Par Ahmed Cheniki Octobre 1988 reste encore une �nigme. Chacun essaie d�expliquer les causes de ce s�isme qui a failli emporter l�Alg�rie, mais qui a laiss� d�ind�l�biles traces dans le paysage politique et l�imaginaire populaire. Pour le moment, chacun interpr�te les faits et tente d�apporter son analyse en fonction de sa position politique. Etait-ce un mouvement spontan� ou une manifestation calcul�e et provoqu�e ? Jusqu�� pr�sent, des responsables du pouvoir de l��poque avaient estim� que tout le mouvement, m�me si des situations inattendues et impr�vues avaient caract�ris� le cheminement, avait �t� con�u par des personnalit�s influentes du r�gime qui voulaient pr�cipiter la chute du clan oppos� � leurs int�r�ts et � leurs projets. D�j�, juste avant cette date fatidique, les luttes de clans au sein du pouvoir avaient atteint leur paroxysme et marquaient une marge de rupture. La situation sociale et �conomique de l�Alg�rie, surtout apr�s la grave d�gringolade du prix du p�trole et la d�valuation du dollar, �tait catastrophique. M�me Chadli avait appel� les Alg�riens � faire gr�ve. Ce qui est une �premi�re� mondiale. Mais derri�re cet appel du pr�sident de l��poque se profilait une certaine impuissance. On savait que les choses n�allaient pas bien entre la pr�sidence o� �taient install�s Belkheir et Hamrouche notamment et le FLN dirig� par Mohamed Ch�rif Messa�dia qui a toujours soutenu la th�se du complot. D�ailleurs, de grandes luttes avaient oppos� ces deux tendances lors de la discussion de la charte nationale seconde mouture o� les chantres de la �lib�ralisation� repr�sent�e par la pr�sidence et Abdelhamid Brahimi, alors Premier ministre, et les �adeptes� d�une �conomie fond�e sur un secteur public fort incarn� par l�appareil du FLN se faisaient une v�ritable guerre de tranch�es. Tout �tait bon pour descendre l�adversaire. Messa�dia allait m�me recommander � la direction de R�volution Africaine de publier des dossiers sur la corruption. D�ailleurs, R�volution Africaine, organe central du FLN, et Alg�rie-Actualit�, proche des services de s�curit� et de la pr�sidence, n�arr�taient pas de se rentrer dedans et de d�fendre chacun les positions de la partie qu�il repr�sentait. Il n�est nullement possible d��voquer les �v�nements d�octobre sans se r�f�rer � la question du pouvoir marqu�e par des querelles intestines entre clans rivaux qui cherchaient par tous les moyens � prendre les commandes. La prise de pouvoir par Chadli a �t� une suite de r�glements de comptes, de crises internes et de situations paradoxales qui ont d�sarticul� la soci�t�. Certes, du temps de Boumedi�ne, ces conflits �taient latents, mais il arrivait � les g�rer au mieux en �vitant les coups de force. Mais Chadli voulait tout simplement rompre avec les hommes qui lui semblaient peu ouverts � sa politique ou susceptibles de lui nuire. C�est ainsi qu�il s��tait s�par� avec fracas de nombreux hommes qui constituaient des �l�ments-cl�s durant l��re de Boumedi�ne : Bouteflika, Yahiaoui, Abdesslam, Draia, Bencherif� Les questions �conomiques et sociales passaient au second plan. On recourait constamment � des op�rations de prestige comme le �programme anti-p�nuries� (PAP) de Mohamed Abdelghani qui d�pensa des milliards pour importer r�frig�rateurs, t�l�viseurs, machines � laver� Les luttes de personnes et de clans se manifestaient fortement sur la sc�ne publique. Ainsi, les diff�rends et les d�saccords qui d�chiraient les clans allaient laisser au second plan les perspectives sociales et �conomiques. Ce qui provoquait de nombreuses manifestations de col�re comme celles du printemps 80 qui a vu successivement les �tudiants arabisants, soutenus par des hommes du pouvoir � l��poque manifester dans la rue pour une arabisation rapide et les �tudiants kabyles appuy�s par le FFS et, dit-on, une frange du pouvoir suivis, par la suite, par la population de cette r�gion, revendiquer les cultures populaires. Cette situation