Quand tout part et s'éparpille dans les vents du passé, il reste des souvenirs. Il reste ces images indélébiles incrustées dans la mémoire, réveillant les sensations les plus fortes et le goût exquis des plaisirs d'antan. Ces deux longues années de confinement n'ont pas facilité les choses. Mais, parfois, au cœur de ces nuits moroses, surgit une lumière du passé qui illumine d'une joie éphémère ce présent si triste ; juste le moment d'oublier les privations et les chiffres de la mort égrenés froidement à la télé... On se remet alors à revivre, à espérer... Durant près de vingt années, j'ai assidûment fréquenté la plage Toche d'Annaba, m'y rendant chaque matin pour ne revenir qu'en soirée, le cœur rempli de fortes émotions et les yeux chargés de bleu, celui de la mer, celui du ciel, celui des coups de peinture donnés aux murs des cabanons devenus petites villas en briques. J'ai vu débarquer les jeunes pêcheurs avec la pêche du jour. Le merlan, encore barbotant dans l'eau de mer avec laquelle il sera abondamment lavé, finira dans la poêle de Khali, grand connaisseur du monde marin et fin gourmet. Un délice ! Du haut de la terrasse où nous nous retrouvions chaque jour, j'ai vu partir les harragas. Certains ont disparu avant de pénétrer les eaux internationales. Maintenant, c'est par milliers qu'ils quittent ces plages. Cette terrasse située au sud de Toche était le lieu privilégié de moments inoubliables, de rencontres fraternelles rehaussées par un défilé incessant de plats succulents ramenés par les copains ou préparés sur place. Cette terrasse donnait sur l'immensité de la mer. On était dans une sorte de balcon donnant sur le golfe dont on pouvait voir, par beau temps, l'extrémité Est dominée par le cap Rosa situé dans la wilaya de Tarf. A l'ouest, la vue du Cap de Garde ou Ras-el-Hamra était cachée par les collines du Belvédère. Ce golfe s'offrait à nous dans une vue éblouissante avec des couleurs qui changeaient au fil des saisons et, parfois, durant la même journée. Comme la plage est située en retrait de la route de la corniche, le silence des lieux et le cadre naturel submergé par la présence marine confèrent aux lieux l'air d'une île retirée du monde civilisé. En été, c'est une autre ambiance, celle de toute plage populaire recevant des milliers d'estivants. Ce golfe, connu également pour ses richesses halieutiques (merlans, rougets, roussettes, poulpes, crevettes), attire de nombreux chalutiers qu'on peut voir à l'heure du retour, traînant leurs queues d'écumes lactescentes au large. Quand ils passent vers le port, on sait que la nuit ne va pas tarder à étendre son sombre manteau sur les lieux. C'est alors qu'une autre féerie s'installait devant nous : une kyrielle de lumières épousant les contours de la plage du Belvédère. Les longues traînées safranées de l'éclairage public rencontraient les projecteurs et les Led polychromes des établissements touristiques. Les discothèques s'ouvraient à la nuit et l'on dansait sous les étoiles jusqu'à l'aube... Quand la lune s'installait dans toute sa rondeur, ses reflets se dessinaient sur les vagues ondulantes qui finissaient délicatement à nos pieds. En hiver, le spectacle est unique mais il faut bien se couvrir car les courants ramènent un froid vif qui pénètre les os. Naturellement, la majorité des clients préfèrent l'intérieur du restaurant chauffé au gaz naturel mais les irréductibles comme moi, venus spécialement pour la mer et les amis, ne sauraient rester au milieu de la fumée des cigarettes, se privant du regard de la grande bleue. On choisit toujours notre petite terrasse, qu'il vente ou qu'il pleuve. Quand la pluie est trop forte, on s'entasse derrière un petit comptoir protégé par une corniche. C'est alors que la mer quitte ses habits bleus pour endosser sa sombre tenue des mois froids. Il y a du gris mais pas partout. Parfois, un long sillon verdâtre traverse la baie de bout en bout alors que les vagues hurlent et se fracassent contre les roches entourant