[email protected] Notre derni�re chronique, �La courbe du deuil�, a suscit� d�innombrables r�actions, dont celle d�un ancien ministre, Abdenour Keramane, que nous vous livrons in extenso : �Cher Ammar, �Saha Ramdhanek. Je lis ta rubrique hebdomadaire avec beaucoup de plaisir et, ce matin, comme d'habitude, je la d�couvre avec cette r�f�rence aux anciens hauts cadres et notamment ministres ou gouverneurs de la Banque d'Alg�rie qui vivent � l'�tranger. Si on voulait pousser l'analyse, il faudrait faire la distinction entre ceux qui ont quitt� le pays de leur plein gr�, qui y vivent confortablement, qui y font m�me des affaires quand ils n'ont pas pr�par� leur d�part alors qu'ils �taient en fonction et ceux qui ont �t� contraints � l'exil, qui n'y trouvent aucun plaisir. �Pour notre part, nous n'avons jamais �t� au service d'un pays ou d'une soci�t� �trang�re. Notre seul employeur a �t� et reste l'Etat alg�rien puisque nous ne r�vons que de rentrer chez nous pour y retrouver la vie modeste que nous avons toujours men�e. Amicalement� Dont acte. D�autres r�actions, plus nombreuses, t�moignent de l��tonnement de nos compatriotes et de leur ignorance de l�ampleur prise par ce qui s�apparente � un v�ritable fl�au en termes de capital humain. Sur un tout autre plan, si les choses continuent � �voluer dans la direction prise depuis les ann�es 1980 et accentu�e durant la d�cennie suivante, l�Alg�rie aura bient�t fortement besoin d�un nouveau minist�re de souverainet�, celui de �l�int�gration nationale et la reconstruction de l�Etat-nation�. Enfin, quelques rares correspondances ont insinu� une stigmatisation de citoyens ayant fait le choix, libre ou contraint, de vivre ailleurs, sous une autre nationalit�. Tr�s attach�s au respect absolu des droits de chaque homme � vivre librement ses convictions, sa religion ou son identit�, notre seul int�r�t s�arr�te � la volont� de comprendre un ph�nom�ne qui prend de l�ampleur et dont les incidences sur la construction nationale ne sont pas n�gligeables : elles sont m�me inqui�tantes. Pour �largir la r�flexion engag�e, on se r�f�rera aujourd�hui largement au dernier ouvrage de S�verine Labat, La France r�invent�e(*), consacr� au ph�nom�ne de la bi-nationalit� franco-alg�rienne, qu�elle consid�re �� tous �gards exemplaire du nouvel ordre colonial�, d�un �cordon ombilical colonial� et de la �mise en cause de la validit� du lien national� alg�rien. Labat y voit par ailleurs l�expression d�un �malaise identitaire�, d�un �d�litement du sentiment d�appartenance national�, �d�une absence d�espoir de populations qui cherchent travail, refuge, envie d�ailleurs et r�alisation de soi�. Nous sommes en pr�sence d�un ph�nom�ne peut visible, d�une �situation in�dite d�une double nationalit� qui se traduit g�n�ralement sous la forme de l�obtention de deux titres d�identit� ou passeports �mis par chacun des deux Etats sans que l�autre en soit en r�gle g�n�rale inform�. En r�alit�, seul l�Etat alg�rien l�ignore puisque l�Etat fran�ais qui re�oit les demandes de r�int�gration, de naturalisation ou d�asile, conna�t la nationalit� d�origine du demandeur. Deux g�n�rations sont g�n�ralement concern�es par le ph�nom�ne avec un retour �vident sur le pass� colonial puisque �l�une des dimensions les plus significatives de la bi-nationalit� franco-alg�rienne concerne les nouvelles g�n�rations, g�n�ralement urbanis�es, instruites et socialis�es par le syst�me �ducatif alg�rien, dont les parents, aux attaches culturelles fran�aises souvent affirm�es, font le choix de les transf�rer dans l�enseignement sup�rieur fran�ais et l��conomie fran�aise. Les parents alg�riens de ces nouveaux bi-nationaux construisent alors leur propre bi-nationalit� en diff�r�. Ce choix convoquerait �la r�activation de l�ancien statut de �Fran�ais- Musulmans� et �clairerait �l�ancienne revendication des �lites alg�riennes d�un �largissement, dans l�Alg�rie coloniale, des droits politiques et civiques aux indig�nes musulmans�. Ce faisant, elle signerait � terme l�arr�t de mort de l�Etat-nation et la d�l�gitimation du �nationalisme d�institution� � travers la dilution sans retour des fondements de sa matrice : le �nationalisme musulman� des Oul�mas h�rit� par des �intellectuels prol�rato�des produits par le syst�me scolaire de masse�, d�une part, et le �nationalisme pl�b�ien� de Messali Hadj globalement port� par le FLN � travers sa filiation au PPA-MTLD, d�autre part. �Ainsi, si durant la p�riode coloniale, les Alg�riens qui �pousaient la nationalit� fran�aise �taient qualifi�s de �m�tourni� (les �retourn�s�, autrement dit les tra�tres), stigmatisation qui s��tendit apr�s l�ind�pendance, tandis que l�Etat-nation �tait encore en construction, aux bi-nationaux franco-alg�riens contraints de dissimuler leur nationalit� fran�aise, il en va autrement de nos jours o�, les institutions nationales d�sormais fermement �tablies, la d�tention du passeport fran�ais est, de nos jours, le symbole d�une certaine forme de r�ussite sociale�. Sans n�gliger la dimension dramatique de la situation, on compl�tera le constat en ajoutant que le d�tournement de sens est valable aussi bien pour les �m�tourni� que pour les �harraga�. Pendant la guerre, les gens de Milia, r�put�s rebelles et inflexibles, �taient appel�s �hrika� en dialecte jijelien, en relation avec le feu qui s�abattait sur eux ; ils fuyaient leurs villages bombard�s au napalm pour se r�fugier ailleurs, notamment � Constantine. Les nouveaux �hrika�, �harraga� d�aujourd�hui, fuient un autre feu : celui de l�arbitraire, des passe-droits, des injustices et de l�absence de perspectives et d�espoir. Les premi�res fissures � ce �nationalisme d�institution� apparaissent avec la loi sur l�investissement priv� national d�ao�t 1982 et la loi sur l�accession � la propri�t� fonci�re d�ao�t 1983 qui ont rompu le �contrat historique� pour un Etat social et ouvert la voie � la criminalisation des rapports sociaux, et la constitution de fortunes colossales en un temps record par les fili�res de la sp�culation. Le nouvel ordre lib�ral en gestation passait �galement par une r�pression sans merci des mouvements sociaux affili�s au courant socialisant et l�instrumentation temporaire de la �fonction tribunicienne� et d�absorption des m�contentements d�volue aux islamistes jug�s et d�clar�s solubles dans la d�mocratie. Une fois cette mission accomplie, seuls seront tol�r�s des signes ext�rieurs de religiosit� qui �traduisent, en r�alit�, un processus paradoxal de sortie des �nonc�s religieux fondamentaux (�rosion des valeurs de solidarit�, de conduites �thiques)�. Il s�en est suivi une reconfiguration du lien social dont les principaux marqueurs sont bien cibl�s : �Jamais n�ont �t� aussi pr�gnants la recherche ostensible du gain facile, la violence faite aux femmes, la pr�dation sous toutes ses formes. Jamais n�ont �t� aussi criantes les violences li�es � la p�dophilie, les violences routi�res, les violences dans les stades, les conduites � risque telles que le suicide et la toxicomanie. La multiplication des �meutes en est un autre signe.� Dans ce contexte historique particulier, la bi-nationalit� �loin d��tre consid�r�e comme une trahison, est d�sormais per�ue comme une forme l�gitime de mise � l�abri�. Cela n�emp�che pas qu�une nationalit� �qui a �t� si difficile � construire� a pu �tre aussi significativement transgress�e seulement trois d�cennies apr�s l�ind�pendance. Cette transgression, d�j� latente, a �t� acc�l�r�e par la chasse aux �intellectuels� entreprise par les hordes int�gristes pendant plus d�une d�cennie. Dans cette cat�gorie, une �tude du Service social d�aide aux �migrants, de 1995, recense y compris des cat�gories socioprofessionnelles dites �sensibles�. Quel que soit leur discours, les acteurs de la nouvelle bi-nationalit�, qualifi�e de �bi-nationalit� expressive� (elle prend le relais de la �bi-nationalit� instrumentale� du vieil �migr� prol�taris� ou semi-prol�taris�) font leur choix de la France, un choix jug� �politiquement significatif au regard de la question historique de la d�colonisation de l�Alg�rie, et de la question non moins historique de la formation de la nation alg�rienne�. Le moins que l�on puisse dire est que �l�empreinte de la pr�sence fran�aise en Alg�rie ne s�est pas, tant s�en faut, dissoute avec l�ind�pendance�. A. B. (*) S�verine Labat, La France r�invent�e, Les nouveaux bi-nationaux franco-alg�riens, Editions Koukou, Alger 2011, 272 pages.