Tu vois que j'avais raison quand je te conseillais de profiter de chaque moment parce que ça pourrait être pire. Tu me répondais : «Arrête ton char ! Comment imaginer pire que ce que nous vivons ?» Tu me citais ces mille tracas qui nous empoisonnaient la vie, individuellement et collectivement, pour justifier ton pessimisme. Au fait était-ce du pessimisme puisque c'est toi qui croyais en des lendemains qui chantent. Et moi, étais-je pessimiste en martelant que ça pourrait être pire ? Je crois que j'étais le plus optimiste des deux, mais pas de cet optimisme béat qui te fait chanter «qu'elle est belle la baignade !» alors que le cours de la rivière t'emporte, de plus en plus rapidement, vers la cascade ! Mon optimisme s'exprimait par rapport au moment vécu, à cet instant réel où le bonheur nous submergeait et que beaucoup étaient incapables de saisir dans toute sa dimension. Tu en faisais partie. Il s'agit de cette catégorie de gens coincés entre hier et demain, ignorant totalement le moment qu'ils vivent, tournant le dos à ce présent fuyant et éphémère, pour se projeter dans un futur meilleur. Toujours meilleur ! Ton optimisme décalé se voulait comme une alternative à ton pessimisme vécu au présent. «Ne t'en fais pas, ça va aller mieux !» Cher ami, moi, contrairement à toi, j'ai su apprécier chaque moment de nos rencontres fraternelles. J'ai eu cette capacité d'occulter le passé et d'ignorer le futur pour m'enfoncer de toutes mes forces physiques et mentales dans le moment présent afin de mieux apprécier l'exquis bonheur qui s'en dégageait. Oui, il a existé ce bonheur si lointain aujourd'hui... Tu attendais Godot et il n'est pas venu. Attends, mon ami. Attends ton bonheur appelé Désir ! Nostalgie oblige, je dis toujours que nous étions mieux du temps de Boumediène même si, à la fin des années soixante, la police nous chassait pour nos cheveux longs. Oui, je sais, ce proviseur d'Oran nous rappelle que la problématique des cheveux est une constante du système, mais nous pouvions choisir entre la mosquée et le bistrot, aller danser en discothèque ; nous balader en amoureux, la main dans la main, enlacés dans les rues et les places publiques : ça ne choquait personne ! Les plages recevaient de belles demoiselles en tenue de bain, comme partout ailleurs dans le monde. La plage, on y va pour se baigner et bronzer, pas pour monter un guitoune gonflable aux airbags prêts à exploser au milieu des vagues. Les gens vivaient un islam du XXe siècle et pas cette espèce de maladie contagieuse, répandue en nos contrées dans les années 80/90, qui nous oblige à nous accoutrer comme les tribus arabes du moyen-âge. Là-bas, ils ont évolué depuis. Les vrais Lieux Saints s'accommodent de la vie moderne et, ici, on tente de créer de nouveaux Lieux Saints ! Toi, tu attendais 1980. Et quand elle est venue, tu semblais heureux avec les frigidaires multicolores et les bananes dormant près des chauffages. Moi aussi, j'ai cru au début à notre perestroïka — c'était à la mode ! — mais quand la Glasnost de Chadli s'est courbée devant le cheikh Ghazali et que le FLN sortait son fameux article 120, j'ai compris qu'avant, c'était mieux. Et lorsque l'islamisme armé a commencé à tirer dans tous les sens, j'ai compris qu'avant, c'était mieux, que sous Chadli, c'était le paradis ! Sous Bouteflika, ce fut la douche froide. D'abord, une grande bouffée d'oxygène puis la grande bouffe conduite, bouche béante et panse insatiable, par la plus charlatane des oligarchies... Puis, le cauchemar. Puis le Hirak et ses promesses bafouées par l'absence de représentants crédibles que nous appelions de tous nos vœux. L'oligarchie est capturée et les premiers engagements... Mais les walis craintifs risquent de nous faire oublier les rares petits plaisirs de l'ère Bouteflika. Sommes-nous condamnés à aller de choc en choc, regrettant toujours le passé proche, l'épisode précédent ? Rappelle-toi les années 2000 : Kaddour, Khali et tant d'amis disparus étaient encore là ; c'était l'hymne éternel à l'amour, le rassemblement des amis autour d'une bonne table, les chansons qui réchauffent le cœur sous le soleil de la fraternité, à deux pas de la mer qui nous livrait, à la chaîne, les merlans et les rougets pêchés à l'instant par de jeunes amateurs... Je vibrais à cette joie de