Par Ahmed Cheniki Jamais peut-�tre les Alg�riens n�ont �t� aussi d�sesp�r�s et d��us que ces deux derni�res d�cennies. Souvent, les discussions dans les caf�s ou les souks et les discours de la presse et des dirigeants politiques (pouvoir et opposition) mettent en �vidence un certain d�senchantement n� du �d�tournement� de la lutte de lib�ration par des �quipes ayant, au pr�alable, privatis� les structures de l�Etat et m�me parfois reproduit les attitudes du colonisateur auquel certains n�h�sitent pas � s�identifier. Jusqu�� pr�sent, tout pouvoir est per�u comme un espace de contrainte et de r�pression. Il n�est pas �tonnant que les gens cultivent une sorte de m�fiance par rapport aux espaces de pouvoir assimil�s � des lieux o� dominent corruption, passe-droit et client�lisme. Cette distance est perceptible dans la relation trop souvent antagonique avec les assembl�es (APC, APW et APN) consid�r�es essentiellement comme des instruments trop peu efficaces et trop marqu�s par les jeux de la rente. Les �assembl�es �lues� sont des entit�s nouvelles dans une soci�t� comme l�Alg�rie marqu�e par la pr�sence d�une culture ambivalente, duale, travers�e par un tragique d�doublement mettant en p�ril toute marque de �modernit�. Ces assembl�es, fortement suspect�es et marqu�es parfois du sceau de l�ineffable, sont victimes de leurs conditions d�adoption et de leur gen�se. N�es pour donner l�illusion d�une responsabilit� collective et fonctionnant pratiquement comme des espaces d�illustration du pouvoir en place, elles ne sont pas encore int�rioris�es dans l�imaginaire populaire qui limite la responsabilit� au Pr�sident et au wali, assimil�s � des cheikhs de zaou�as. D�ailleurs, trop peu d�Alg�riens connaissent la fonction et les pr�rogatives r�elles de telles chambres investies d�espaces illusoires de gouvernement et se limitant � une r�p�tition du discours officiel, s��loignant s�rieusement des jeux de la repr�sentativit� populaire. Les urnes fonctionnent comme illusion du r�el et espace de d�n�gation des marques de souverainet� du �peuple� ainsi brim� de sa citoyennet�, engendrant une profonde c�sure. Les gens ne connaissent de cette assembl�e ni d�put�s ni s�nateurs, mais ressassent tout simplement cette question des salaires qui a tant d�cr�dibilis� une Assembl�e populaire nationale et un S�nat dont ils ignorent la fonction r�elle, sauf qu�il sert parfois � caser certains anciens responsables et qu�il reproduit un sch�ma existant dans quelques pays �occidentaux �, notamment la France. N� dans des conditions particuli�res, apr�s les �v�nements des ann�es 1990, le S�nat qui donne la possibilit� au Pr�sident de d�signer le tiers de ses membres, �tait per�u, � l�origine comme un espace de censure et de police pouvant bloquer un groupe majoritaire dans l�Assembl�e s�il est consid�r� comme politiquement peu correct et ayant les pr�rogatives de changer le texte constitutionnel. Il est n� juste apr�s les �lections ayant permis la victoire du FIS aux �lections de 1991. Les diff�rentes assembl�es se sont toujours situ�es hors du pouvoir r�el, m�me dans des situations exceptionnelles comme celle qui a permis � Rabah Bitat alors pr�sident de l�APN d�h�riter de la charge pr�sidentielle pendant 45 jours ou la p�riode trouble de 1991- 1992. L�APN, dans une soci�t� gouvern�e le plus souvent de mani�re autocratique o� seul le pr�sident et son entourage imm�diat d�cident, ne peut finalement que discuter et finir dans sa majorit� � adopter les textes propos�s par le gouvernement. C�est d�sormais une pratique courante. Cette mani�re de gouverner n�est pas propre � l�Alg�rie, mais se retrouve dans tous les pays africains et arabes. Seuls les pays latino-am�ricains arrivent aujourd�hui � rompre avec leur pass� et mettre en �uvre un �quilibre institutionnel. Cette situation est le produit de contingences historiques et sociologiques particuli�res. M�me les ministres restent encore hors les sentiers de l�efficacit�. Ils sont vus comme des repr�sentants d�entit�s symboliques peu r�elles. L�APN, dans une