[email protected] Des couloirs de la Maison Blanche aux campements de Wall Street, l'in�galit� �conomique revient au premier plan du d�bat public am�ricain, � l�approche des �lections pr�sidentielles de novembre prochain. La combinaison de la hausse des fortunes � l'extr�me in�galit� de la r�partition des revenus conduit � des appels r�currents pour des actions correctrices du d�s�quilibre en r�action � l��uvre de ce que Theodore Roosevelt appelait �les malfaiteurs d'une grande richesse (malefactors of great wealth) �. Deux �conomistes am�ricains, Andrew G. Berg et Jonathan D. Ostry(*), viennent de relire un essai m�morable sur l�impact des in�galit�s d�Irving Kristol(**) : �Quelques r�flexions personnelles sur le bien-�tre �conomique et la r�partition des revenus �, initialement pr�par� pour le National Bureau of Economic Research et qui passait, jusqu�� une date r�cente, pour la nouvelle Bible des tenants de l�ordre sacr� et d�r�gul� du march�.. Imputant aux sociologues la supposition �qu'une soci�t� plus �galitaire est (et sera per�ue comme) une soci�t� plus juste�, Irving estime que �l�hypoth�se d�coule de l'id�ologie, pas de l'histoire ou de l'exp�rience contemporaine�. �Ma propre explication du vif int�r�t que portent les chercheurs en sciences sociales � l'�galit� n'est qu'une manifestation de la fa�on dont les id�ologies du XIXe si�cle � et plus particuli�rement les id�ologies socialistes � ont fa�onn� de mani�re si d�cisive la science sociale moderne.� Farouchement hostile � l�id�e de justice sociale, Irving Kristol associait l�in�galit� �conomique � un �sujet d��tude sans cons�quence� pour cette raison que �la distribution des revenus ne change pas vraiment au fil du temps�. Mesur�e sur une longue p�riode, la distribution para�t, � premi�re vue, �stable et relativement homog�ne�. N�anmoins, un regard attentif sur les diff�rents niveaux d'in�galit� dans les diff�rents pays, loin des dogmes n�oconservateurs, d�montre � quel point la distribution de la richesse est lourde de cons�quences multiples : fractures sociales et, surtout, exposition aux crises. Andrew G. Berg et Jonathan D. Ostry prennent donc le contre-pied des th�ses d�Irving Kristol d�sormais tomb�es en d�su�tude totale et mettent en �vidence la relation entre des niveaux �lev�s d�in�galit�s et l�imminence de perturbations et de crises �conomiques et financi�res. �Les pays ayant de fortes in�galit�s sont beaucoup plus susceptibles de tomber dans la crise financi�re et beaucoup moins susceptibles de soutenir la croissance �conomique.� La situation est qualifi�e de �dramatique� pour un pays comme les Etats-Unis qui a connu une progression plus significative des in�galit�s depuis le d�but des ann�es 1980, apr�s avoir atteint les sommets qu�on lui conna�t dans les ann�es 1920. La menace que de telles injustices font peser sur la stabilit� du syst�me dans son ensemble ne fait pas l�ombre d�un doute. Le Financial Times a r�cemment publi� un article de David Rothkopf, ancien sous-secr�taire adjoint au Commerce international au sein de l'administration d�mocrate du pr�sident Clinton, dans lequel il d�plore que �la crise du cr�dit amplifie la r�action brutale naissante contre les abus des grandes entreprises�. S�en prenant � ce qu�il qualifie de �superclasse�, l�auteur de l�article d�plore par ailleurs une situation o� �les �lites se font des milliards sur les march�s, que ceux-ci soient � la hausse ou � la baisse, avec le soutien du gouvernement alors que monsieur Tout-le-monde perd sa maison et se retrouve � la rue. Il y a 30 ans, les dirigeants des multinationales gagnaient 35 fois plus qu'un employ� moyen, maintenant ils gagnent plus de 350 fois plus. La crise a mis en �vidence les iniquit�s ind�centes dans ce domaine � les 1 100 personnes les plus riches du monde ont presque deux fois plus de biens que l'ensemble des 2,5 milliards de personnes les plus pauvres�. Rothkopf conclut son article par une mise en garde : l'oligarchie financi�re doit sauver sa peau en r�fr�nant ses exc�s. �En reconnaissant qu'il y a un int�r�t g�n�ral auquel elle doit r�pondre, la superclasse financi�re peut �chapper au sort des �lites du pass�, �crit-il. �Pour r�ussir � le faire, elle doit �viter de donner ses explications arrogantes, du type �c'est le march� qui d�cide� pour expliquer les in�galit�s qu'elle a contribu� � favoriser.� Il lui reste alors � les att�nuer au risque d��tre entra�n�e dans l�ab�me qu�elle aura elle-m�me creus�. Les �conomistes, de droite comme de gauche, sont aujourd�hui plus ou moins acquis � la th�se que, ramen�e � l��chelle des syst�mes, l'in�galit� peut conduire � des crises financi�res. Les recherches les plus r�centes soulignent fortement que la croissance est plus soutenue dans les r�gions o� la distribution des revenus est plus juste : �Si l'Am�rique latine, par exemple, pouvait combler la moiti� de son foss� des in�galit�s, comme c�est le cas en Asie de l'Est, ses p�riodes de croissance dureraient deux fois plus longtemps qu'ils ne le sont actuellement.� Ind�pendamment des autres variables, l'in�galit� intervient avec force fracas dans la formation et la dur�e du proc�s de croissance : �Certes, une �gale r�partition des revenus n'est, bien s�r, pas la seule chose qui contribue � la sant� �conomique, mais elle m�rite de figurer au panth�on des facteurs de croissance bien ordonn�e, tels que la qualit� des institutions politiques d'un pays ou son ouverture au commerce.� De l� � en faire un programme politique majeur, l�auteur refuse de franchir ce pas, relevant au passage que certaines in�galit�s font �partie int�grante du fonctionnement efficace d'une �conomie de march� et apportent �les incitations n�cessaires aux investissements et � la croissance�. C�est pourquoi des programmes de redistribution ou de transferts sociaux mal con�us pourraient compromettre gravement les incitations et la croissance et, y compris, �blesser les pauvres�. Le dosage entre la r�duction des in�galit�s et la poursuite de tous les autres objectifs �conomiques et sociaux est au centre d�un management politique pas toujours facile � mettre en place. Les politiques idoines sont celles qui �diminuent les in�galit�s et assurent la croissance�, comme c�est le cas avec subventions bien cibl�es, des possibilit�s �conomiques am�lior�es en faveur des plus pauvres, des politiques efficientes qui favorisent l'emploi. En r�alisant un tel compromis entre la croissance et l��galit� sur le court terme, on obtient, de l�avis d�Andrew G. Berg et de Jonathan D. Ostry, un �apport significatif d�avantages pour la croissance �conomique globale � long terme�. La croissance pourrait tout simplement s��clipser dans un contexte d'in�galit�s �lev�es ou en hausse. A. B. (*) Andrew G. Berg and Jonathan D. Ostry, How inequality damages economies : Research proves that a more equal world would be more stable, Foreign Affairs, 6 janvier 2012. (**) Irving Kristol, Inequality doesn't matter : Some personal reflections on economic well being and income distribution, Foreign Affairs, 24 octobre 2011.