[email protected] Les Bourses et les march�s financiers ont impos� leur loi : sous leur pression, les Grecs ont remplac� au pied lev� un Premier ministre socialiste �lu, Georges Papandr�ou, pour lui faire succ�der Lucas Papad�mos, un ancien fonctionnaire de la Banque centrale europ�enne, et les Italiens plac� un autre technocrate issu du monde de la finance, un �conomiste et ancien commissaire europ�en Mario Monti, en remplacement du redoutable Silvio Berlusconi. Ce coup d��clat des march�s a �t� salu� par un rebond sp�culatif sur la dette publique : le rendement sur dix ann�es de la dette italienne est remont� au-dessus de sept pour cent dans les vingt-quatre heures qui ont suivi la nomination de Monti. �Il est plus qu'ironique que les deux fondateurs des civilisations occidentales � les Grecs et les Romains � qui furent parmi les premiers � exp�rimenter la d�mocratie, laissent maintenant des eurocrates non �lus g�rer leurs affaires �conomiques�, d�plorent Matthias Matthijs et Mark Blyth dans une r�cente �tude parue dans Foreign Affairs(*). Les auteurs de l��tude y voient de dangereuses similitudes avec la situation qui a pr�valu dans les ann�es 1930 qui ont vu des �d�mocrates faibles� �cart�s au profit de dirigeants forts � la demande des cr�anciers internationaux. On sait comment cela s�est termin�. Ce que les �conomistes am�ricains appellent une �crisis of design� (crise de la conception) est associ� par les faucons de la fiscalit� � des param�tres budg�taires, soutenant, par exemple, que la Gr�ce a n�glig� ses d�penses publiques, gonfl� le train de vie de son Etat et acc�d� � un syst�me de retraite trop g�n�reux. Partant du �syndrome grec�, ils ont g�n�ralis� la th�rapie � toute l�Europe. A l�image des �lites allemandes, ils reprochent aux pays m�diterran�ens d��tre � la tra�ne en mati�re de comp�titivit� et de distribuer des salaires r�els �trop �lev�s�. D'autres encore insistent sur les d�s�quilibres macro�conomiques � l��chelle intra-europ�enne. A ce titre, et pour l�essentiel, la crise de la dette n�est pas celle de l�euro mais celle de l�incapacit� de certains pays de la p�riph�rie � regagner leur comp�titivit�. Les �carts de productivit� sont reconnus au plus haut niveau politique, avec la formulation, d�but f�vrier 2011, de l�id�e de �pacte de comp�titivit� par Angela Merkel. La profondeur et la dur�e de la crise de la dette sollicitent, du point de vue des auteurs de l��tude, �un compte-rendu plus complexe, syst�mique et historique� pour ne pas avoir � bl�mer le dernier v�hicule � avoir travers� un pont qui vient de s�effondrer. Dans l��cheveau factoriel qui participe � l�explication, ils pointent du doigt ce qu�ils appellent �une racine commune� : l'�chec de l'Allemagne � agir comme une puissance h�g�monique responsable en Europe. Relisant The World in Depression : 1929- 1939 de Kindleberger (paru en fran�ais sous le titre : La Grande Crise Mondiale 1929-1939), ils soutiennent dans son sillage que �la crise de 1929 �tait aussi large, aussi profonde et aussi longue parce que le syst�me �conomique international a �t� d�stabilis� par l'impuissance britannique et la r�ticence des Etats-Unis � assumer la responsabilit� de le stabiliser�. Leur relecture de l�historien de l'�conomie et sp�cialiste am�ricain de l'�conomie internationale, Charles Poor �Charlie� Kindleberger, �galement connu pour �tre un des tenants de la �stabilit� h�g�monique �, est d�une actualit� br�lante. Remettant au go�t du jour le dernier chapitre du livre, ils soutiennent que la r�sistance de tout syst�me �conomique international a besoin �d'un stabilisateur, un seul stabilisateur� qui doit assumer cinq responsabilit�s : - maintenir un march� relativement ouvert de fa�on � �tre un acheteur de dernier ressort ; - accorder des pr�ts contracycliques ou au moins des pr�ts stables � long terme ; - assurer un syst�me de taux de change relativement stables ; - assurer la coordination des politiques macro�conomiques ; - servir de pr�teur de dernier ressort. L�Allemagne �choue � faire face � ces cinq responsabilit�s aujourd�hui, comme les Etats-Unis ont failli dans les ann�es 1930. S�agissant du premier point (celui de maintenir un march� relativement ouvert de fa�on � �tre un acheteur de dernier ressort), plut�t que d�intervenir comme �acheteur de dernier ressort, en