avait co�t� sa place � Yahiaoui, ancien rival de Chadli, qui allait se retrouver carr�ment exclu du comit� central du FLN apr�s avoir �t� son incontestable chef depuis son installation par Boumediene. Les choses devenaient claires. Pour Chadli, l�essentiel �tait d�en finir avec Boumediene. C�est ainsi qu�il d�signait � la t�te du gouvernement en janvier 1983 Abdelhamid Brahimi qui avait d�j� occup� pendant cinq ann�es le poste de ministre du Plan et qui avait lors du plan quadriennal 1980-1984 tent� de mettre un terme � la politique d�industrialisation en d�pe�ant les soci�t�s nationales qui allaient passer de 70 � 400 entreprises. La Sonatrach fut d�structur�e. Ce qui avait valu des milliards au Tr�sor public. A l�ombre de ces luttes qui caract�risaient le fonctionnement du pouvoir montaient l�islamisme et le berb�risme qui allaient dominer la sc�ne politique et s�affirmait fortement la corruption d�nonc�e par les gens du �peuple� qui assistaient, impuissants, � une mont�e de nouveaux riches. Il faudrait souligner le fait que les cultures populaires et les langues amazighes �taient fortement marginalis�es par les appareils d�un pouvoir politique trop sourd aux dol�ances de la soci�t�. La provocation �tait aux portes de la mis�re, de la pauvret� et du ch�mage qui montrait subrepticement le bout de son nez. La suspicion fonctionnait comme une v�ritable maladie nationale. Le d�sespoir gagnait progressivement une jeunesse qui n�en pouvait plus de se retrouver exclue, oblig�e de �tondre� les murs. La contestation commen�ait � gronder. Mais le palais faisait le m�nage, peu � l��coute des cris de la foule. C�est ainsi que Chadli donna la possibilit� � deux jeunes colonels, Belloucif et Benyell�s, de figurer comme suppl�ants dans la liste du bureau politique du FLN de Messa�dia qui barrait la route � tous les non-militants en instituant un article 120 qui allait marginaliser les cadres non partisans. Durant cette �poque, de nombreux journalistes, aujourd�hui convertis dans l�opposition, c�l�braient �l�homme tranquille� qui n�arr�tait pas de verrouiller le champ m�diatique et politique, avec ses fid�les lieutenants de l��poque affubl�s par la suite du sobriquet de �r�formateurs �. Dans cet �tat quelque peu d�l�t�re, Chadli a fait quelques gestes en lib�rant certains prisonniers politiques en 1985. Mais 1986 allait chambouler tous les calculs. Le prix du p�trole allait conna�tre une chute s�rieuse mettant en pi�ces tous les discours officiels. Quand on sait que 98% des recettes de l�Alg�rie proviennent du p�trole, les choses deviennent tr�s graves. Les luttes de personnes s��taient exasp�r�es, surtout apr�s les discussions sur la charte nationale de 1986 o� chaque partie campait sur ses positions. Les deux clans en pr�sence n��taient pas satisfaits des conclusions des �d�bats�. La contestation berb�riste et islamiste investissait le terrain. La rue devenait le th��tre de gr�ves et de manifestations. La Casbah connut de graves �meutes en avril 1985 suivies en 1986 des �v�nements de Constantine et de S�tif qui avaient, � l��poque, d�fray� la chronique. Les jeunes �taient sortis dans la rue exprimer leur d�sespoir et manifester leur m�contentement. La r�action du pouvoir fut trop violente. Les responsable de la mouhafadha du FLN dirig�e � l��poque par Mohamed Saidi appelaient � une grande r�pression tandis que la wilaya tentait d�apaiser la situation. Les �v�nements sont consid�r�s par beaucoup de monde comme une sorte de r�p�tition g�n�rale d�octobre 88. M�me pour les �meutes de Constantine et de S�tif, certains n�h�sitent pas � avancer l�id�e d�une manipulation organis�e par une frange du pouvoir. De nombreuses questions restent encore pos�es. La r�alit� sociale s�illustrait par une grave mont�e du ch�mage et une d�sesp�rante perte du pouvoir d�achat de la m�nag�re. Au m�me moment, Ben Bella et A�t Ahmed se rencontraient � Paris pour sceller un contrat commun intitul� �Pour la