Il y a exactement trente ans, le 3 mai 1982, disparaissait Mohamed Seddik Benyahia, dans l�explosion d�un avion sp�cial en route vers T�h�ran dans le cadre d�une m�diation destin�e � mettre fin au sanglant conflit opposant l�Iran et l�Irak. La guerre Iran-Irak, connue � T�h�ran sous le nom de Guerre impos�e ou D�fense sacr�e, � Baghdad sous le nom de Q�disiyyah de Saddam, opposera les deux pays entre septembre 1980 et ao�t 1988. Pour l�essentiel, les grandes puissances, URSS comprise, �taient suspicieuses � l�endroit de la R�publique islamique iranienne, voyaient en l'Irak un pays qui pourrait �voluer vers la la�cit� et le modernisme, faire contrepoids � l'Iran. C'est pourquoi elles ne s'opposent pas dans un premier temps � l'offensive irakienne, allant jusqu'� la soutenir ensuite. Au total, les d�penses militaires, pertes en produit int�rieur brut et capitaux non investis auraient d�pass� 500 milliards de dollars pour les deux pays. L�Iran estime officiellement � 300 milliards de dollars le prix de la reconstruction de son �conomie. L�Irak, pour sa part, l��value entre cinquante et soixante milliards de dollars. Les estimations des pertes en vies humaines sont de 300 000 � plus d'un million de morts iraniens et de 200 000 Irakiens. Un immense g�chis dont les deux peuples auraient pu faire l��conomie si l�appareil du m�diateur Benyahia n�avait pas �t� abattu, � l�entr�e de l�espace a�rien iranien, par un missile irakien de fabrication sovi�tique. Une autre version indique que l�avion, un Gulfstream II du gouvernement alg�rien avec quatorze personnes � bord dont le ministre des Affaires �trang�res, Mohamed Seddik Benyahia, en route pour T�h�ran, fut abattu par un appareil MIG- 25 de l'arm�e de l'air irakienne. Au pr�alable, lors de la crise iranienne des otages, Benyahia avait �t� l'artisan de la lib�ration, en janvier 1981, des otages am�ricains d�tenus en Iran apr�s la r�volution iranienne en 1979. Retour sur une jeunesse �remarquable� L�homme aura marqu� ceux qui l�ont connu par sa modestie, sa discr�tion, sa mod�ration, son �rudition et de nombreuses autres qualit�s intellectuelles. �Le petit Benyahia�, comme aimaient � l�appeler ses compagnons, en raison de sa corpulence fragile, suit une scolarit� qui le conduit du coll�ge de S�tif, o� il passera quatre ans, au lyc�e Bugeaud (l�actuel Emir-Abdelkader) � Alger. �Sujet remarquable� pour ses ma�tres, il encha�nera avec des �tudes de droit � l�Universit� d�Alger, avant de s�inscrire en 1953 au barreau de la m�me ville. C�est � ce titre qu�il assurera, deux ans plus tard, la d�fense de Rabah Bitat, �crou� � la prison de Barberousse. Il en profitera pour assurer les liaisons avec Abane Ramdane qui venait d��tre �largi. En 1955, il participe � la cr�ation de l�Union g�n�rale des �tudiants musulmans alg�riens avec Ahmed Taleb Al Ibrahimi et Lamine Khene et fut parmi les organisateurs de la gr�ve des �tudiants alg�riens qui rejoignirent les rangs du Front de lib�ration nationale le 19 mai 1956. Il sera d�sign�, en ao�t 1956, au Congr�s de la Soummam, membre suppl�ant du CNRA. A ce titre, celui qui a second� Ahmed Francis un temps sera coopt� au poste de directeur du cabinet du pr�sident Ferhat Abbas lors du 2e GPRA. Depuis, le parcours de Benyahia � n� le 30 janvier 1932 � Jijel � croisera � plusieurs endroits celui de Ferhat Abbas, lui aussi natif de Jijel (Taher). Son empreinte dans la formation du jeune Benyahia ne peut �tre �lud�e puisque, en fin de parcours, il en fit son directeur de cabinet lorsqu�il pr�sidera le second GPRA � partir de janvier 1960, avant de l�envoyer � Melun en juin 1960 comme porte-parole du �groupe de Tunis� charg� de coordonner les positions avec les �pensionnaires d�Aulnay�. D�pourvu d�administration propre � la t�te du GPRA, Abbas ne r�unit autour de lui qu�un cabinet d�une demi-douzaine de collaborateurs parmi lesquels se distingue le jeune avocat de vingt-huit ans qui a d�j� fait le tour du monde pour assurer la repr�sentation du FLN au Caire, aux Nations