J'entends souvent cette injonction «il faut marcher». Mon toubib n'a de cesse de me conseiller la marche comme étant une panacée. Et les autres s'y mettent aussi. Chacun y va de sa ritournelle. Il faut trente minutes de marche quotidienne, me dit-on. Non, il faut juste mille pas chaque jour, reprend l'autre. Je ne sais plus à quel conseil me fier. Etes-vous des médecins ? Non, il est inutile d'être médecin ; il suffit juste de consulter internet. Ew, internet est désormais un tbib. J'ai beau leur expliquer qu'il faut juste suspendre la marche du temps, donc de l'âge. Et tout ira très bien. En fait, l'âge est la maladie qui, graduellement, nous soumet à la dure loi du ferraillage, de la perte d'huile, de l'usure des caoutchoucs, etc. Comme je n'en fais qu'à ma tête, c'est la seule liberté qui me reste. Je refuse de marcher. Dès lors, je flâne. Il y a une différence, me semble-t-il. Marcher médicalement, c'est aller à l'allure d'un facteur qui doit distribuer son courrier. Flâner, c'est aller au gré de son humeur, traînant la semelle, la tête en l'air et l'esprit vagabond. Dès lors, je suis devenu un adepte de la flânerie que, vaille que vaille, je me force à faire au quotidien. Je vais d'un point à un autre de la ville, sans but sinon d'errer de cette errance du sur-place. Je visse bien ma casquette béret sur mon crâne. Je ferme ma doudoune hermétiquement. Je place comme il se doit mon masque, au point où, parfois, je manque d'air. Rien ne doit passer, ni virus ni courant d'air. Voilà, je suis prêt à ma flânerie. Ce matin, j'ai eu une idée loufoque avant de sortir de chez moi. Je me suis dit : « Et si, en sortant, je découvre Tizi métamorphosée en une ville un peu comme ces villes propres, nettes, ordonnées, sans fausses notes, sans trottoirs bondés ni chaussée encombrée, aux arbres droits souriant au ciel bleu azur, aux oiseaux qui gazouillent près de l'oreille et aux fenêtres fleuries. Une ville de là-bas, quoi. » Un moment, j'y ai cru. Un miracle peut se réaliser, à force d'y penser, m'a-t-on dit dans mon enfance. Dès lors, je ne verrai plus ces sachets noirs, ni ces gobelets en plastique, ni ces bouteilles jetables, ni maintenant ces masques anti-Covid, ni cette cohue continuelle, ni ces voitures intempestives, ni ces crachats, etc. En sortant de chez moi, j'ai eu un mouvement de recul. Rien n'a changé, c'est le même cauchemar. Et ce n'est pas en «fumant du thé» (désolé Hakim !) que les choses changeront. Ce n'est pas cette vision marâtre qui va me dissuader de flâner d'une rue à une autre. J'ai besoin de cette habitude. Ça relève presque de la thérapie. Ce matin, j'eus l'envie de revoir «Trig Echdjour», la route des arbres, ainsi dénommée par la volonté populaire. C'est joli. C'est un beau toponyme. L'administration devrait l'adopter officiellement. Perso, je ne connais pas l'appellation officielle. J'étais tenté de demander au cafetier du coin ; j'ai eu peur de sa réaction. De l'autre côté de la ville, la volonté populaire a baptisé un boulevard en «Boulevard des 12 salopards». Il faut le faire. Il est vrai que la souveraineté appartient au peuple. On a tendance à l'oublier chez nous. Puis la mémoire collective est implacable. Et la justice populaire, anonyme s'il en est, est vengeresse. C'est dire ! Sur les hauteurs de la route des arbres, il y a toujours le lycée Fatma-N'Soumer. J'y ai fait mes classes dans les années soixante. Des visages me reviennent en mémoire. Que sont-ils tous devenus à l'aube des soixante-dix ans ? Je revois leur tête adolescente, avides de vivre, soulevant un espoir d'une vie meilleure dans un pays qui n'a rien à envier à quiconque. La suite est malheureusement autrement plus fâcheuse. Le collège Mouloud-Feraoun est pratiquement mitoyen au lycée ; il n'y a qu'à traverser la route pour y être. Puis, il y a enfin l'auguste école Jeanmaire où nombre d'enfants de la «Dèche», donc de la haute ville, ont fait leurs premiers pas scolaires. J'y étais, aussi, dans cette école à la fin des années cinquante, pour ensuite rejoindre l'ex-lycée Amirouche. Ma flânerie sert aussi à ça, c'est-à-dire à domestiquer une certaine nostalgie qui, à la longue, peut s'avérer nuisible. Je laisse mes guiboles tracer leurs pas, lentement, sans pression, pour laisser la mémoire s'ébrouer et faire remonter les images d'antan. Dès lors, il y a deux éléments qui m'ont marqué ; bien sûr, il y a certains maîtres. Mais aussi la fontaine, dite «Fontaine du sanglier», qui coule encore jusqu'à ce jour, dont l'eau est malheureusement impropre à la consommation ; cette fontaine a étanché notre soif après avoir fait un match de foot sur le terrain vague qui la surplombe. Puis, il y a l'inoubliable Lhadj Amar, avec sa charrette, qui vendait des sucreries-maison ; ce monsieur, d'une gentillesse incroyable, a marqué à jamais ma mémoire d'enfant. Je le revois encore, souriant amplement, en train de me rendre la monnaie après m'avoir servi une part de kalb ellouz. Comme il aurait fallu mettre un panonceau pour indiquer que le «fils du pauvre» a été élève au collège qui porte son nom, il serait judicieux d'en mettre un autre pour indiquer l'emplacement de l'attachant Lhadj Amar. Repose en paix, âmmi Lhadj ! Mes pas me mènent plus loin que cet endroit de mon enfance. Je ne commande pas ma flânerie. Je me laisse guider par une force inconnue. Je dévide l'écheveau de mes souvenirs. Au loin, je constate que les cabines du téléphérique sont immobiles. Il doit y avoir encore une coupure de courant. Je demande autour de moi. En fait, me dit-on, chaque fois que la JSK joue à domicile, le téléphérique s'arrête de faire ses virées. Les cabines restent ainsi suspendues en l'air, comme une indécision humaine. Au fait, comment font les usagers de la gare de Bouhinoun pour rallier la ville, me dis-je in petto ? C'est simple, me dit un citoyen, il leur reste le «train 11». Ou, pour les plus riches, le taxi. Je me retrouve au centre-ville. Un centre qui n'a plus rien d'une ville. C'est plus une foire d'empoigne. Il y a trop de monde, trop de bagnoles. Le centre étouffe et nous étouffons avec. Je ne fais pas la fine bouche. Mais là, je me sens oppressé. Je n'y peux rien. Je ne fais que constater. Et ce constat malmène ma mémoire d'une ville, surtout à ce niveau central, douce et attrayante. Meskoud aurait-il raison ? Tiens, je vois un visage connu parmi la foule. C'est un vieil ami. Son sourire me renvoie à près de cinquante ans en arrière, quand nous contions fleurette à nos rêves adolescents. On se salue de loin. D'un geste, il me demanda de ne pas l'approcher. Tu es «covidé» ? Juste une grippe. Pas rassuré du tout, je lui demande de mettre un masque pour ne pas contaminer autrui. Il est dans ma poche, me dit-il ; je ne peux pas le mettre, il me donne des nausées. Oups, je n'ai plus envie de flâner ; j'ai juste envie de rentrer chez moi et de mettre ma tête sous la couette. C'est tout ! Y. M.