d�mocratie en Alg�rie� qui ne manquera pas de d�ranger s�rieusement les dirigeants fran�ais qui tenteront de faire pression sur les chancelleries occidentales pour freiner l�ardeur de ces �historiques� et r�duire leur marge de man�uvre. Fin ao�t 1985, Mustapha Bouyali attaquait une caserne et s�emparait de nombreuses armes avant de rejoindre le maquis. Sa cavale ne s�arr�tera qu�en 1987. Le pouvoir commen�ait � paniquer. Pour tenter de r�gler les choses, il lib�rera des prisonniers comme les 26 arr�t�s lors des �v�nements de Constantine et de S�tif, d�ouvrir Riad El-Feth, vite consid�r� comme l�espace du pouvoir et des couches les plus favoris�es, mais ne put emp�cher les gr�ves �tudiantes qui avaient paralys� toutes les universit�s. Les gr�ves succ�daient aux manifestations de m�contentement. Le pays connaissait sa plus grave crise depuis l�ind�pendance. La corruption battait son plein. Le ch�mage atteignait plus de 25% de la population (16,9% selon les chiffres officiels) et les licenciements gagnaient tragiquement le terrain. Les choses devenaient insoutenables. Le gouvernement de l��poque tenta, gr�ce � El-H�di Kh�diri, un transfuge de la DGSN, nomm� ministre de l�Int�rieur, de contourner le fameux article 120 en faisant voter par l�APN une loi sur les associations qui donnait la possibilit� � des Alg�riens de se regrouper et d�activer en cons�quence. C�est ainsi qu�est n�e la Ligue des droits de l�homme, avec des hommes comme Miloud Brahimi, Rachid Boudjedra et Ali Benflis, d�ailleurs vivement encourag�e par le ministre de l�Int�rieur. Mais la crise n�arr�tait pas de s�envenimer � tel point que l�Alg�rie ne semblait pas du tout g�rable. Les luttes de personnes alternaient avec les querelles claniques qui faisaient office de politique. Le FLN (dont paradoxalement le secr�taire g�n�ral �tait Chadli) dirig� par le responsable de son secr�tariat permanent �tait en d�saccord total avec l��quipe de la Pr�sidence. L�Alg�rie �tait dirig�e par deux t�tes qui se neutralisaient. Le pays �tait bloqu�. Messa�dia voulait d�un parti fort qui contrebalancerait le pouvoir du Pr�sident. Ni l�arm�e ni Chadli ne pouvaient supporter une structure partisane puissante. Il le comprendra plus tard � ses d�pens. En 1988, on avait l�impression que l�Alg�rie n��tait pas gouvern�e. La suspicion dominait la sc�ne. La rumeur prenait le dessus sur l�information. Rien n�allait plus. Les gr�ves se conjuguaient au pr�sent. M�me le Pr�sident n�h�sita pas dans son discours de septembre 1988 � inciter les gens � faire gr�ve. Le mois de septembre a �t� le th��tre de d�brayages, d�arr�ts de travail continus, de folles rumeurs et de nombreux r�glements de comptes. Le sixi�me congr�s du FLN, �v�nement exceptionnel, se pr�parait s�rieusement et allait �tre le lieu et l�enjeu de grandes d�cisions. Bien entendu, le FLN fonctionnait davantage comme un simple appareil que comme une structure partisane classique. D�ailleurs, jusqu�� pr�sent, les partis, au sens plein du terme, semblent absents du territoire alg�rien. C�est dans ce contexte quelque peu exceptionnel o� les conflits de personnes atteignaient un seuil paroxystique que les �v�nements d�octobre eurent lieu. On se souvient encore de ces manifestants qui d�truisaient les b�timents publics, saccageaient les symboles de l�Etat et les lieux phare de la corruption. Ainsi, les choses semblaient bien organis�es dans leur d�sordre et leur anarchie. A l��poque, Chadli avait mis en forme un �commandement militaire� qui allait le long de l��tat de si�ge lev� le 12 octobre d�cr�dibiliser quelque peu l�institution militaire intervenue pour sauver les meubles et consolider le Pr�sident qui sort ainsi renforc�, d�autant plus qu�il a r�ussi par la suite � se d�barrasser de ses adversaires comme Messa�dia qui fut remplac� � la t�te du parti par Abdelhamid Mehri, alors ambassadeur au Maroc. Brahimi qui �tait proche de Chadli ne pouvait, compte tenu des d�g�ts sur les plans �conomique