unies (en 1957), � Accra (1958), � Monrovia (1959), en Indon�sie, � Londres et ailleurs. Le 21 juin 1960, le GPRA envoie trois �missaires, Mohamed Benyahia, Hakimi Ben Amar, Ahmed Boumendjel, pour rencontrer � Melun le g�n�ral Robert de Gastines (officier de cavalerie), le colonel Mathon (cabinet militaire de Michel Debr�) et Roger Moris (ancien contr�leur civil au Maroc) qui doivent pr�parer de futurs entretiens de Gaulle-Ferhat Abbas. Mais la d�l�gation r�clame des rencontres au niveau le plus officiel, un entretien avec les prisonniers d�Aix, notamment Ahmed Ben Bella, une libert� de man�uvre vis-�vis de la presse et les ambassades �trang�res, une plate-forme officialisant les contacts(1). Les deux hommes avaient, et garderont, plus d�un trait commun : une int�grit� � toute �preuve, un esprit lib�ral et pond�r�. Il y eut Melun, puis le premier et le second Evian. Benyahia est toujours l�. Dans une r�cente contribution consacr�e aux accords d�Evian, Daho Ould Kablia(2) le signale comme particuli�rement actif, au centre du dispositif, � partir de la fin de l�ann�e 1961. Le 28 octobre 1961, avec Redha Malek, il rencontre secr�tement De Leusse et Chauyet pour obtenir de substantielles concessions : �Quelques progr�s sont enregistr�s. Mais les Alg�riens insistent sur la lib�ration des cinq d�tenus (les prisonniers d�Aix : Boudiaf, Ben Bella, etc. ndlr), ou � tout le moins, la possibilit� de les rencontrer. Des assurances leur sont donn�es � cette fin.� Le 8 novembre de la m�me ann�e, les m�mes �missaires se retrouvent et �changent des documents se rapportant � quatre dossiers : la nationalit�, le statut de l�arm�e fran�aise et le calendrier de son retrait, le r�gime transitoire et les bases a�riennes fran�aises au Sahara et au centre de Reggane. Plus tard, le 9 d�cembre 1961, De Leusse est accompagn� de Joxe pour retrouver Benyahia et Dahlab. A l�issue de la rencontre Benyahia est autoris� � rendre visite � Ben Bella. �Cette visite fait �voluer les choses�, commente Daho Ould Kablia. Albert Paul Lentin, qui a suivi de pr�s les n�gociations d�Evian, le d�crit ainsi : �Ce jeune renard aux traits aigus et � l��il fut� se distingue non seulement par une astucieuse subtilit�, mais par une volont� de fer. Efficace et avis�, il va de l�avant, en d�pit de sa sant� chancelante et il se fraie son chemin co�te que co�te, � force de prudente t�nacit� et de dynamisme contr�l�.� Avant que notre pays ne recouvre sa souverainet�, il fut encore charg� de pr�sider la r�union du CNRA � Tripoli (Libye) en 1962. Il y pr�sidera la commission de sondages, avant de d�plorer l�incurie des congressistes et de d�poser sa d�mission et celle de ses deux coll�gues. Benyahia, qui connaissait par c�ur les po�mes de Jacques Pr�vert, souffrait du m�pris qu�affichaient les nouveaux ma�tres de l�Alg�rie � l�endroit des �dipl�m�s � et de la �chasse aux sorci�res� qui leur �tait faite � le Bureau politique du FLN ne comprenait aucun dipl�m� et leurs candidatures � l�Assembl�e constituante d�sign�e par le Bureau politique �taient syst�matiquement �cart�es. Il prendra du recul en s�exilant comme ambassadeur � Moscou et � Londres. Un ministre d�exception Il occupera son premier poste minist�riel de l�Alg�rie ind�pendante � la t�te de l�information et de la culture (octobre 1966). A ce poste, de 1967 � 1971, l�Alg�rie lui doit, notamment, le succ�s �clatant du premier et dernier Festival panafricain de la culture et de la jeunesse qui vit les rues d�Alger vibrer aux rythmes de Myriam Makeba chantant Africa et Manu Dibango glorifiant �Moretti� en 1969. A l�enseignement sup�rieur, poste qu�il occupe de juillet 1971 � 1977, il est notamment l�artisan de la r�forme et de la d�mocratisation du secteur, avant d��uvrer � f�d�rer les organisations estudiantines dans le cadre commun de l�UNJA, unies dans l�action commune (m�me si les visions et les desseins des uns et des autres demeuraient divergents). A l�enseignement sup�rieur, il y fait aboutir une profonde r�forme de l�Universit� alg�rienne : cinq ans plus tard, le temps que les choses m�rissent, � partir de 1976 l�Alg�rie formera un millier de m�decins, autant de scientifiques, etc. Dans le m�me temps, il arrive l�institution universitaire au train des transformations sociales. Le 12 juillet 1973, � l�adresse des �tudiants volontaires, en pr�sence du chef de l�Etat, les propos sont empreints de gramscisme : �Votre pr�sence prouve que vous refusez l�universit� bourgeoise, l�universit� citadelle, que vous rejetez l�extraterritorialit� culturelle pour rentrer dans le pays r�el.