vivre et je te disais : «Je suis heureux... Mais est-ce que ça va durer ?» Tu me répondais : «C'est pas aussi formidable que ça ! C'est commun, quelconque, mais je suis sûr que ça changera en mieux dès que les investisseurs seront là. Ces baraques n'existeront plus. À leur place, il y aura des immeubles neufs et fonctionnels, des hôtels, des terrasses lumineuses. Tu es vieux jeu. Moi, je m'emmerde. Mais je sais que ça ira mieux...» Ton bonheur n'est pas venu. Il ne viendra pas. Parce qu'il repose sur des attentes matérielles, sur l'argent des investisseurs, sur des projets... Et demain, même avec tout ça, tu continueras à t'emmerder, à attendre un autre bonheur qui ne viendra pas non plus. J'en connais beaucoup comme toi. Ils ne sont jamais satisfaits, ils attendent un rendez-vous qui sera toujours raté. Ce futur meilleur imaginaire les aveugle au point d'ignorer le présent, de le mépriser même parfois...Tu vois, moi, j'ai su garder les pieds sur terre. Et, quand la journée s'achevait après tant d'émotions partagées avec des amis sincères et chaleureux, je rentrais chez moi heureux, la tête pleine d'images qui me suffiront pour alimenter mes rêves. Toi, tu n'en rêvais pas, tu méprisais ces instants qui ne soulevaient chez toi qu'un sentiment rébarbatif. Tu rêvais toi aussi, mais de chimères. Tu es heureux quand tu dors. Tu es malheureux dès que tu te réveilles. Même avec tous les biens matériels et les plus grandes richesses, tu continueras à être malheureux. Parce que tu ne pourras pas t'arrêter un moment, faire une halte pour apprécier ce que tu as entre les mains, en jouir et dire : «Merci Dieu pour tes bienfaits !» Tu es mon ami mais il y a un océan qui sépare nos idées, nos conceptions de la vie. Je ne dis pas que je suis partisan de la misère et du «dansons pour oublier notre morne existence». L'argent, les choses matérielles ont leur importance dans la vie. Mais il ne faut pas qu'ils nous envahissent au point de devenir notre objectif premier dans la vie. Tu vois que, finalement, il y a pire ! Que revenir à ces journées de vadrouille sur le sable fin de Toche, c'est évoquer des moments qui furent meilleurs que la monotone platitude qui nous enserre et rabat nos joies en ce décembre 2020 de malheur. Nous étions libres d'aller là où nous voulions. La pandémie et les ordres stricts qui tombent sans répit, sans contradiction, nous privent de cette liberté pour nous encager comme des poules, à la tombée de la nuit. Ah, la nuit ! Que la mer était belle lorsqu'elle volait à la pleine lune sa splendeur lumineuse et aux étoiles leur éclat de petits diamants dormant dans leur écrin de velours noir. Cette nuit, la voix presque enfantine d'Adamo la rendait encore plus envoûtante quand ce n'est pas Fergani qui en citait l'éclat festif et savoureux jusqu'à l'aurore tel qu'il a été écrit par les maîtres andalous. La nuit, c'étaient les escapades bruyantes vers le Cap et ses merveilles ; c'était la montée chantante vers Seraïdi où la discothèque faisait le plein. Mais nous évitions ce lieu trop bruyant, trop enfumé, pour nous retirer dans le restaurant de l'hôtel, toujours habillé de la folie de Pouillon mais fréquemment vide. Un artiste, surgi d'un autre temps, faisait vibrer son synthé aux rythmes de nos vingt printemps. Adieu jolie Candy, adieu temps du bonheur. Oui, ce n'était pas l'idéal pour toi, c'était même commun et quelconque... Mais, pour nous, c'était un bonheur égal à nos attentes parce qu'il correspondait à nos vies réelles. On ne jauge pas ces vies à l'aune d'un bonheur sophistiqué, sorti tout droit de l'usine à rêve hollywoodienne, mais par rapport à notre quotidien et à la situation politique du pays, avec des responsables qui confondent sérieux et tristesse. Ils ne sourient jamais et leur parler de joie de vivre, de plaisirs à partager, de fête est comme un péché ! Oui, mon ami, j'avais raison d'aimer ces moments quand je les vivais en direct parce qu'ils ne reviendront plus. Ces endroits où nous avons tant aimé la vie, ces terrasses tissées de soleil méditerranéen, vont rester fermées sur ordre des walis, subitement responsabilisés sur ces questions «secondaires» et même «incongrues». Le virus va cohabiter avec nous pour longtemps. Il va donner plus de pouvoir aux censeurs et nous tuer à petit feu... M. F.