Comment savoir les sensations intol�rables, internes et externes, �prouv�es par un homme ligot� comme un saucisson qui vient de subir des tortures pendant plus de vingt-quatre heures ? Un homme en proie � la pluie, � la faim, au froid, � la douleur ? Un homme qui vient de recevoir dans le corps une rafale de mitraillette tir�e � bout portant ? Un homme, laiss� pour mort, abandonn� dans les fourr�s au milieu des b�tes sauvages ? Comment savoir ces sensations insoutenables, atroces, lancinantes quand on ne les a pas soi-m�me endur�es ? Le Moussebel, lui, est forc� de d�vorer ces souffrances dans ce silence dont sont capables seulement les h�ros. Octobre 1959. Amtik El Amroussi. Tadart N�a�t A�ssa. Neuf heures du matin. Un groupe de huit hommes, des Moussebline, descendaient � petits pas une piste avoisinant la route nationale. Hadjadj Arezki ouvrait la marche et devan�ait de plusieurs m�tres ses compagnons. Le ciel commen�ait � se couvrir de nuages gris. L�homme de t�te leva les yeux vers la vo�te c�leste pour jauger le temps quand, soudain, sortie des buissons, une voix forte et autoritaire lui cria un ordre : �Halte ! L�ve les mains et avance doucement !� L�homme qui venait de parler pointait sa mitraillette sur le maquisard, pr�t � tirer. Derri�re, les compagnons de Hadjadj Arezki ayant entendu le bruit des voix et ayant compris de quoi il retournait, rebrouss�rent chemin rapidement et se perdirent dans la nature. La patrouille fran�aise �tait en embuscade depuis le petit matin. Pris au pi�ge, le maquisard se r�signa � son sort. Aussit�t, des suppl�tifs fondirent sur lui, le ligot�rent � l�aide d�un fil de fer et le rou�rent de coups. Le d�tachement militaire avait aussi pour mission l�organisation d�une rafle dans le hameau d�Ighil Ahsay�ne. La troupe entra�na avec elle le prisonnier. En cours de route, les soldats et les auxiliaires inflig�rent les pires supplices au captif, comme s�ils s�adonnaient � une partie de plaisir. �Il est vivant ! Il est vivant !� A la tomb�e de la nuit, l�un des soldats s�approcha du prisonnier accroupi contre un arbre, pieds et poings li�s ; puis, dans une attitude cynique, avec un ricanement triomphal, il vida froidement le chargeur de sa mitraillette sur la forme humaine faible et d�sarm�e. Tout le corps recroquevill� de Hadjadj Arezki fut pris d�un long tremblement avant de tomber inerte dans l�herbe. Sur le coup, la troupe prit le chemin du retour, laissant derri�re elle le maquisard sans vie. Dans les habitations environnantes on avait entendu le cr�pitement r�gulier de l�arme � feu. Compte tenu de la relation des compagnons de Hadjadj Arezki, on d�duisit d�embl�e que les soldats avaient tu� celui-ci. Le ciel prit une face mena�ante, les nuages s�amoncel�rent, et un orage �pouvantable �clata. Toute la nuit, une pluie battante se d�versa sur la campagne. Le lendemain, des gardiens de moutons partis en reconnaissance d�couvrirent le corps ensanglant� et presque m�connaissable du Moussebel. Le fil m�tallique, serr� violemment, s��tait incrust� dans la chair tum�fi�e. La partie visible du corps mouill� et boueux �tait couverte de plaies boursoufl�es. L�entrave autour du cou se prolongeait jusqu�aux chevilles, obligeant tout le corps � se ramasser sur lui-m�me. L�homme n��tait plus qu�une sorte de boule informe qui n�avait rien d�un �tre humain. Par acquit de conscience, l�un des bergers mit son oreille sur la poitrine du corps inanim�. Aussit�t, il se releva en criant : �Il est vivant ! Il est vivant !� Cinq femmes (1) se chargeront de transporter le bless� dans le foyer des Guemat. Avec mille pr�cautions, elles d�firent les liens du malheureux et le couch�rent doucement dans une large couverture ; puis, prenant chacune une extr�mit�, elles le soulev�rent et le port�rent comme dans un hamac. �Alors, les fatmas, on se prom�ne ?