soci�t� gouvern�e le plus souvent de mani�re autocratique o� seul le pr�sident et son entourage imm�diat d�cident, ne peut finalement que discuter et finir dans sa majorit� � adopter les textes propos�s par le gouvernement. D�ailleurs, le fonctionnement des diff�rents gouvernements confirme justement cette impression donnant � voir la structure gouvernementale comme une entit� abstraite au m�me titre que l�Etat transform� en un lieu mythique, � tel point que ce sont les espaces informels qui prennent s�rieusement le dessus sur les structures formelles ou l�gales. Il n�est nullement surprenant de constater le nombre incalculable de textes souvent calqu�s de l�gislations �trang�res demeur�s lettre morte. Une plong�e dans l�histoire nous permettrait de comprendre la r�alit� d�une soci�t� trop r�fractaire � l��crit, trop s�duite par l�oral, cultivant la d�n�gation et travaill�e par la juxtaposition de deux attitudes faite de ruralit� et de comportements dits modernes, r�sultats d�une alt�rit� jamais pleinement assum�e. Ce d�doublement marque tous les appareils institutionnels et les diff�rents espaces de gouvernement ambigu peu coh�rent, � l�image des tribus, des zaou�as et des clans, trop autocratique. La population doit all�geance au chef. Ce n�est pas sans raison que les populations s�adressent directement au Pr�sident et au wali, drap�s des oripeaux de la d�cision et consid�r�s comme les personnalit�s les plus cr�dibles de l�Etat formel trop domin� par diff�rentes instances informelles constituant les v�ritables lieux du pouvoir r�el. Il n�existe pas de structures tampon, interm�diaires entre les hauts lieux du gouvernement et la soci�t�. Ce qui provoque de graves malentendus, d�autant que l�absence de classes moyennes, s�rieusement lamin�es, emp�che la formation de ce que de nombreux analystes et hommes politiques appellent outrageusement �soci�t� civile�, entit� trop peu op�ratoire dans une soci�t� alg�rienne encore travaill�e par la ruralit�. Il serait utile d�interroger et de d�finir cette notion flasque de �soci�t� civile� encore trop marqu�e par une proximit� et une fronti�re peu s�re avec la �soci�t� politique�. Une plong�e dans les jeux de l�histoire et des univers th�oriques inciterait l�analyste � un surcro�t de prudence. Quelle est la fronti�re s�parant ces deux entit�s ? L�Etat, paradoxalement d�muni de ses pr�rogatives essentielles et de certaines de ses r�gles de fonctionnement, va graduellement abandonner de nombreuses fonctions � un discours oral, manich�en, mais peu clair. Ce qui provoque de multiples malentendus et permet une sorte de confusion trop pernicieuse entre Etat et pouvoir d�Etat. Cet amalgame r�duit l�Etat � une simple fonction de police r�pressive comme si les appareils id�ologiques le constituant �taient tout simplement exclus de sa composante. Ainsi, il est facile de deviner que le probl�me crucial v�cu aujourd�hui, c�est l�absence d�un questionnement s�rieux de la nature de l�Etat en Alg�rie. Il serait primordial de d�limiter les contours de l�Etat, tout en cherchant � red�finir les fonctions de cet Etat h�rit� de la colonisation, qui gagnerait � �tre s�rieusement interrog� et r�adapt� en fonction des r�alit�s sociologiques et politiques nationales. Le pouvoir politique consid�r� comme le lieu exclusif de gouvernement, neutralisant dangereusement les autres pouvoirs, se confond tragiquement avec l�Etat priv� de sa force majeure d�organisation de la soci�t�. Il y a une certaine continuit� dans le regard port� sur le pouvoir consid�r� comme un lieu o� s��tablissent les diff�rents clans et o� s��quilibrent les diff�rentes strates des forces et des appareils en cohabitation forc�e en dehors de toute la dynamique sociale. L�Etat privatis�, c�est-�-dire dot� d�un pouvoir ne tirant pas son autorit� de fondements juridiques mais se confondant avec les qualit�s et les traits particuliers du chef, investit le paysage et engendre une forte et pr�judiciable distance avec les populations m�fiantes et percevant l�autorit� comme un espace trop peu