Par Nadji Safir, sociologue Face aux nombreux et lourds d�fis qui les attendent, s�ils veulent r�ellement les affronter et pr�parer les conditions d�un avenir acceptable, dans les conditions d�un monde de plus en plus difficile, les pays de la r�gion doivent avant tout se poser les bonnes questions et tenter d�y apporter les bonnes r�ponses, d�abord en faisant le bilan de leur exp�rience. De ce point de vue, ils doivent consid�rer comme totalement inacceptables les divers types de d�ficits en mati�re de ma�trise sociale de la science et de la technologie mis en �vidence et s�atteler � les prendre en charge, car ce sont eux qui, �en amont�, sont � l�origine de tous leurs autres probl�mes, notamment de production de biens et de services, �en aval�. Etant donn� �le r�le croissant de la connaissance dans l��conomie globale�, la ma�trise sociale de la science et de la technologie doit d�sormais �tre mise au c�ur m�me des politiques de d�veloppement et des processus de coop�ration, non plus en tant que moyen, mais bien en tant qu�objectif qui, n�cessairement, aura des retomb�es directes sur la production. En fait, les pays de la r�gion doivent au plus vite abandonner deux illusions n�fastes qui, fonctionnant comme autant de lourdes hypoth�ques ayant d�j� caus� trop de dommages � leur �volution et risquant encore de peser lourdement sur leurs perspectives, doivent �tre d�sormais d�finitivement lev�es. La premi�re, �conomiciste, dans la mesure o�, dans une lecture r�ductionniste dominante � y compris � l��chelle mondiale � le processus de d�veloppement y a �t� trop longtemps assimil� � une simple accumulation mat�rielle dict�e par une logique survalorisant toutes les �volutions relevant des seuls indicateurs strictement �conomiques, � commencer par le PIB (national et/ou par habitant) dont on ne cesse d�exhiber des taux de croissance qui, en eux-m�mes stricto sensu, n�ont aucun sens et ne peuvent �tre donc pas n�cessairement interpr�t�s comme refl�tant des �volutions positives des soci�t�s. De plus en plus, syst�matiquement, le contenu de la croissance en termes qualitatifs devra rev�tir une importance au moins aussi grande que son volume qui, le plus souvent, constitue un indicateur trompeur. Les nombreuses critiques de ces approches, y compris celles relatives � la pertinence m�me de la notion de PIB, actuellement de plus en plus fr�quentes et amplement d�montr�es � allant dans le sens de la prise en consid�ration non plus du seul PIB, mais d�une batterie d�indicateurs incluant ceux relatifs � la connaissance, sous la forme d�un tableau de bord � indiquent bien que les v�ritables enjeux du d�veloppement se situent �ailleurs�. Et, pr�cis�ment, dans des enjeux sociaux et culturels plus complexes, d�accumulation symbolique et intellectuelle articul�e autour de choix collectifs � op�rer de mani�re coh�rente pour ce qui concerne des types, � la fois, de normes, valeurs, paradigmes et connaissances et, au final, de rationalit�s � incluant n�cessairement ceux relatifs � la ma�trise sociale de la science et de la technologie ici �voqu�s � et qu�il convient d�sormais de remettre, au c�ur m�me de toute d�marche de rupture visant � effectivement prendre en charge les probl�mes de la r�gion sur la base des contraintes de notre temps. La seconde, nationaliste voire chauvine, car chacun des cinq pays, dans une approche irr�aliste d�ordre suicidaire, continue de penser pouvoir r�ussir seul un processus d�insertion positive dans l��conomie mondiale et ce, contre toute �vidence, �tant donn� les capacit�s tr�s limit�es de chacun d�entre eux dans tous les domaines pouvant constituer de r�els atouts. Alors que seul un v�ritable processus d�int�gration �conomique � l��chelle maghr�bine est en mesure de leur fournir le cadre n�cessaire minimal pour �ventuellement r�ussir un tel pari qui n�est nullement