Il y a vingt-trois ans, jour pour jour, le 3 mai 1982, disparaissait Mohamed Seddik Benyahia, des suites de l'explosion de l'avion dans lequel il voyageait, abattu par un missile irakien de fabrication sovi�tique, en territoire iranien. L'homme aura marqu� ceux qui l'ont connu par sa discr�tion, sa mod�ration et ses autres qualit�s intellectuelles. Le parcours de Benyahia croise � plusieurs endroits celui de Ferhat Abbas, lui aussi natif de Jijel (Taher), et lui aussi victime de l'ingratitude d'un syst�me qui broie les lions parce qu'il leur pr�f�re la docilit� des agneaux. Son empreinte dans la formation du jeune Benyahia ne peut �tre �lud�e puisque, en fin de parcours, il en fit son directeur de cabinet lorsqu'il pr�sidera le second GPRA � partir de janvier 1960, avant de l'envoyer � Melun en juin 1960 comme porte-parole du "groupe de Tunis" charg� de coordonner les positions avec les "pensionnaires d'Aulnay". D�pourvu d'administration propre � la t�te du GPRA, Abbas ne r�unit autour de lui qu'un cabinet d'une demi-douzaine de collaborateurs parmi lesquels se distingue le jeune avocat de vingt-huit ans qui a d�j� fait le tour du monde pour assurer la repr�sentation du FLN au Caire, aux Nations unies (en 1957), � Accra (1958), � Monrovia (1959), en Indon�sie, � Londres et ailleurs. "Le 21 juin 1960, le GPRA accepte d'envoyer trois �missaires, Mohamed Benyahia, Hakimi Ben Amar, Ahmed Boumendjel (proches de Ferhat Abbas) pour rencontrer � Melun le g�n�ral Robert de Gastines (officier de cavalerie), le colonel Mathon (cabinet militaire de Michel Debr�) et Roger Moris (ancien contr�leur civil au Maroc) qui doivent pr�parer de futurs entretiens de Gaulle-Ferhat Abbas. Mais la d�l�gation r�clame des rencontres au niveau le plus officiel, un entretien avec les prisonniers d'Aix, notamment Ahmed Ben Bella, une libert� de manœuvre vis-�-vis de la presse et les ambassades �trang�res, une plate-forme officialisant les contacts"*. Les deux hommes avaient, et garderont, plus d'un trait commun : une int�grit� � toute �preuve, un esprit lib�ral et pond�r�. Il y eut Melun, puis le premier et le second Evian. Benyahia est toujours l�. Albert Paul Lentin, qui a suivi de pr�s les n�gociations d'Evian, le d�crit ainsi : "Ce jeune renard aux traits aigus et � l'œil fut� se distingue non seulement par une astucieuse subtilit�, mais par une volont� de fer. Efficace et avis�, il va de l'avant, en d�pit de sa sant� chancelante et il se fraie son chemin co�te que co�te, � force de prudente t�nacit� et de dynamisme contr�l�." Il occupera son premier poste minist�riel de l'Alg�rie ind�pendante � la t�te de l'information et de la culture. A ce poste, l'Alg�rie lui doit, notamment, le succ�s �clatant du premier et dernier Festival panafricain de la culture et de la jeunesse qui vit les rues d'Alger vibrer aux rythmes de Myriam Makeba chantant Africa et Manu Dibango glorifiant "Moretti" en 1969. A l'enseignement sup�rieur, il est notamment l'artisan de la r�forme et de la d�mocratisation du secteur, avant d'œuvrer � f�d�rer les organisations estudiantines dans le cadre commun de l'UNJA, unies dans l'action commune (m�me si les visions et les desseins des uns et des autres demeuraient divergents). Plus tard, son nom sera �troitement associ� � la r�daction de la sacro-sainte Charte nationale et de l'ordonnance mythique portant r�volution agraire, deux textes fondateurs d'un "socialisme sp�cifique" soucieux de concilier la dimension sociale de l'Etat projet�e par le Congr�s de la Soummam (elle se r�duira vite � une forme renti�re et distributive du pouvoir) et une identit� nationale construite autour de l'Islam, religion du peuple et de l'Etat. Quelques-uns de ses proches collaborateurs encore en vie rapportent sa r�action � la traduction arabe usuelle des rapports sociaux par : "l'exploitation de l'homme par son fr�re l'homme". Il r�futait la fraternit� qui pouvait lier l'exploit� � l'exploiteur ! Aux Finances et aux Affaires �trang�res, il s'illustra dans le d�nouement de l'affaire des otages de l'ambassade am�ricaine � T�h�ran en 1981 avant de reprendre son b�ton de p�lerin de la paix en qualit� de charg� d'une mission de bons offices entre l'Irak et l'Iran. Les conditions de sa disparition demeurent encore myst�rieuses, mais la r�capitulation des faits a autoris� les chercheurs � privil�gier l'une des quatre pistes recens�es au d�part. L'�nonc� des faits favorise la piste irakienne dans la responsabilit� de l'attaque. Peu de temps avant l'incident, le 17 avril 1982, Saddam Hussein avait re�u le chef de la diplomatie