Tu n�as plus de place dans ta guerre, Louisette. Qu�ont donc � y faire les femmes ? Des �tres fragiles, vou�es � l�ob�issance ou � la d�pravation. Et qu�ont donc � y faire les Kabyles ? Des tra�tres ! J�ai pens� � toi, Louisette, en relisant Ben Bella, interm�diaire officiel entre Bouteflika et l�AIS, en train de prononcer sa sentence : �Je ne suis pas en train de profaner des tombes, mais on savait que Abane Ramdane, qui avait pour �pouse une ressortissante fran�aise, et qui �tait contre la lutte arm�e, est la cause des dissensions qui avaient min� la cause alg�rienne.�(1) L��pouse, ressortissante fran�aise de surcro�t, ne peut �tre qu�une cr�ature de la duplicit�, fourbe, maligne. Et tant pis pour Emilie Busquant, la Lorraine qui a cousu le premier drapeau alg�rien, la femme de Messali Hadj. ��milie ! L��pouse �trang�re ! �trang�re � tous. Aux Europ�ens qui la voient en voleuse ou en putain des mauvais quartiers de Paris ; aux pieds-noirs qui la traitent de �salope de Fran�aise qui excite les Arabes contre les Fran�ais�� et aux Arabes qui l�attaquent sur le terrain de la religion. M�me dans le parti, elle g�ne tout le monde : les ahuris qui trafiquent avec les Allemands, les opportunistes qui veulent m�nager la France, les �l�ments panarabes et panislamistes du Comit� central qui r�vent d�un �tat th�ocratique� Personne ne veut d�une femme lib�r�e pour le pr�sident du parti !�(2) Mais de cela, seul le mendiant du cimeti�re pourra t�en parler. Lui seul sait r�pondre aux proph�tes contrefacteurs, intronis�s par le mensonge qu�ils ont fait dire � l�histoire et � Dieu. �Ah, si vous saviez �couter les tombes ! Le soir, elles maudissent vos chansons et vos vingt si�cles d�irr�v�rence, vos serments et vos psalmodies. Il ne m�a pas manqu� un seul jour de deuil et vous avez toujours su pleurer apr�s la derni�re larme. Nous avons tant jur�, sur la foi du psaume et du po�me, qu�Alger est le havre de Dieu, nous avons tant jur� que nous resterons beaux et forts et que la mer ne nous prendra pas� Je suis le mendiant du cimeti�re et, de mon coin, � l�heure des enterrements, il m�arrive parfois de surprendre comme un soulagement confus dans le regard des hommes, d�pit�s de n��tre pas rest�s beaux et forts� mais secr�tement consol�s que la mer ait quand m�me pris quelques-uns de leurs enfants.� Voil� bient�t cinquante ans, Louisette, qu�il ne reste plus de ton dernier cri, le cri exauc�, �Tahia El-Djaza�r ! � qu�un cri refoul�. Avec quelle voix t�obstines-tu � vouloir raconter un temps oubli� dans l�Alg�rie oublieuse ? �Viol�e, l'�me �cras�e�. Ils t�ont chass�e de ta guerre pour faire place � Mezrag puisque, tout est question de l�gitimit� historique, qu�il faut en inventer une, la plus convaincante, pour les islamistes et, surtout, d�l�gitimer ceux que l�on soup�onne vouloir s�opposer � une cohabitation avec �nos fr�res� islamistes. Seul le mendiant du cimeti�re avait reconnu ton sanglot et tes soirs de tortures, tes haillons sur ton corps souill酫Allong�e nue, toujours nue... Et les brutes qui passaient...� Voil� cinquante ans qu�il te voit promener ton ombre sur les parois de l�amn�sie et qu�il n�y a plus que les murs qui te racontent. Mais tu ne savais pas, Lila, que la libert� avait un prix : la mort ; la mort un chemin : la torture ; la torture un visage : Maurice Schmitt. Ils t�ont chass�e de ta guerre, toi la femme, la rescap�e de Chebli, pour d�l�gitimer le combat des femmes d�aujourd�hui, comme ils en ont chass� Abane le Kabyle, Annie des Alpes, Federico de Catalogne, Henri le communiste, Chico le Gitan, parce que, vois-tu, une guerre si violemment porteuse de r�ves, une guerre men�e par les femmes, les combattants volontaires venus d�Europe ou d�Am�rique, les communistes, les anarchistes de Catalogne, cette guerre ne laisse pas beaucoup de place � l�autre Alg�rie, celle qui s�appr�te � l�galiser de nouveau le FIS et o� Belkhadem nourrit l�ambition de succ�der � Bouteflika. Seul le mendiant du cimeti�re pourra leur parler d�Emilie Busquant parce qu�il a rencontr� Messali Hadj. �Si tu dois raconter un jour tes souvenirs, dis que c�est dans les yeux d��milie, ce jour du coup de foudre, ce 