L'amiral du corps de r�serve Jean Dufourcq est familier de la r�flexion strat�gique dans les enceintes acad�miques et militaires. Il continue de participer � la d�finition des axes de d�ploiement de la doctrine militaire et diplomatique fran�aise mais, c'est � titre personnel, qu'il s'exprime dans les colonnes du Soir d'Alg�rie pour donner son �clairage sur le cours des �v�nements actuels dans le monde arabe. Le Soir d�Alg�rie : L��volution rapide du cours des �v�nements dans le monde arabe interpelle, sous un angle nouveau, l�Union europ�enne, � commencer par la France, dont les rapports traditionnels � la rive sud de la M�diterran�e ne peuvent plus perdurer. Quelles adaptations pour la politique �trang�re de la France ? Amiral Jean Dufourcq : L�intifada actuelle en M�diterran�e est d�abord une affaire de crise politique et sociale entre les populations arabo-m�diterran�ennes et les syst�mes de gouvernement qu�elles contestent. Elle interpelle, c�est vrai, � l��vidence aussi les pays euro-m�diterran�ens, � la fois comme voisins attentifs et compatissants et comme d�mocrates soucieux de libert�s et de modernit�. C�est � ce double titre qu�il est �vident que les rapports traditionnels entre riverains m�diterran�ens vont �voluer. Vous me demandez quelles adaptations pour la politique �trang�re de la France ? Je vous r�pondrai simplement qu�il lui faut accompagner pacifiquement ce changement au rythme que choisiront les peuples et faciliter enfin la mise en place progressive d�une communaut� d�int�r�ts et de destin que sugg�re la proximit� g�ographique et humaine, notamment en M�diterran�e occidentale. A cet �gard, la France avec l�Italie et l�Espagne doit aider l�Union europ�enne � prendre la mesure du changement, � en promouvoir la dynamique positive et � se montrer inventive en mati�re de partenariat. L�engagement r�solu de la France dans les op�rations militaires en cours en Libye n�a pas manqu� d�appeler l�attention du monde, notamment, pour ce qui appara�t comme un alignement sur la position des Etats-Unis au sein de l�Otan. Quelle interpr�tation accorder � cet engagement militaire fran�ais ostensible ? Avant de relever l�engagement militaire de la France, je voudrais vous faire observer que c�est l�engagement politique et la d�termination diplomatique de la France qui ont �t� d�terminants. Il fallait l�audace de l�indignation et la t�m�rit� de la juste cause pour prot�ger le peuple libyen contre son dirigeant qui voulait le mater � coups d�armes lourdes. Sans elles, pas de vote de la r�solution, pas d�abstention constructive des pays g�n�ralement hostiles � ce genre d�intervention. Mais n��ludons pas la question de l�Otan. Vous aurez not� que le contr�le politique et la direction strat�gique de l�engagement militaire sont rest�s dans la coalition, et hors Otan, et qu�ils le sont toujours et que c�est seulement au bout d�une semaine que la planification et le contr�le op�rationnel des missions ont �t� d�volus � ses centres de commandement militaires. Bien s�r, il pouvait y avoir des discussions sur ce point, voire des divergences, notamment entre Britanniques et Fran�ais. Et il faut chercher dans la mise en �uvre technique des missions a�riennes la raison du recours final � l�Otan qui est l�organisation la plus performante pour l�action en coalition dans ce domaine ; et non dans un alignement politique sur des Etats-Unis par ailleurs politiquement bien prudents. Comment, c�t� fran�ais, explique-t-on la capacit� de r�sistance manifest�e par le colonel El Kadhafi ? Une d�termination individuelle seulement, ou une d�termination individuelle qui s�appuie sur une configuration particuli�re du pouvoir et de la soci�t� ? Je ne me hasarderai pas � parler au nom de la France. Quelques remarques sur cette d�termination. Je dirai seulement que c�est dans la structure m�me du pouvoir libyen qu�il faut chercher la capacit� de r�sistance du leader et des troupes rassembl�es autour de lui. On note que le pouvoir actuel r�sulte d�un compromis somme toute accept� entre des parties d�un pays qui n�a jamais �t� compl�tement unifi�, sinon sous la f�rule d�un clan et dans la r�partition impos�e par le dictateur de ses ressources �nerg�tiques. Ensuite, il faut noter la totale pr�visibilit� des op�rations anglo-am�ricaines qui op�rent toujours de la m�me fa�on, en essayant de tirer parti de la capacit� foudroyante des missiles de croisi�re pour supprimer les d�fenses a�riennes et les centres de commandement de l�adversaire. Mais on peut s�y pr�parer et en minimiser les effets par une dispersion et une protection soign�es. Enfin, comme il a �t� exclu d�embl�e d�aller le d�loger militairement au sol, les combats se limitent � des rezzous d�insurg�s peu organis�s contre des concentrations m�canis�es loyalistes. Il y a de la place dans ce syst�me pour les all�es et venues, la confusion et les n�gociations. Pour finir, comment le colonel pourrait-il renoncer � un pouvoir qu�il exerce sans partage depuis plus de 40 ans, sans que rien n�y personne n�ait pu l�en dissuader et que la famille arabe comme la communaut� internationale avait fini par absoudre ? Il peut croire encore au salut. Nous assistons, dans tous les cas de figure, � un �largissement de plus