cr�dible. D�o� l�usage de termes comme �el-beylik� d�notant une attitude historique de rejet de l�Etat dit ottoman (consid�r� comme �tranger, injuste) ou �el-houkouma� trop marqu�s s�mantiquement et id�ologiquement, provoquant une certaine distance. C�est une sorte de regard �trange et �tranger sur le pouvoir d�Etat. La c�sure profonde entre les d�tenteurs du pouvoir et la soci�t� avec ses �lites parall�les, non reconnues ou marginalis�es, est r�elle. La connaissance de la nature du mode du gouvernement avant et apr�s 1962 peut apporter une r�ponse s�rieuse � tout ce fonctionnement paradoxal qui, en Europe, correspondait au f�odalisme o� le chef consid�rait le pouvoir comme une pr�rogative personnelle. Il n�est donc pas op�ratoire de chercher si les r�gles constitutionnelles ont �t� respect�es ou non dans une soci�t� qui fonctionne � l�oralit� et qui n�accorde que trop peu d�importance aux textes �crits. Ainsi, la Constitution, m�me s�il existe un Conseil constitutionnel charg� th�oriquement de veiller � son application, ne pourrait pas, compte tenu des relations trop marqu�es par l�oralit� et les d�marches personnelles, �tre op�ratoire ni pertinente. Ce qui rend les relations institutionnelles peu claires et trop ambigu�s. Les pr�rogatives confuses des uns et des autres o� plusieurs cercles se chevauchent et s�entrechoquent ne permettent pas une s�rieuse administration de la chose publique. D�ailleurs, des diplomates �trangers ont toujours �voqu� ce probl�me dans leurs articles sur l�Alg�rie. C�est pour cette raison que les investisseurs possibles ne croient plus en la chose �crite alg�rienne parce qu�elle s�efface vite. C�est une sorte de tableau magique. On se souvient des coups de gueule de Kasdi Merbah et de Benbitour, suite au limogeage du premier par Chadli Bendjedid et de la d�mission du second durant le premier mandat de Bouteflika. Ahmed Benbitour expliquait son d�part en �voquant une �lecture et une compr�hension non partag�es des dispositions constitutionnelles relatives � la fonction et aux missions du chef du gouvernement�. La c�sure profonde entre les d�tenteurs du pouvoir et la soci�t� avec ses �lites parall�les, non reconnues ou marginalis�es, est r�elle d�autant plus que les partis politiques, encore fonctionnant � leur tour comme de v�ritables tribus, ne semblent pas repr�sentatifs de la sc�ne sociale et fonctionnent toujours comme des entit�s syncr�tiques donnant � voir un Etat trop mouvant et complexe. L�Etat, travers� par une multiplicit� de d�finitions, est une structure glissante dans la mesure o� elle met en jeu des r�alit�s concr�tes et un artifice. Car, pour reprendre Hegel, il serait, entre autres, �la substance �thique d�elle-m�me� qui ne pourrait se r�duire � ce regard simpliste qui en fait une simple structuration de la soci�t� avec des espaces de direction et de coercition. L�Etat est un concept, une id�e qui refl�te bien la d�route du langage. L�Etat, instance �syncr�tique paradoxale� (espace o� cohabitent deux attitudes dissemblables et peu compatibles, l�une ancr�e dans la culture �autochtone�, l�autre marqu�e par le regard occidental) est lieu et enjeu de comportements et de pratiques ambivalents. Cette ambivalence ou cette dualit� est inscrite dans cette mani�re de faire de l�individu qui, d�un c�t�, consulte en m�me temps le m�decin et le taleb, le maire et l�imam. Cette situation est le produit de tout un parcours historique. H�ritage de la colonisation qui l�a b�ti pour son profit, l�Etat, tel qu�il fonctionne actuellement, semble quelque peu �rod� et n�arr�te pas de conna�tre de tr�s s�rieuses fissures. Il est, aujourd�hui, marqu� par la pr�sence de deux entit�s parfois peu compatibles, qui contribuent grandement � sa neutralisation. D�o� les r�sistances sociales, surtout dans l�Alg�rie profonde qui n�arrive pas encore � adopter ces nouvelles repr�sentations. La ruralisation progressive des structures �tatiques constitue un �l�ment de blocage certain exigeant une red�finition de l�Etat national aujourd�hui calqu� exclusivement sur