme dans le fond, un phénomène typiquement algérien, par sa spontanéité, sa sincérité, la puissance de son élan, la solidité de ses convictions, son attachement au pacifisme et son rejet de la violence. S'il a étonné et même rendu perplexes de nombreux politologues et observateurs étrangers, en ce qui nous concerne, nous les Algériens, nous avons d'emblée vu dans le Hirak un idéal, du courage et, par-dessus tout, la pureté et la sincérité qui habitent et animent les vrais révolutionnaires. Le Hirak n'est pas un produit d'importation comparable ou similaire aux mouvements populaires surgis dans certains pays occidentaux où la démocratie représentative minée par les «combinazioni» s'est essoufflée, entraînant une importante démobilisation électorale ainsi qu'un désenchantement démocratique patent, signes précurseurs de l'arrivée de régimes populistes, autoritaires ou carrément fascistes. Le Hirak algérien n'est en aucune façon une pâle copie d'un quelconque mouvement politique ou social, né à l'étranger. De surcroît, chez nous, personne n'a jamais songé à l'exporter hors de nos frontières, alors même que nos compatriotes émigrés, notamment en France et au Canada, ont organisé dans ces deux pays, à plusieurs reprises, des marches en soutien au Hirak national qui, malgré les entraves et obstacles dressés par certains dans le but assumé de le casser, a continué à se développer en s'étendant quasiment à l'ensemble des wilayas du pays. Chaque vendredi, pendant plus d'une année, qu'il vente, qu'il pleuve, ou que le soleil brûle les têtes et les corps, que des barrages routiers soient dressés pour bloquer les accès des villes, que des milliers de policiers et de gendarmes en armes soient déployés dans les rues et sur les carrefours réputés stratégiques, nous avons vu des dizaines de milliers, puis des centaines de milliers de hirakistes se déplacer en masse et organiser avec succès d'immenses protestas, sans forcer quiconque à manifester et surtout sans jamais recourir à la violence. Ces marches grandioses resteront à tout jamais gravées dans les mémoires individuelles ainsi que dans notre mémoire collective. Les citoyens s'agrégeaient au mouvement, spontanément, de leur plein gré, librement et paisiblement. Il n'y a jamais eu durant les marches du Hirak à Alger ni dans aucune autre ville de notre pays les graves troubles à l'ordre public, des mises à sac de commerces, de cafés et de restaurants, des incendies de véhicules automobiles ni aucun des actes de violences sauvages qui clôturaient quasi régulièrement les manifestations des «Gilets jaunes» en France. Que de fois le Hirak, qui, chez nous, est l'incarnation vivante et agissante de la souveraineté populaire, s'est retrouvé dans des face-à-face avec le pouvoir politique en place, lequel, en principe, tire sa légitimité de la volonté populaire ! Le Hirak et le pouvoir s'étaient, au fil des semaines et des manifestations, installés dans un antagonisme ô combien dangereux pour la paix publique et l'unité nationale ! Que de fois les citoyens protestataires et les agents des appareils de sécurité de l'Etat, en charge, en principe, de la protection — en toutes circonstances — des citoyens mais en même temps soumis à la subordination hiérarchique des autorités politiques et administratives, se sont eux aussi trouvés face-à-face, tels des adversaires irréconciliables, prêts, au moindre signal, à en découdre ! Et cependant, il n'y a eu ni confrontations frontales brutales, ni insurrections, ni émeutes, ni guerre civile, et moins encore, un quelconque appel ou velléité de séparatisme. En tout cas, il n'y a eu ni blessés graves, ni éclopés, ni éborgnés chez les manifestants, et pratiquement aucun agent de l'ordre public mobilisé pour le maintien de l'ordre pris à partie et blessé par des manifestants. Et cependant, combien de fois la République a vacillé et combien de fois l'Etat a failli s'effondrer n'étaient, fort heureusement, la perspicacité, la sagesse et le patriotisme de quelques hommes, auxquels nous devrions tous, un jour ou l'autre, rendre un vibrant hommage et exprimer notre profonde reconnaissance pour nous avoir épargné les malheurs de l'insurrection et de la guerre civile ! Mais parce que la pandémie de Covid-19 a envahi notre pays et fortement touché nos populations, les hirakistes — eux aussi confinés — ont suspendu leurs manifestations, déserté les rues et sont rentrés chez eux. Néanmoins, nous ne dirons pas, abandonnant nos hirakistes les plus en vue aux fourches caudines d'une répression globalement jugée trop sévère et dans certains cas même non fondée, ces quelques paroles extraites d'un petit bijou de la poésie française chantée, qui est devenue un véritable «tube» dans les années 1960, grâce au film Jules et Jim de Truffaut et à la voix suave de la très charmante Jeanne Moreau : «On s'est perdu de vue / On s'est retrouvé / On s'est séparé / Puis chacun pour soi est reparti / Dans les tourbillons de la vie...» Mais rien n'est encore joué pour le Hirak. Sa mission est loin d'être terminée. Il reste encore en effet à refonder la République et ses institutions, à restructurer l'Etat et ses démembrements, à réactiver le développement économique dans ses trois piliers qui sont : l'industrie, l'agriculture et les services. En fait, ce qui reste à réaliser (les RAR comme on disait à une certaine époque) c'est en un mot : l'essentiel ! De plus, tous les