une mystérieuse maison nichée au sommet d'un pic regardant le large. La mer monte alors très haut, inondant les lieux durant plusieurs jours. J'ai vu passer toutes sortes d'individus. J'ai connu des hommes, des vrais, qui font ce qu'ils disent et qui ne se courbent jamais dans un pays où la courbette fut un sport national. J'ai vu des lâches, incapables de se mettre debout ! J'ai vu la peur grandir dans les yeux de certains cadres dès que vous évoquez les noms des dirigeants du complexe sidérurgique injustement emprisonnés. Je les ai vus trembler quand vous évoquez le nom de Tliba et de ceux qui le protégeaient. Ils me disaient : «Tu es fou d'écrire contre ces gens-là !» J'ai vu des artistes, de vrais amoureux de la vie au sourire contrastant avec la morosité de ces temps sordides ; ils semaient l'espoir à tout-va ; ils disaient aux peureux et aux pessimistes que les temps de l'imposture s'en iront, que des hommes vont surgir de partout pour effacer la honte... Certains sont partis de ce monde sur la pointe des pieds et leur absence est si présente en ces lieux que j'ai du mal, maintenant, à m'y rendre. Où êtes-vous, chers amis ? Dans la brume opaque du souvenir, vous surgissez toujours, avec vos visages lumineux qui éclairent ces journées insipides. L'autre fois, j'ai quand même tenté de marcher près des vagues, comme jadis. C'était d'une tristesse funeste ! Car, à chaque pas, il me semblait que des fantômes m'accompagnaient. Khali Chérif avait toujours la dernière pour nous faire éclater de rire avant le départ ! Une encyclopédie des plaisirs de la vie quand elle est prise du bon côté, sans hypocrisie, ni cupidité : vivre au fil des jours, vivre sa vie et pas celle des autres. Et cela donne tout simplement le bonheur d'être soi-même ! On n'a pas besoin de faire comme les autres pour accéder à la félicité parce que cette dernière n'a pas de recette commune, ni de méthode valable pour tous... Khali nous avait communiqué sa joie de vivre et sa simplicité. Il n'avait pas besoin d'une fortune ou d'une voiture pour être heureux. Il l'était au contact du soleil qui lui donnait rendez-vous sur le sable de Toche. Il était heureux sous les étoiles, chantant les vieux succès populaires tunisiens. Nous reprenions en chœur ces belles paroles que nous connaissions tous. Et voilà qu'une autre ombre floue se dessine sous la forme de mon ami Kaddour, l'autre charmeur de la vie, l'inégalable chanteur de malouf dont la voix faisait sortir les poissons de l'eau. Toujours fauché mais riche d'un optimisme à défoncer le roc, riche d'amitiés sincères, riche de ces moments de communion avec la mer qui donnaient envie d'aimer la vie et de ne jamais la prendre au sérieux. Kaddour nous a quittés, comme Khali. Comme Hakim l'Algérois, pilote de chasse à la retraite qui nous a rejoints le jour où les amis fêtaient mon soixantième anniversaire, autour d'une chekhchoukha biskria. Il m'offrit un médaillon avec le logo de sa compagnie, celle des hommes debout qui veillent là-haut à notre sécurité. Parti trop tôt suite à une maladie fulgurante. C'était un condensé d'élégance et de bonté. Il y avait aussi Hamid le Constantinois ; foudroyé par une crise cardiaque. L'ami fidèle sur lequel vous pouviez toujours compter. Il y avait Bounour, abattu dans son établissement sans but apparent. Il était invité chez moi la même nuit mais il avait raté le rendez-vous. C'était quelques heures avant sa mort. Et c'est finalement avec elle qu'il avait rendez-vous. Il y avait Abdelaziz, l'as de la mécanique diesel, Mohamed le «rouge», le bourlingueur, le «pêcheur» proprio d'un bistrot sans éclat de l'autre côté de Toche... J'en oublie certainement. Heureux de les avoir fréquentés durant ces longues années où le séjour à Toche fut une suite ininterrompue de joies et de plaisirs. Un ami m'a dit que l'établissement de Bouskaya était fermé. C'est drôle la facilité qu'ils ont pour fermer les lieux où l'on rit de bon cœur et où l'hypocrisie est interdite d'entrée ! M. F.