15 octobre 1924, � Paris, dans la petite chambre de bonne de la rue du Repos, dis que c�est dans les yeux d��milie que Hadj M., le p�re du nationalisme alg�rien, a vu nettement, tr�s nettement, � quoi ressemblait l�ind�pendance de l�Alg�rie ! Dis ce que je n�ose pas dire ! Pourquoi est-ce que je te raconte tout �a ? Enfin� Il faut que je le dise � quelqu�un ! �milie n�avait pas encore vingt ans. Elle �tait ravissante, avec sa belle chevelure couleur acajou et sa taille gracieuse. Oui, depuis ce jour du coup de foudre, �milie est ma m�re, ma s�ur, mon amante. Elle m�a aid� � forger un regard internationaliste au parti, � lier la lib�ration du peuple alg�rien � la lib�ration du monde. Je l�entends encore faire le parall�le entre la R�volution fran�aise de 1789 et l�ind�pendance de l�Alg�rie, dans ce discours retentissant de 1934 � la Mutualit� ! C�est sous son parfum que j�ai milit�. Un parfum d�eau de Cologne ! Oui, mon arme, c��tait l�eau de Cologne d��milie ! Elle a �cout� chaque soir le r�cit de mes journ�es et la confession de mes angoisses, chaque soir, avec tendresse, comme une maman devant son enfant lui rapportant sa derni�re turbulence dans le quartier. Elle m��coutait religieusement, jusqu�� la fin, m�accueillant dans ses bras quand il m�arrivait de craquer. Puis, immanquablement, elle allait chercher le flacon d�eau de Cologne et m�en frottait tout le corps. Je redevenais alors moi-m�me. Oui, quand nous serons libres, qui se rappellera la place de l�amour dans nos triomphes ?�(2) Alors, ils t�ont chass�e de ta guerre. Qu�ont donc � y faire les femmes ? Louisette, Djamila, Hassiba� Ahmed Ben Bella, interm�diaire officiel entre Bouteflika et l�AIS, disqualifie Abane Ramdane en parfaite connaissance de cause. Il fait place � Mezrag �Le rapport de l'Islam avec la R�volution alg�rienne est l�, en contrepoint, irr�fragable. Il est dans cette mouvance ininterrompue entre le Maghreb et le Machreq. Il est dans les yeux riv�s sur la Ka�ba et un tombeau � M�dine. Il est � cela doit �tre soulign� � dans l'attitude magnanime du peuple alg�rien vis-�-vis des Fran�ais, au lendemain m�me de sa victoire. Il est encore, telle une estampille ind�l�bile sur toutes les chartes, toutes les constitutions, tous les textes fondamentaux de l'apr�s-ind�pendance. Et m�me lorsque nous paraissons nous en �loigner le plus, lorsque, par exemple, le d�veloppement se confond avec son contraire et que l'agression culturelle, sous couvert de modernit�, se fait triomphante, c'est justement � ce moment-l� que se produit la r�currence. A ce moment-l�, notre jeunesse dans une vague irr�sistible atteignant toute la terre d'Islam, construit et emplit les mosqu�es. Alors, � nouveau, notre pass�, intens�ment, resurgit et revit en nous, emplissant notre espace et fondant notre imaginaire redevenu cr�atif et s'�l�ve, fuse dans l'arc-en-ciel de ce mot magique : Allah Akbar.�(3) Qu�importe le FIS, Louisette ! Voil� bient�t un demi-si�cle que tu r�sonnes d�une voix interdite, comme une ombre sur nos enfants �gar�s ; ceux-l� qui n�ont jamais su de quels p�ch�s ils �taient coupables, et que j�ai vus �puiser leurs existences � vouloir rejoindre les r�cifs d�en face, � p�rir en mer ou � mourir pour des causes interminables. Tu avais continu� un voyage ancien, comme les oiseaux de la l�gende de l�Afghan, qui partent de p�re en fils, depuis des si�cles, � la recherche du Simorg, l�oiseau mythique, si beau que nul ne peut le regarder. Le m�me voyage r�p�t�, � la recherche d�une lumi�re improbable, incertaine, mais, comme dans la l�gende de l�Afghan, c�est l�id�e de la lumi�re qui nous �tait indispensable� Mais tu le sais, Louisette : tu as laiss� tomber un serment rose. Il sert aux hommes d'ici pour leurs illusions, � donner un prix � leur honneur et un visage � leurs amours r�prim�s. Sur ton testament macul� de sang, ils prient parfois en tribu, le dos tourn� aux ann�es d'orgueil, ils prient parfois en tribu, � la recherche du premier palmier, mais s'accrochent le soir � ton parfum... M. B. ����� (1) Sur Al Jazeera, en 2002. (2) Extraits du Mensonge de Dieu, Mohamed Benchicou (Ed. Michalon). (3) Conf�rence � Gen�ve 1985.