gagn� d�avance, dans les conditions d�exacerbation croissante de la comp�tition mondiale. D�autant que les cinq pays de l�UMA r�unis repr�sentent certes un potentiel �conomique appr�ciable, mais ne forment, malgr� les hydrocarbures alg�riens et libyens, qu�un ensemble tr�s limit� � l��chelle du monde et des grands acteurs qui vont, de plus en plus, en dominer la sc�ne. En effet, sur la base de r�centes estimations du Fonds mon�taire international, avec une projection de PIB nominal en 2015 de l�ordre de 526 milliards de dollars, l�UMA � en additionnant les PIB des cinq pays � �p�serait� �conomiquement un peu plus que la Norv�ge ou l�Afrique du Sud et un peu moins que la Belgique ou la Suisse, ou encore, sensiblement, la moiti� de la Turquie ou de l�Indon�sie, le tiers de l�Espagne et � peine plus que le sixi�me de la France. Et c�est dire combien le cadre � m�me tr�s limit� � l��chelle du monde � que repr�sente l�UMA constitue malgr� tout un �seuil minimum � � atteindre, pr�server et consolider. Car il est bien le seul en mesure d�offrir aux divers op�rateurs de la r�gion, quel qu�en soit le secteur d�activit�, les conditions d�un r�el changement d��chelle leur permettant d�envisager une participation en tant qu�acteur dynamique un tant soit peu cr�dible aux processus de mondialisation de plus en plus domin�s, dans tous les domaines significatifs, par des acteurs de grande taille. Apr�s avoir travers� depuis le d�but du XXe si�cle diverses phases � � commencer par celle de la lutte longtemps men�e de concert contre le colonialisme fran�ais � l�id�e d�un avenir maghr�bin commun doit imp�rativement aujourd�hui faire l�objet d�une reformulation compl�te, tenant compte de la nouvelle �tape que vit le monde et dont les �volutions ainsi que les perspectives s�imposent aux diff�rents espaces r�gionaux, Maghreb compris. Alors que la r�gion b�n�ficie d�un positionnement g�ostrat�gique absolument exceptionnel, tout particuli�rement en raison de son importante fa�ade maritime, de sa position de relais entre l�Europe et l�Afrique et, surtout, de sa proximit� directe d�un des trois grands p�les de l��conomie mondiale � l�Union europ�enne � avec lequel elle a d�innombrables attaches, notamment d�inappr�ciables liens humains, elle continue �d�errer� sans v�ritable projet commun. On a souvent tent� de calculer le co�t du non-Maghreb en l�exprimant � sous un angle quantitatif r�ducteur � en nombre de points de taux de croissance du PIB perdus ; en fait, beaucoup plus grave encore, son impact r�el est de nature qualitative et � caract�re autrement plus d�cisif. Actuellement enferr�s dans une vision nationale �troite, de court terme et tourn�e vers le pass�, d�pourvue de toute port�e r�ellement strat�gique, tous les pays de la r�gion sont purement et simplement en train de gravement hypoth�quer les conditions minimales de leur participation en tant qu�acteurs dynamiques aux processus de mondialisation. Car, en fait, leurs �checs �conomiques actuels, notamment li�s aussi � leur trop forte vuln�rabilit� aux chocs externes, sont bien la cons�quence directe, tout autant de leurs choix et dynamiques internes que de leur incapacit� chronique � effectivement construire un v�ritable espace �conomique maghr�bin commun, � la hauteur des d�fis contemporains. Directement interpell�s dans le contexte de la grande transition en cours � l��chelle mondiale, domin�e par l�irr�versible �mergence de l�Asie, les pays du Maghreb sont, plus que jamais, � la crois�e des chemins. En d�passant rapidement leurs querelles intestines � � commencer par le conflit du Sahara occidental qui dure depuis plus de 35 ans � totalement insignifiantes � l��chelle des �volutions du monde et des menaces r�elles qui d�j� p�sent sur chacun d�entre eux, ils doivent choisir leur destin en �tant conscients qu�il ne peut �tre que commun, aucune �solution