� Jean Leca et Jean-Claude Vatin voient dans cette position un �mixage des termes marxistes (universit� bourgeoise), nationalistes (extraterritorialit�), voire franchement traditionalistes (le �pays r�el�)�(3). L�avocat, issu des couches ais�es citadines de Jijel, a bien rompu avec ses int�r�ts originels pour se mettre au seul service de ceux des couches les plus d�favoris�es et qui, au demeurant, ont le plus donn� pour la R�volution. Plus tard, son nom sera �troitement associ� � la r�daction de la sacro-sainte Charte nationale et de l�ordonnance mythique portant r�volution agraire, deux textes fondateurs d�un �socialisme sp�cifique � soucieux de concilier la dimension sociale de l�Etat projet�e par le Congr�s de la Soummam (elle se r�duira vite � une forme renti�re et distributive du pouvoir) et une identit� nationale construite autour de l�Islam, religion du peuple et de l�Etat. Quelques-uns de ses proches collaborateurs encore en vie rapportent sa r�action � la traduction arabe usuelle des rapports sociaux par �l�exploitation de l�homme par son fr�re l�homme�. Il r�futait la fraternit� qui pouvait lier l�exploit� � l�exploiteur ! Aux finances (1977-1979), et aux affaires �trang�res (1979 � sa mort), il s�illustra dans le d�nouement de l�affaire des otages de l�ambassade am�ricaine � T�h�ran en 1981 avant de reprendre son b�ton de p�lerin de la paix en qualit� de charg� d�une mission de bons offices entre l�Irak et l�Iran. Mohamed Seddik Benyahia a �t� l'artisan de la lib�ration en janvier 1981 des otages am�ricains d�tenus en Iran apr�s la r�volution iranienne en 1979. Il est mort au-dessus de la fronti�re entre l'Iran et la Turquie le 3 mai 1982 et avec lui une d�l�gation du MAE compos�e de 15 cadres, son avion ayant �t� abattu par un tir de missile dont l'Irak est, sans l�ombre d�un doute, responsable. D�ann�e en ann�e, les conditions de sa disparition livrent, en effet, de plus en plus leurs myst�res, et l�accumulation des faits autorise � privil�gier la piste irakienne dans la responsabilit� de l�attentat. Peu de temps avant l�incident, le 17 avril 1982, Saddam Hussein avait re�u le chef de la diplomatie alg�rienne mais aucun compte-rendu ne rend compte de la teneur de leurs entretiens. On sait, par contre, que le leader irakien avait d�chir�, en direct � la t�l�vision, le texte des accords de paix conclus avec le shah d�Iran � Alger en 1975. Outre qu�ils devaient souder le front des pays producteurs et exportateurs de p�trole, ces accords avaient mis fin au conflit opposant Baghdad et T�h�ran � propos de Chott El Arab, � l�endroit o� le Tigre et l�Euphrate se jettent dans le golfe Persique. Tactiquement, Saddam en tira grand profit ; il pouvait museler la r�bellion kurde soutenue par l�Iran au Nord et provoquer la fuite de Barzani contre si peu : astreindre Khomeiny, alors r�fugi� chez lui, � se taire. Le panarabisme du Ba�th irakien et ses pr�tentions au leadership arabe ne devaient par ailleurs souffrir d�aucune contestation, ni de concurrence. Or, la m�diation alg�rienne avait toutes les chances de r�ussir : elle �tait assise sur un bon dossier et conduite d�une main de ma�tre. De plus, Saddam ne pouvait sinc�rement et durablement se d�partir de sa conviction qu�un Arabe ne peut pas arbitrer un conflit entre un Arabe et un non-Arabe, convaincu qu�il �tait que �l�ennemi d�un pays Arabe est l�ennemi de tous les Arabes�. La piste irakienne L�attitude des responsables irakiens de l��poque ne