en plus marqu� du champ d�application du fameux droit d�ing�rence humanitaire. Dans le cas d�esp�ce de la Libye, nous sommes dans une d�marche de pr�servation d�int�r�ts vitaux li�s aux hydrocarbures ou, vraiment, dans une logique de devoir humanitaire ? Le devoir de prot�ger une population contre le dirigeant qui l�agresse par moyens militaires dispose d�sormais avec la r�solution 1973 d�un cas d��cole. Bien peu aurait mis� il y a un mois sur ce sc�nario, apr�s les r�voltes tunisienne et �gyptienne. Il sera demain d�application plus facile et le pr�c�dent libyen sera opposable aux oppresseurs des libert�s publiques qui utiliseront des moyens militaires. Laissez-moi penser que dans la d�marche des premiers pays engag�s dans la volont� de cessez-le-feu imm�diat, il y avait d�abord la question humanitaire qui les taraudait, plus que d�autres, la renaissance arabe qui les pr�occupait, de fa�on majeure, la d�mocratisation des soci�t�s arabo-musulmanes qu�ils esp�raient, rappelons-nous l�entreprise du Grand-Moyen- Orient de la d�cennie pr�c�dente. Il y avait aussi la propagation d�une crise de modernit� sociopolitique qui appelait de nouvelles solidarit�s r�gionales mais aussi des pr�cautions accrues en mati�re de fuyards et de migrants. Il y avait enfin bien s�r pour les compagnies majeures investies dans la production d�hydrocarbures un imp�ratif cat�gorique d�action que les Etats concern�s n�ignoraient pas. Je vous laisse adapter ce coquetel � chacun des pays de la coalition pour ce qui le concerne ! Si l�on admet que les puissances occidentales, � commencer par les Etats-Unis, sont impliqu�es, � des degr�s divers, dans le cours des �v�nements qui se poursuivent dans le monde arabe, comment expliquer que, pour certaines situations (�gypte, Tunisie), ils soient intervenus plus que dans d�autres (Bahre�n, Maroc�) ? S�il y a un probl�me sp�cifique des soci�t�s arabes, c�est bien celui des rel�ves de g�n�rations politiques. Et la tentation dynastique existe chez la plupart pour pr�server les �quilibres internes de pouvoir mais chacune est � la recherche d�un mod�le sp�cifique lui permettant de garantir des transitions politiques ma�tris�es vers la dignit�, la modernit� et la prosp�rit�, surtout si le pouvoir n�y pourvoit pas. Et l� o� les processus de modernisation sont d�j� actifs, comme l� o� les �quilibres ethno-religieux internes sont imp�ratifs, on voit que les acteurs ext�rieurs interviennent peu, sauf pour consolider les d�marches en cours. Alors que l� o� il y a une vraie requ�te d�aide ext�rieure, de l�gitimation du mouvement d�intifada, voire un appel au secours, il me para�t �vident que les d�mocraties lib�rales apportent leur aide, sans trop se faire prier. Et puis n�oublions pas que tout le monde a �t� pris de court par l�ampleur et la d�termination des contestations et par leurs relais spontan�s. La libert� n�a pas besoin de dopant ni de complot. Nous Fran�ais savons cela depuis deux si�cles et cinq R�publiques. Les transformations plus ou moins radicales qui affectent, actuellement, les syst�mes de gouvernance dans le monde arabe risquent d�entra�ner quelles modifications dans l��quilibre du rapport de force arabo-isra�lien avec quelles perspectives pour l��volution du contexte strat�gique r�gional ? En rebattant toutes les cartes du monde arabe, la renaissance actuelle change profond�ment la donne palestinienne. Car l�Etat d�Isra�l ne b�n�ficie plus automatiquement de la prime d�mocratique face � l�absolutisme arabe. La vertu et l�exemplarit� politiques peuvent d�sormais se r�partir au Proche-Orient ; de nouvelles exp�riences de modernit� sociopolitique, comme la turque, peuvent invalider l�archa�sme musulman et relativiser le front anti-iranien qui servait � la fois les int�r�ts des conservateurs arabes et ceux des faucons isra�liens. Mais avant de saluer la diffusion positive des libert�s dans son voisinage, Isra�l pourrait �tre d�abord tent� de se �remparer� dans un r�flexe d�encerclement militaire. Il pourrait aussi rechercher bient�t de nouvelles alliances r�gionales avec des voisins progressivement normalis�s aupr�s desquels il pourrait enfin commencer � assumer son orientalit� et rechercher les conditions d�une communaut� d�int�r�ts strat�giques. La modernisation syrienne serait un facteur- cl� de cette possible �volution. Et le processus de paix peut devenir demain enfin une affaire vraiment r�gionale, sans recours aux parrainages ext�rieurs. C�est le sc�nario vertueux. Inutile de dire qu�il a son pendant tragique de possible fuite en avant et d�aventurisme militaire, surtout si les nouveaux acteurs arabes tardent � �tablir un nouveau r�gime de mesures de confiance et de s�curit� plus ambitieux avec un Etat d�Isra�l forc�ment dans l�expectative. Mais la population palestinienne pourra-t-elle accepter le d�coupage qui se profile actuellement ? La renaissance arabe ne va-t-elle pas d�mon�tiser la solution des deux Etats ? Le contexte r�gional actuellement bloqu� pourrait �voluer rapidement. M. C. M. (*) R�dacteur en chef de la revue D�fense nationale (www.defnat.com), chercheur � l�Ecole militaire, docteur en science politique et acad�micien de marine, l�amiral Jean Dufourcq a servi dans les forces sous-marines.