et social, demeurer en poste. Ce n�est d�ailleurs pas fortuit s�il avait fait appel � Kasdi Merbah pour le remplacer, r�alisant qu�il pouvait calmer les choses. Mais son passage n��tait que circonstanciel parce qu�il devait laisser sa place � l�homme de Chadli, Mouloud Hamrouche. Son d�part forc� sonnait le glas de Chadli et indiquait tout simplement que les jours de Chadli �taient compt�s. Le chef de l�Etat avait vite pens� apr�s le 10 octobre que la cause �tait entendue et que tous ses adversaires �taient mis hors-jeu, mais ne savait pas que les choses allaient encore s�aggraver. Il voulait prendre de vitesse tout le monde. Le 12 octobre, il levait l��tat de si�ge ; le 24 octobre, alors que les congr�s r�gionaux du FLN se d�roulaient sur un air de m�contentement et de d�sillusion, il lan�ait l�id�e de r�former radicalement le parti. Il mettait � la porte Messa�dia le 29 du m�me mois et annon�ait le 3 novembre un r�f�rendum sur une r�vision constitutionnelle et faisait appel � Merbah pour former le gouvernement le 5 novembre. Le 23 f�vrier 1989, la nouvelle Constitution expurg�e de formules comme �socialisme� ou �charte nationale� est adopt�e. Un texte de plus dans une Alg�rie officielle o� l��crit ne semblait pas avoir les faveurs des cercles dirigeants qui favorisaient la gymnastique orale. On avait �voqu� une expression ambigu� qui avait fait couler beaucoup d�encre et de salive, �associations � caract�re politique�. Et c�est ainsi qu�avec les lois sur les �lections et sur les associations politiques (juillet 1989) que na�tra le multipartisme qui permettra � des dizaines de partis de voir le jour avant de dispara�tre pour la grande partie. Ainsi, tout se m�langeait. Les gens ne se retrouvaient pas dans ce d�sordre qui marquait la vie nationale, encore prisonni�re des humeurs des dirigeants trop influenc�s par certains analystes occidentaux dont des proches de Mitterrand qui aurait jou� un r�le important dans les d�cisions prises apr�s octobre 1988. L�Alg�rie tanguait et ne se retrouvait pas dans cet espace cacophonique emp�chant toute parole sereine. Les uns et les autres s�interrogeaient sur une d�mocratie �quivoque, encore sans b�quille, embastill�e dans les lieux obscurs des man�uvres, des magouilles et des illusions perdues. La violence marquait le quotidien. L�ill�galit� se conjuguait avec les jeux de coulisses. Le discours n�olib�ral prenait le dessus, favorisant un rapprochement tragique avec le FMI et son fameux plan d�ajustement structurel, approfondissant encore davantage les jeux dramatiques du ch�mage et les terribles rumeurs de la flexibilit�. La pauvret� gagnait de larges boulevards. Ce n�est pas sans raison que de nombreuses personnes se posent d�insistantes questions sur la �spontan�it� d�un mouvement encore travers� par de nombreuses zones obscures. Les conflits de personnes et d�options pouvaient-ils �tre � l�origine de ces �v�nements douloureux qui ont fait des centaines de victimes ? D�anciens responsables politiques comme Messa�dia et Betchine confirment l�id�e de la manipulation et du complot. S�il s�agissait de manipulation, quelles seraient les forces � m�me de provoquer ces �v�nements ? Encore une fois, la question reste pos�e. Les probl�mes de choix et de conflits entre des options diff�rentes ont souvent caract�ris� le territoire politique alg�rien. Des voix gouvernementales tentent ces derniers temps de r�cup�rer cet �v�nement dans le but �vident de dire au monde que l�Alg�rie a d�j� connu son �printemps�, pour reprendre un mot tant battu et rebattu, fonctionnant d�sormais comme un espace st�r�otyp�, d�nud� de tout sens. Paradoxalement, octobre 1988 a davantage ferm� les lieux de l�expression libre, donnant l�illusion de la pr�sence d�une parole autonome et plurielle, mais dans les faits, elle �tait fonci�rement absente. La d�mocratie est fourgu�e dans du papier cellophane. La corruption et le d�ni de droit marquent toujours le territoire.