Un sujet brûlant d'actualité. Le drame de l'émigration clandestine est au cœur du récit de Tawfik Belfadel. Huit personnes embarquent sur un radeau pour fuir un présent devenu insupportable. Chacun porte en lui les stigmates de sa vie. Hogra, racisme, rejet, corruption, hypocrisie, humiliation, hostilité, intolérance, mépris... autant de motifs pour fuir l'Algérie, même sur une frêle embarcation, sans aucune garantie d'atteindre cet eldorado longtemps fantasmé : l'Europe. Avec leur passeur, ces migrants quittent le Sud en espérant rejoindre le Nord. L'auteur ne leur donne pas de noms. Ils n'ont pas d'identité et luttent pour la retrouver. Il y a la divorcée, l'homme sans cœur, le riche, le noir, le médecin chômeur, l'enfant adopté, le prisonnier et le père solitaire. A bord d'une barque en bois résine baptisée Hayet, ils racontent, à tour de rôle, les raisons qui les ont poussés à risquer leur vie pour tenter d'atteindre l'autre côté de la rive. «(...) Nous regardons tous en direction de la côte qui s'estompe doucement comme les nuages d'un souffle sur le miroir. A cet instant, c'est nous qui quittons le pays ou lui qui nous rejette ? C'est un éloignement ou un arrachement ? (...) Chacun de nous regarde l'autre en face de lui pour ne pas se sentir seul. Chacun porte sa vie sur le dos, ses histoires dans le cœur et ses rêves dans les yeux. Un même destin nous unit pour l'instant : atteindre la rive du Nord. Désormais, nous ne regardons plus le Sud. Désormais, nous regardons en direction du Nord, guidés par l'aiguille de la boussole.» À travers ce récit, le lecteur découvre le destin chaotique de ces huit voyageurs clandestins. La «divorcée» serre sa fillette contre son cœur, le seul trésor qu'il lui reste. Brimée par ses parents, elle fut mariée de force à son cousin, alors qu'elle n'aspirait qu'à poursuivre ses études pour devenir médecin. «Je n'ai jamais joui de mon corps ou de mon nom. On m'appelle ''la divorcée''. Mon humanité est réduite à mon acte de divorce.» Son mari voulait avoir un garçon. À la naissance de sa fille, il entra dans une colère sourde. «Pour vomir sa colère, il me giflait, me tirait les cheveux et me fouettait avec sa ceinture en cuir pendant des jours. Mes géniteurs m'ont demandé de me taire et de patienter pour ne pas perdre mon mari. Après les gifles et les coups de fouet, j'ai décidé de divorcer. Oui, c'était ma décision. Mes géniteurs m'ont fermé la porte et répété que c'était de ma faute.» Les harragas traînent tous derrière eux un lourd fardeau. Le médecin chômeur raconte le mépris dont il a fait l'objet. Un professeur a détourné sa thèse de doctorat pour en faire un livre, signé de son propre nom. Et le pire était à venir. À la suite d'une grève de protestation avec ses collègues dans l'enceinte de l'hôpital, il reçut de violents coups de matraque. «J'avais la tête qui saignait (...) Des confrères m'ont soigné debout. Alors qu'ils pansaient ma blessure, je pleurais. Je n'avais jamais pleuré auparavant. J'ai reconnu l'agent qui m'a matraqué : c'était un voisin dans le quartier qui avait arrêté ses études au lycée pour rejoindre la police. Que dire d'un pays où un sans-bac tabasse un médecin qui a vieilli à l'université ?» Quelques jours plus tard, le médecin reçoit une lettre de licenciement. Il bascule vers le chômage et la précarité du jour au lendemain. L'intolérance de la société est l'une des raisons qui a poussé «le prisonnier» à tenter la traversée clandestine. Pour avoir été se balader avec sa fiancée un vendredi, à l'heure de la prière, un jeune homme est arrêté puis incarcéré. Son père qu'il appelle à la rescousse lui ferme la porte au nez. «Crève tout seul ! Je n'aide pas un fils qui passe un vendredi avec sa copine, alors que tout le pays prie.» Le jeune homme écope de trois mois de prison. Les paroles du juge résonnent encore dans ses oreilles : «Tu es dans un pays musulman, ce qui signifie qu'on ne rate pas la prière du vendredi pour bavarder avec sa copine et qu'on ne traîne pas dehors avec une femme sans avoir signé un acte de mariage.» L'embarcation atteindra-t-elle l'autre rivage ? Les migrants sans noms arriveront-ils à bon port ? Hayet fait cap vers les côtes européennes dans la nuit. Les migrants se sont épanchés à tour de rôle. Ils ont vidé leur sac et allégé leur conscience. «Le silence est lourd. Impénétrable. Soudain, la mer, qui était calme et plate depuis le départ, devient un peu agitée. Les vagues sont à présent des courbes que la barque esquive avec ruse... Nous avons froid. De temps en temps, des paquets d'eau tombent à l'intérieur de l'embarcation (...) le doute se mêle au silence.» Poèmes et dessins accompagnent ce récit. «Nous avons cassé les horloges : la barque est notre temps. Nous avons démoli les murs : la mer est un pont. Nous sommes la barque. Elle est nous.» Tawfiq Belfadel est né en 1990. Il est enseignant de français. Titulaire d'un master en civilisation et littérature francophones, il a déjà publié un recueil de nouvelles Sisyphe en Algérie (2017). En 2018, il reçoit le premier prix du concours international de la poésie La Différence (Abidjan). En 2019, il est finaliste du prix international de la nouvelle Alain-Decaux. Soraya Naili Migrants sans noms de Tawfiq Belfadel. Casbah éditions. 2021. 70 p. 450 da.