� Apr�s avoir re�u les premiers soins, Hadjadj Arezki reprit peu � peu connaissance. Mais c��tait pour constater qu�il n�aurait plus l�usage de ses deux jambes, et que sa r�gion lombaire �tait cribl�e de balles. D�un moment � l�autre, il grima�ait, se tordait, hurlait de douleur. Les maquisards viendront le d�placer � l�infirmerie de Tala Khlifa. Un rebouteux essayera en vain de le remettre sur pieds. On le cachera dans une grotte pendant cinq jours avant de d�cider de l�emmener une nouvelle fois dans une autre infirmerie situ�e � Achrit. Au prix de mille difficult�s, le groupe arriva aux environs de la maison des Guemat. L�, les maquisards aper�urent des soldats effectuant une patrouille � quelques dizaines de m�tres. En toute h�te, ils d�pos�rent le bless� dans une aire de battage avant de dispara�tre dans les sous-bois. Chance inou�e, le d�tachement militaire passa � proximit� de la civi�re sans la voir ! Un long moment apr�s, des femmes de la famille Guemat le porteront � la maison o� elles lui am�nageront une couche dans une sorte de comble(2). Durant deux semaines, elles lui prodigueront des soins � base d�eau chaude et d�huile d�olive. Mais le Moussebel �prouvait des douleurs si intol�rables qu�il faillit � maintes reprises avoir une syncope. Un jour, il demanda un couteau pour couper une tranche de past�que. Mais Baya, son infirmi�re maison, remarqua son regard suicidaire et, d�s lors, le surveilla plus �troitement. Consid�rant � juste titre que la d�couverte par les forces coloniales de Hadjadj Arezki dans la demeure des Guemat pourrait co�ter � tout le douar des repr�sailles sanglantes, on d�cida d��vacuer le bless� vers le refuge sur pilotis situ� au lieudit Tirremlaye Faouzi. Les Guemat poss�daient une jument ombrageuse. Le moindre petit contact la mettait dans tous ses �tats. Ils �taient bien rares ceux qui se targuaient de l�avoir mont�e. Or, c��tait la seule monture disponible pour transporter le bless�. Et le ph�nom�ne inattendu se produisit. Elle ne bougea pas outre mesure pendant que l�on installait sur son dos b�t� Baya et Hadjadj Arezki d�guis� en femme. La m�re conduisit la b�te par la bride. Pour donner le change aux soldats qu�elles ne manqueront pas de rencontrer, les femmes firent pr�c�der un troupeau de bovid�s comme si elles menaient ces vaches au p�turage. Arriv�s � la bifurcation appel�e Assafsaf Ouamara, face au poste de garde, quelques soldats les interpell�rent : �Alors, les fatmas, on se prom�ne ?� �Et la galette, qui va la pr�parer ?� Quelques jours apr�s, portant � la force des bras la civi�re de fortune o� �tait �tendu Hadjadj Arezki, un groupe de Moussebline prit la route vers la lointaine destination de Djebel Hit o� �tait bas�e au fin fond de la montagne une installation m�dicale de l�ALN. Mais le lendemain, le vaguemestre du Front rencontr� � l�or�e d�une for�t leur apprit que les troupes fran�aises s�appr�taient � lancer une vaste op�ration de ratissage, justement dans la r�gion de Djebel Hit. �Regardez-moi, je suis foutu� A bout de forces, les compagnons de Hadjadj Arezki s�accord�rent un moment de r�pit avant de reprendre le chemin du retour. La souffrance du bless� atteignit son paroxysme. Il poussa des plaintes d�chirantes et supplia ses camarades de mettre fin � son tourment. Ou de lui donner une arme pour qu�il le f�t lui-m�me. D�une voix � peine audible, il implora : �Regardez-moi, je suis foutu. Et je repr�sente un fardeau inutile pour vous. Alors, dans l�int�r�t de la R�volution, donnez- moi une arme. Dieu ne vous en tiendra pas rigueur.� Finalement, on installera le bless� dans l�infirmerie de Boulazaz�ne o� il demeurera jusqu�� la fin de la guerre. Apr�s l�ind�pendance, il continuera � servir son pays jusqu�� son d�c�s survenu le 31 mars 2005. La force de caract�re de Hadjadj Arezki est devenue proverbiale � Aokas. Aujourd�hui, l��vocation de son nom est immanquablement associ�e au mot courage� Khaled Lemnouer (1). Hamadi Yamina Oult Amar, Berkouk Baya, Guemat Baya, Lagha Zohra et Chabane Messaouda.