citoyens en conviendront, à mon humble avis, il est hors de question pour la justice, cette vénérable institution républicaine gardienne de la loi et dans le même temps des libertés individuelles, mais aujourd'hui sérieusement secouée par des querelles de personnes, des luttes d'influence, les jalousies des uns et les ambitions des autres, de laisser passer entre les mailles des filets de la répression les satrapes et les mafieux qui ont ruiné notre pays. Dans son livre Les Damnés de la terre, Frantz Fanon nous mettait déjà en garde contre cette catégorie d'affairistes mafieux quand il a écrit, à propos des pays nouvellement indépendants, cette observation prémonitoire : «(...) elle (la bourgeoisie locale parvenue au pouvoir) n'est pas orientée vers la production, l'invention, la construction, le travail. Elle est tout entière canalisée vers des activités de type intermédiaire (...) Etre dans le circuit, la combine, telle semble être sa vocation profonde. Elle a une psychologie d'hommes d'affaires, non de capitaines d'industrie.» Il importe à cette occasion de mettre aussi en garde les responsables de la justice, et particulièrement les magistrats en charge des affaires économiques et des affaires de corruption, contre toute négligence coupable dans le traitement des dossiers dont ils sont saisis, comme contre toute tentation de faire montre envers la «3issaba» d'une complaisance complice ou d'une clémence de mauvais aloi. Il ne saurait en toute logique y avoir pour les délinquants économiques ni immunité, ni impunité, ni circonstances atténuantes. Il faut pour le reste veiller à ce que nos juges ne recourent pas, pour procéder à des acquittements ou des libérations ou des non-lieux à suivre, à des artifices de procédure ou autres mesquines supercheries juridiques. La justice ne doit obéir qu'à la loi, nous rappelle la Constitution. Que dirions-nous au peuple, si ceux qui doivent appliquer la loi la violent quand bon leur semble ! Un ancien magistrat a dit très justement, me semble-t-il, ceci : «la tâche des juges consiste à rendre des jugements fondés en fait et en droit, mais pas des services !» C'est aux institutions judiciaires qu'il appartient de nous débarrasser des satrapes véreux et des affairistes mafieux qui ont soumis le pays à un pillage monstrueux durant deux décennies au moins. C'est à la justice qu'il revient de faire réintégrer dans les caisses de l'Etat les fonds frauduleusement transférés à l'étranger. C'est là le challenge exaltant dévolu par la Constitution, la loi et le Hirak à la justice en cette période d'apurement des comptes entre le peuple et ses spoliateurs. Encore faudrait-il en plus que les procès et les audiences se déroulent dignement et dans la sérénité. Il n'y a rien de plus détestable en effet que ces images de foire d'empoigne, d'agitation, de désordre et d'individus se déplaçant dans tous les sens et se comportant dans les salles d'audience de nos cours et tribunaux comme s'ils étaient dans des souks. C'est en tout cas ce que les téléspectateurs ont retenu des images diffusées, certains jours, par des télévisions autorisées à couvrir en direct les procès de corruption. Plus surprenants encore sont ce que je nommerais ici les «revirements de jurisprudence» qui ont récemment marqué la scène judiciaire. On a vu des dossiers franchir à une vitesse surprenante, toutes les étapes de la procédure pénale : instruction, jugement en première instance devant un tribunal, appel devant une cour, cassation à la Cour suprême, renvoi devant une cour ou la même cour autrement composée. Mais le plus étonnant dans ces affaires, c'est qu'après avoir commencé par des condamnations à de lourdes peines de prison, elles se terminent, à l'issue d'une saga judiciaire qui mobilise plusieurs juridictions et plusieurs magistrats, par une décision de relaxe ! La même chose s'est passée dans les juridictions militaires où, pourtant, les poursuites ne peuvent être engagées que sur un ordre écrit du ministre de la Défense qui, aujourd'hui comme hier, n'est personne d'autre que le président de la République lui-même. Si je conçois fort bien qu'un juriste, avocat ou magistrat, rompu à la procédure pénale, ne puisse trouver dans «ces revirements jurisprudentiels» rien de surprenant ni d'anormal, qu'on me concède d'oser penser qu'il n'est pas sûr que le citoyen lambda comprenne comment et pourquoi la justice puisse rendre quelqu'un «noir» un jour et «blanc» un autre jour, dans une même affaire ! La Fontaine a écrit dans sa fable Les animaux malades de la peste : «Selon que vous êtes puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir !» J'ose espérer que cet adage ne s'applique pas aux récents revirements de jurisprudence. Tout cela pour dire combien les peuples, au nom desquels la justice est rendue, sont attentifs aux jugements de condamnation et d'acquittement, aux décisions d'élargissement et de non-lieu, que les juges prononcent dans les «grosses» affaires et plus particulièrement les affaires de corruption ! Il est enfin de la plus haute importance pour l'honneur de l'institution judiciaire et son crédit, que les institutions judiciaires communiquent sur de tels «revirements de jurisprudence» et s'en expliquent publiquement. Ne doutent en effet de l'intérêt porté par notre peuple aux décisions de justice que ceux qui sont atteints de cécité politique ou sont totalement coupés de la réalité. Z. S.