nationale� n��tant viable. Car il n�en est pas d�autre possible : ils avanceront tous ensemble ou stagneront, voire reculeront tous ensemble. Alg�rie comprise, bien s�r ; donn�e qu�il convient de bien garder pr�sente � l�esprit. En fait, ils doivent opter pour l�un des deux termes d�une alternative claire et qui r�sume les v�ritables enjeux face auxquels, aujourd�hui, ils sont plac�s : Maghreb, p�le de crise ou de croissance ? Dans la perspective d�une option pour un �Maghreb, p�le de croissance� � trop souvent h�tivement proclam�e comme une p�tition de principe sans lendemain � encore faut-il que toutes ses cons�quences sociales et politiques, mais aussi �thiques et culturelles en soient assum�es. Car par del� les diff�rentes dimensions �techniques� directement concern�es � � commencer par l��conomique qui suppose la d�finition de nouveaux moteurs de croissance int�grant de plus en plus d�innovation et de facteurs immat�riels �, toutes les politiques � d�finir et mettre en �uvre doivent s�inscrire d�abord dans une vision beaucoup plus large, prenant en charge les enjeux sociaux et culturels d�accumulation symbolique et intellectuelle, �voqu�e ici, et au sein de laquelle devront aussi s�ins�rer les efforts de tous les acteurs de la r�gion, qu�ils y vivent encore ou non. Trop longtemps �parpill�s, ils doivent, d�sormais, imp�rativement converger et rapidement tendre vers la construction d�une intelligence collective, mise en r�seau aux niveaux local, r�gional et mondial, et irriguant par la force de ses dynamiques de cr�ativit� un v�ritable projet maghr�bin de modernit�. Un tel projet, aujourd�hui devenu incontournable, par nature complexe, int�grera n�cessairement comme une de ses dimensions les plus essentielles de nouvelles lectures critiques des patrimoines intellectuels arabe et islamique �tant donn� les caract�ristiques culturelles dominantes des soci�t�s maghr�bines. Allant dans ce sens, les �uvres de deux philosophes maghr�bins contemporains � Mohamed Abed Al-Jabri et Mohammed Arkoun, d�c�d�s en 2010 � directement inscrites dans la continuit� de celle d�Ibn Rochd (Averro�s) avec laquelle elles renouent le fil trop longtemps rompu de la Raison, ont d�j� beaucoup apport� et continueront encore longtemps de fournir un �clairage pr�cieux pour une compr�hension des v�ritables enjeux de cette nouvelle phase qui s�ouvre et qui sera, � plus d�un titre, d�cisive pour l�avenir du Maghreb, aujourd�hui objectivement menac� de d�clin. A cet �gard, il est toujours salutaire de relire Ibn Khaldoun qui, � propos de l��tat de la connaissance au Maghreb, d�crit ainsi une ambiance cr�pusculaire dont il convient, aujourd�hui plus que jamais, de se souvenir pour ne plus avoir � la revivre : �Lorsque le vent de la civilisation eut cess� de souffler sur le Maghreb et sur El- Andalous et que le d�clin de la civilisation entra�na celui des sciences, les sciences rationnelles disparurent, � l�exception de quelques vestiges qu�on peut rencontrer encore chez un petit nombre de personnes isol�es, soumises � la surveillance des autorit�s de la sunna.� Que pouvoir dire de plus apr�s ces quelques lignes aussi �loquentes qu�incisives ? Si ce n�est qu� en derni�re analyse, seul le succ�s d�un v�ritable projet de modernit�, complexe, multidimensionnel � d�passant de loin la seule dimension de l��conomie et incluant n�cessairement, entre autres, celle de la science et de la technologie � et visant � faire du Maghreb, en tant qu�espace de cr�ativit�, un acteur dynamique des processus de mondialisation, est r�ellement garant de la prosp�rit� et de la stabilit�, non seulement des pays m�mes de la r�gion, mais �galement, � long terme, de tous ceux appartenant � ses deux grands espaces voisins et avec lesquels, notamment gr�ce aux nombreux �changes humains, elle vit en �troite osmose : Sahel au sud et Europe au nord.