fournissant aux pays p�riph�riques un d�bouch� pour leurs produits �en souffrance�, les Allemands ont accueilli avec enthousiasme la vente de leurs produits manufactur�s dans l�espace de la p�riph�rie. Selon Eurostat, l'exc�dent commercial de l'Allemagne avec le reste de l'UE s�est accru pour passer de 46,4 milliards d'euros en 2000 � 126,5 milliards en 2007. L'�volution des exc�dents commerciaux bilat�raux de l�Allemagne avec les pays m�diterran�ens est particuli�rement significative. Entre 2000 et 2007, le d�ficit grec des �changes annuels avec l'Allemagne est pass� de 3 � 5,5 milliards d�euros, celui de l'Italie a doubl�, croissant de 9.6 � 19.6 milliards, celui de l'Espagne a presque tripl� (de 11 � 27.2 milliards) et celui du Portugal a �t� multipli� par quatre, passant de 1 milliard � 4,2 milliards. Entre 2001 et 2009, l'Allemagne a r�duit sa consommation pour �pargner davantage : elle a enregistr� une chute de sa consommation finale totale (de 78,5% du PIB � 74,5%), alors que son taux d'�pargne brute est pass� de moins de 19% du PIB � pr�s de 26% au cours de la m�me p�riode. En examinant le second levier (accorder des pr�ts contracycliques), ils aboutissent � la conclusion inverse de ce qui �tait attendu : les pr�ts allemands � la zone euro ont �t� pro-cycliques, � termes r�duits. Soit indirectement (par l'achat d'obligations, soit directement (en �talant son taux de change par l'euro), l�Allemagne a essentiellement pr�t� de l�argent � la p�riph�rie pour qu�elle lui ach�te ses marchandises. Pendant le boom �conomique de 2003-2008, elle a �t� l'un des deux plus grands cr�anciers nets de la zone euro (apr�s la France). Lorsque la crise financi�re avait commenc� � d�g�n�rer, en 2009, elle avait brusquement ferm� son portefeuille alors que l�Europe du Sud exprimait un besoin vital de financements � long terme. Quant � assurer un syst�me de taux de change relativement stable � troisi�me responsabilit� �, l'euro donne aux pays qui l�ont adopt� �un flotteur ext�rieur commun �, avec la cr�dibilit� que lui conf�re sa fonction de �r�serve mondiale potentielle� et la cote de cr�dit de ses membres. Au c�ur de la zone euro s�affirme la conviction que si les Etats membres conviennent de r�gles communes effectives quant aux niveaux admissibles d�endettement, de d�ficits publics et d'inflation, leurs �conomies convergeront et le m�me taux de change profitera � tous les membres. Cela est vrai en th�orie, mais seulement tant que les pays respectent les r�gles. L�Allemagne, dont on attendait qu�elle donne l�exemple pour avoir �t� l�artisan de nombre de ces r�gles, a manqu� �de leadership et de responsabilit� � quand elle a bris� le Pacte de stabilit� et de croissance (PSC) en 2003 en envoyant le signal vers les plus petits pays que la prodigalit� budg�taire resterait impunie. S�agissant de la quatri�me responsabilit� (celle d�assurer la coordination des politiques macro�conomiques), dans ce domaine les auteurs consid�rent que �l'Allemagne a �chou� spectaculairement, en insistant pour que le reste du monde suive son propre mod�le �conomique de croissance orient�e vers l'exportation�. �La croissance allemande, apr�s tout, a �t� partiellement aliment�e par la demande en Europe du Sud (rendue possible par l'exc�s d'�pargne allemande).� Enfin, le mod�le mis au point par Kindleberger aurait voulu que l�Allemagne � ou, plut�t, la BCE, qui est domin�e par l'Allemagne � agisse comme pr�teur de dernier recours en fournissant des liquidit�s au plus fort de la crise. Au lieu de cela, l'Allemagne s�est content�e de se ranger derri�re les conditionnalit�s draconiennes du FMI, notamment les mesures d'aust�rit� budg�taire � en �change d'une liquidit� limit�e. �Tout au long du XXe si�cle, les �lites europ�ennes avaient �t� tourment�es par le �probl�me allemand� � le fait que l'Allemagne �tait trop forte, trop puissante et trop dynamique �conomiquement comparativement au reste de l'Europe. La solution avait �t� de �tirer l'Allemagne vers le bas� � travers l'Otan et l'int�gration europ�enne. �Le probl�me aujourd'hui n'est pas la force allemande, mais la faiblesse allemande � sa r�ticence � assumer son r�le h�g�monique�, d�plorent, amers, nos deux experts. A. B. (*) Matthias Matthijs and Mark Blyth, �Why Only Germany Can Fix the Euro�, Foreign Affairs, 17 novembre 2011.