La perte tragique du brillant politique et diplomate algérien, dans des circonstances troubles, est une « affaire d'Etat » pour laquelle les successifs gouvernements algériens ont presque tout fait pour qu'aucune vérité n'éclate au grand jour. En cette nuit du lundi 3 mai 1982, le chef de la diplomatie algérienne se rendait avec treize de ses proches collaborateurs du MAE à Téhéran, en visite officielle. Ce fut leur dernier voyage, leur ultime mission de paix. L'avion transportant la délégation, un GII de l'aviation algérienne, est pulvérisé dans le ciel iranien. Les débris et l'épave de l'appareil ont été retrouvés à cinquante kilomètres de la frontière Irako-Turque. Le missile lancé a été identifié comme étant « irakien », de fabrication soviétique. La réaction algérienne, « pondérée » pour certains analystes, « molle » pour d'autres, était tout sauf « proportionnelle » au drame qui vient écorner l'image éclatante de sa diplomatie. Les autorités algériennes se sont contentées d'instituer une commission d'enquête. Cette commission, mise sous la tutelle du ministère des Transports et présidée par Salah Goudjil, n'a à ce jour pas porté à la connaissance de l'opinion publique ses conclusions. Chape de plomb ou raison d'Etat, rien ne peut justifier le silence et le black-out sidérant qu'ont observé les autorités du pays face à un cas d'agression manifeste. Procédant par recoupements, les analystes, faute de version officielle, aussi frêle soit-elle, ont avancé plusieurs hypothèses pour expliquer le drame, le premier du genre depuis l'indépendance. Dans la confusion, on évoquera la piste de l'« erreur technique ». Le GII aurait survolé une zone militarisée. Un survol qui sera fatal pour ses occupants. L'hypothèse paraît peu probable, considère-t-on, vu le caractère officiel de la visite de Benyahia à Téhéran. D'autres avancent la piste israélienne, mettant soigneusement en avant le soutien logistique et technique apporté à cette époque à l'Iran par Tel-Aviv, particulièrement dans les secteurs de l'aviation et de la fabrication des missiles. Un soutien motivé par l'hostilité d'Israël à tout plan de paix qui permettrait à l'Irak de reconstruire son potentiel économique et militaire. Saddam aurait-il liquidé Benyahia ? On évoquera également la piste iranienne que défendra Tareq Aziz qui, à l'époque des faits, occupait le poste de vice-Premier ministre. Le statut de belligérant qu'avait l'Irak fait qu'il est difficile de crédibiliser les accusations irakiennes, basées essentiellement sur de simples affirmations. Le discours irakien fait aussi ressortir la « responsabilité » d'autres Etats, la Libye, la Corée et la Syrie, qui aurait fourni le même type de missile soviétique à l'armée iranienne. L'hypothèse irakienne est présentée comme étant la plus « plausible ». vingt jours avant son assassinat, le 17 avril, il était l'hôte de Saddam Hussein à Baghdad auquel il avait remis un message personnel du président Chadli pour tenter de désamorcer le conflit irano-irakien. Elle n'en est pas à son premier coup d'éclat, la diplomatie algérienne. En 1979, les diplomates algériens réussiront là où les efforts de Jimmy Carter s'avoueront illusoires. L'affaire des otages américains détenus par Téhéran et libérés par l'équipe de Seddik Benyahia a été déterminante lors de l'élection présidentielle américaine. Les négociations telles qu'elles ont été menées, avec une extrême habileté, par le ministre des Affaires étrangères algérien, deviennent un modèle de médiation réussie et font encore l'objet d'admiration outre-Atlantique. La médiation algérienne n'en était pas à son premier challenge. En 1975, le leader irakien et le shah d'Iran signeront des accords de paix à Alger qui, en plus du fait qu'ils ont permis de renforcer le front des pays producteurs et exportateurs de pétrole, avaient mis fin au conflit opposant Baghdad et Téhéran à propos de Chatt El Arab. Saddam Hussein voyait d'un mauvais œil le rôle que jouait la diplomatie algérienne dans la région. Dans un article consacré au défunt Benyahia, le journaliste et professeur de droit à l'université d'Alger, Amar Belhimer, désigne sans raccourci la responsabilité du « panarabisme du Baâth irakien ». « Ses prétentions au leadership arabe ne pouvaient souffrir aucune contestation ni concurrence », écrit-il dans Le Soir d'Algérie. Ajoutant que la médiation algérienne avait toutes les chances de réussir, car « elle était assise sur un bon dossier et conduite d'une main de maître ». « De plus, Saddam ne pouvait sincèrement et durablement se départir de sa conviction qu'un Arabe ne peut pas arbitrer un conflit entre un Arabe et un non-Arabe parce que l'ennemi d'un pays arabe est l'ennemi de tous les Arabes ». Fin de citation. D'autres éléments, non moins importants « confirment » l'implication de Saddam dans le meurtre du chef de file de la diplomatie algérienne. Dans son livre Ni émir ni ayatollah, Bachir Boumaza, l'ancien président de Sénat, fera part de ses soupçons que justifieraient en partie l'absence de Tarek Aziz aux funérailles de Benyahia. La promesse de Chadli « Inconcevable », estime pour sa part l'écrivain Aïssa Khelladi (également directeur de la revue Algérie, Littérature, action) dans une de ses contributions sur le sujet. Saddam, l'ex-dictateur irakien, ne pouvait pas être, d'après lui, le commanditaire de l'assassinat de Benyahia, « notre brillant diplomate était allé (le) sauver au moment où les Iraniens étaient parvenus à contenir l'offensive irakienne et s'apprêtaient à lancer leur contre-offensive d'envergure », accusant en termes à peine voilés les USA et Israël d'avoir fomenté le complot. « Sur les quatre coupables possibles : Irak, Iran, USA et Israël, deux d'entre eux avaient tous les intérêts du monde à la poursuite de la guerre Iran-Irak. Il faut juste deviner lesquels pour entreprendre le portrait-robot de notre meurtrier (et de son complice) », indique-t-il avant de tomber à bras raccourcis sur l'ex-président de la République, Chadli Bendjedid, auquel il rappelle sa « promesse » de 1983 de divulguer l'identité du pays responsable d'avoir lancé le missile contre l'avion transportant Benyahia. « Chadli Bendjedid a affirmé lors d'une séance plénière du comité central du FLN, devant des centaines de militants, des responsables du parti, ainsi que des journalistes de la presse publique, que l'Algérie était en mesure de dévoiler l'identité du pays et s'est engagé sur l'honneur à rendre publique cette information prochainement. Il ne l'a jamais fait jusqu'ici », rappelle-t-il. Ni lui ni ses successeurs. Ceux qui l'ont scrupuleusement observé, comme le journaliste anticolonialiste Albert Paul Lentin, lors des négociations d'Evian, ne tarissent pas d'éloges à son égard. « Son intelligence, sa prudence, son réalisme sont dans l'Algérie d'aujourd'hui des atouts incomparables (…) Sur les grandes affaires de l'Etat et du parti, il sait tout ou presque tout. S'il n'avait pas appris très vite, trop vite peut-être à quel point le silence est d'or, il aurait beaucoup à dire, mais sauf dans les grandes occasions, il ne dit rien ou presque rien. Il est le témoin qui n'en pense pas moins et l'acteur qui intervient au moment opportun », écrit-il doucereusement dans Les Hommes.