alg�rienne mais aucun compte rendu ne rend compte de la teneur de leurs entretiens. On sait, par contre, que le leader irakien avait d�chir�, en direct � la t�l�vision, le texte des accords de paix conclus avec le Shah d'Iran � Alger en 1975. Outre qu'ils devaient souder le front des pays producteurs et exportateurs de p�trole, ces accords avaient mis fin au conflit opposant Baghdad et T�h�ran � propos de Chott El Arab, � l'endroit o� le Tigre et l'Euphrate se jettent dans le Golfe Persique. Tactiquement, Saddam en tira grand profit ; il peut museler la r�bellion kurde soutenue par l'Iran au Nord et provoqu� la fuite de Barzani contre si peu : astreindre Khomeiny, alors r�fugi� chez lui, � se taire. Le panarabisme du Ba�th irakien et ses pr�tentions au leadership arabe ne pouvaient �galement souffrir aucune contestation, ni de concurrence. Or, la m�diation alg�rienne avait toutes les chances de r�ussir : elle �tait assise sur un bon dossier et conduite d'une main de ma�tre. De plus, Saddam ne pouvait sinc�rement et durablement se d�partir de sa conviction qu'un Arabe ne peut pas arbitrer un conflit entre un Arabe et un non-Arabe parce que "l'ennemi d'un pays Arabe est l'ennemi de tous les Arabes". L'attitude des responsables irakiens de l'�poque ne concourt toujours pas � les disculper. Loin de l�. Ils se content�rent de rejeter les accusations iraniennes dans un communiqu� des plus sommaires. M�me Bachir Boumaza dont on ne peut douter de l'amiti� sinc�re qu'il portait au r�gime de Saddam et de l'aversion qu'il ressent pour les mollahs, avoue "trouble" et "soup�on". Un d�tail l'intrigue au point d'en faire part ouvertement � Tarek Aziz, le puissant chef de la diplomatie irakienne : son absence aux fun�railles de Benyahia ! "Je comprends � vos questions que mes propos ne vous ont pas totalement convaincu", lui avait alors d�clar� Tareq Aziz. Boumaza conclut son compte rendu de l'entretien avec le responsable irakien** par des propos quelque peu amers : "M�me si Baghdad arrivait � convaincre de sa bonne foi le gouvernement alg�rien, il lui resterait � dissiper le malaise ressenti dans le public, m�me en Irak, � la suite de double drame, la disparition de toute une �quipe de m�diateurs et, avec eux, celle des espoirs de paix que leur voyage avait soulev�s." Taleb Ibrahimi, successeur de Benyahia aux Affaires �trang�res, et qui avait pris le relais de l'enqu�te sur les conditions de l'accident, est aujourd'hui encore frapp� par la froideur des r�actions de Saddam au faisceau de preuves r�unies par les enqu�teurs alg�riens. Le leader irakien ne lui opposa que m�pris et silence. Or, qui ne dit rien consent. La piste iranienne est sugg�r�e par Tareq Aziz lui-m�me. C'est ce qui fait d'ailleurs sa faiblesse. Elle repose sur l'affirmation que le missile sovi�tique dont on a retrouv� des morceaux avec l'�pave de l'avion d�truit �tait �galement fourni aux Iraniens par les Libyens, les Syriens et les Cor�ens. L'accusation ne semble pas tenir. Quel int�r�t ont ces trois Etats � assassiner un m�diateur que Khomeiny, habituellement r�fractaire, avait pourtant consenti � recevoir et � entretenir longuement ? Ceux qui �voquent la piste syrienne indiquent que Damas avait int�r�t � nourrir la guerre et � voir son encombrant voisin s'y emp�trer, mais aucun fait mat�riel ne vient asseoir leurs assertions. Il reste la piste isra�lienne. Elle repose sur trois indices : primo, l'assistance logistique et technique d'Isra�l � l'Iran, plus particuli�rement dans les secteurs sophistiqu�s de l'aviation et des missiles ; secundo, l'assassinat en 1948 d'un autre m�diateur, le comte Bernadotte et, tertio, l'opposition fonci�re de Tel-Aviv � toute paix qui permettrait � l'Irak de reconstruire son potentiel �conomique et militaire et assoirait le pouvoir cl�rical de T�h�ran. En attendant que l'Histoire livre ses secrets, il revient � notre pays � rendre � Benyahia toute la place qu'il m�rite dans la construction de l'Etat et non des pouvoirs �troits qui l'ont par moment pris en otage. "On a englouti l'Histoire pour effacer le nom des acteurs (…). Chez nous, l'hommage n'est rendu qu'aux morts... Et pourtant, il est des morts qui d�rangent et dont on craint l'ombre", �crivait feu M'hammed Yazid, le 4 mai 1993, dans une �vocation du souvenir de Mohamed Seddik Benyahia. Il ne pouvait pas si bien dire. A. B. *Benjamin Stora – Zakya Daoud : Ferhat Abbas, une autre Alg�rie, Casbah Editions, 1995, pp. 330-331 ** On retrouvera un expos� d�taill� de la version de Tareq Aziz dans le livre de Bachir Boumaza, Ni �mir ni ayatollah, pp. 276-277.