le mod�le fran�ais. La question de l�Etat convoque les lieux ontologiques et les diff�rentes configurations sociologiques, et ne se limite pas uniquement � la mise en forme de structures administratives servant tel ou tel discours, ou telle ou telle liste de �comp�tences administratives suppos�es�. L�Alg�rie a toujours fonctionn� avec deux structures : l�une formelle, celle de l�Etat, prise en charge par le discours politique ambiant et l�autre, informelle, celle de la soci�t� concr�te, c�est-�-dire une construction de r�sidus de tribus, de clans et d�int�r�ts. Le texte va, avec le temps, venir a priori l�gitimer la d�cision prise. C�est tout � fait normal que des professeurs �trangers n�arrivent pas � comprendre le �syst�me politique alg�rien�, parce que souvent, ils sont arm�s de grilles et de sch�mas pr��tablis qui d�sarticulent l�analyse et ne permettent pas une lecture s�rieuse du fait politique ou sociologique. Ce regard port� par l��tranger � ou m�me la grande majorit� des sociologues alg�riens � sur la soci�t� alg�rienne ou les appareils de pouvoir ne prend pas en consid�ration la dimension syncr�tique, tr�s importante dans l�analyse des syst�mes sociologiques des pays anciennement colonis�s. La question de l�Etat convoque les lieux ontologiques et les diff�rentes configurations sociologiques, et ne se limite pas uniquement � la mise en forme de structures administratives servant tel ou tel discours, ou telle ou telle liste de �comp�tences administratives suppos�es�. L�enjeu est plus complexe dans un univers o� il est clair que les relations parentales, familiales et d�int�r�ts d�terminent in�luctablement son fonctionnement. Cette r�alit� duale perturbe fondamentalement toute possible r�forme et exige une v�ritable interrogation des lieux implicites et explicites de l�Etat encore r�fractaire aux d�finitions toutes faites. Tout cela met en branle des comportements doubles, parfois antith�tiques. Ce qui ne manque pas de produire un discours teint� de frustration et de d�sillusion. Ce n�est pas surprenant d�entendre des Alg�riens parler du pr�sent tout en convoquant le pass� h�ro�que et positif appel� � la rescousse pour justifier le d�senchantement actuel. Il n�est pas inutile de voir le nombre extraordinaire de jeunes qui voudraient quitter le pays. La production litt�raire et artistique a �galement abord� ce th�me de la d�sillusion. Apr�s l�ind�pendance, plusieurs romans et pi�ces de th��tre pr�sentant de mani�re critique le passage du pass� (la lutte pour l�ind�pendance) au pr�sent ont �t� publi�s. Nous pouvons citer notamment le Muezzin de Mourad Bourboune, les Martyrs reviennent cette semaine de Tahar Ouettar, la Danse du roi de Mohamed Dib, le Fleuve d�tourn� et Tomb�za de Rachid Mimouni, la Travers�e de Mouloud Mammeri, les Chercheurs d�os et l�Invention du d�sert de Tahar Djaout, A quoi r�vent les loups de Yasmina Khadra� Apr�s l�ind�pendance, plusieurs romans et pi�ces de th��tre pr�sentant de mani�re critique le passage du pass� (la lutte pour l�ind�pendance) au pr�sent ont �t� publi�s. Tous ces r�cits mettent en sc�ne des personnages vivant un pr�sent difficile, tragique. Ils font souvent appel � la guerre de Lib�ration comme une sorte d�espace sacrificiel. M�me le cin�ma s�est mis � poser ce probl�me, notamment dans les films de Merzak Allouache ( Omar Gatlatou, Salut Cousin). Mohamed Dib fait appel � l�histoire dans le but de montrer que les choses n�ont pas du tout chang� avec l�ind�pendance du pays. Arfia dans la Danse du roi et Mille hourras pour une gueuse raconte, � la mani�re des conteurs populaires, des s�quences de la lutte de Lib�ration tout en vivant un pr�sent amer qui lui rappelle constamment le sacrifice, presque vain, de ses compagnons de combat. Cette mani�re de faire se retrouve �galement dans une pi�ce dans une adaptation d�une nouvelle de l��crivain Tahar Ouettar, mise en sc�ne par Ziani Ch�rif Ayad, Echouhada yaoudouna hada el ousbou� ( Les martyrs reviennent cette semaine) qui, d�ailleurs, reprend certains passages du texte de Dib.