concourt donc pas � les disculper. Loin de l�. Ils se content�rent de rejeter les accusations iraniennes dans un communiqu� des plus sommaires. M�me feu Bachir Boumaza, ex-pr�sident du Conseil de la Nation, dont on ne peut douter de l�amiti� sinc�re qu�il portait au r�gime de Saddam et de l�aversion qu�il ressentait pour les mollahs, avoue �trouble� et �soup�on�. Un d�tail l�intrigue au point d�en faire part ouvertement � Tarek Aziz, le puissant chef de la diplomatie irakienne : son absence aux fun�railles de Benyahia ! �Je comprends � vos questions que mes propos ne vous ont pas totalement convaincu�, lui avait alors d�clar� Tareq Aziz. Boumaza conclut son compte-rendu de l�entretien avec le responsable irakien par des propos quelque peu amers : �M�me si Baghdad arrivait � convaincre de sa bonne foi le gouvernement alg�rien, il lui resterait � dissiper le malaise ressenti dans le public, m�me en Irak, � la suite de double drame, la disparition de toute une �quipe de m�diateurs et, avec eux, celle des espoirs de paix que leur voyage avait soulev�s.�(4) Ahmed Taleb Ibrahimi, successeur de Benyahia aux affaires �trang�res, et qui avait pris le relais de l�enqu�te sur les conditions de l�accident, est aujourd�hui encore frapp� par la froideur des r�actions de Saddam au faisceau de preuves r�unies par les enqu�teurs alg�riens. Le leader irakien ne lui opposa que distance et silence. Or, qui ne dit rien consent. La piste iranienne est enfin sugg�r�e par Tareq Aziz lui-m�me. C�est ce qui fait d�ailleurs sa faiblesse. Elle repose sur l�affirmation que le missile sovi�tique dont on a retrouv� des morceaux avec l��pave de l�avion d�truit �tait �galement fourni aux Iraniens par les Libyens, les Syriens et les Cor�ens. L�accusation ne semble pas tenir. Quel int�r�t ont ces trois Etats � assassiner un m�diateur que Khomeiny, habituellement r�fractaire, avait pourtant consenti � recevoir et � entretenir longuement ? Ceux qui �voquent la piste syrienne indiquent que Damas avait int�r�t � nourrir la guerre et � voir son encombrant voisin s�y emp�trer, mais aucun fait mat�riel ne vient asseoir leurs assertions. Il reste la piste isra�lienne. Elle repose sur trois indices : primo, l�assistance logistique et technique d�Isra�l � l�Iran, plus particuli�rement dans les secteurs sophistiqu�s de l�aviation et des missiles (les Iraniens r�ussirent � obtenir d'Isra�l des pi�ces d�tach�es de chars M-48 et M-60) ; secundo, l�assassinat en 1948 d�un autre m�diateur, le comte Bernadotte, et tertio, l�opposition fonci�re de Tel-Aviv � toute paix qui permettrait � l�Irak de reconstruire son potentiel �conomique et militaire et assoirait le pouvoir cl�rical de T�h�ran. En attendant que l�Histoire livre tous ses secrets, il revient � notre pays de rendre � Benyahia toute la place qu�il m�rite dans la glorieuse Histoire de la construction de l�Etat (et non des pouvoirs �troits qui l�ont par moment pris en otage, comme au temps du coup d�Etat). �On a englouti l�Histoire pour effacer le nom des acteurs (�). Chez nous, l�hommage n�est rendu qu�aux morts... Et pourtant, il est des morts qui d�rangent et dont on craint l�ombre�, �crivait feu M�hamed Yazid, le 4 mai 1993, dans une �vocation du souvenir de Mohamed Seddik Benyahia. Il ne pouvait pas si bien dire. A. B. Ce texte est une version d�velopp�e et enrichie d�une contribution- hommage publi�e sous forme de chronique du mardi, il y a un an. Notes : (1)Benjamin Stora- Zakya Daoud : Ferhat Abbas, une autre Alg�rie, Casbah Editions, 1995, pp. 330-331. (2) Daho Ould Kablia, Les Accords d�Evian : Contacts, n�gociations et pourparlers alg�ro-fran�ais durant la lutte de lib�ration nationale (1954-1962), Conseil de la Nation, Alger 2011, pp. 9-31. (3) Jean Leca et Jean-Claude Vatin, L�Alg�rie politique : institutions et r�gimes, Presses de la Fondation des sciences politiques, Paris 1975, p. 252. (4) On retrouvera un expos� d�taill� de la version de Tareq Aziz dans le livre de Bachir Boumaza, Ni �mir ni ayatollah, pp. 276-277.