Entretien r�alis� par Brahim Taouchichet Cet entretien, que nous voulions volontairement approfondi avec l��minent sp�cialiste en gastro-ent�rologie, le professeur Farid Chaoui, fait ressortir que la sant� des Alg�riens dans toutes ses composantes sociales est toujours d�une br�lante actualit� pour deux raisons majeures. D�abord, l�irruption sur la sc�ne publique des revendications pour une meilleure protection sanitaire � la faveur de la dynamique induite par le �printemps arabe�. Face � la pression de la rue, les gouvernants sont d�sormais oblig�s de �composer� et hisser la sant� au rang de priorit�. C�est notamment le cas en Alg�rie o� le budget de la sant� 2012 avec 404,94 milliards de dinars vient juste apr�s ceux de la D�fense et de l�Int�rieur. A quelque chose malheur est bon, oserions-nous dire puisqu�une prise de conscience se dessine quant � la n�cessit� imp�rieuse d�apporter une r�ponse adapt�e aux probl�mes du jour. C�est d�ailleurs dans ce cadre qu�il convient de placer la r�union d�un conseil interminist�riel par le Premier ministre Sellal � fait nouveau � la Pharmacie centrale. Il y a urgence, le cancer fait des ravages : 50 000 cas par an et tous les malades n�ont pas acc�s aux soins ni � un lit d�h�pital. En cons�quence, beaucoup meurent dans le d�nuement total. Les pathologies cardiovasculaires et m�taboliques � cons�quence dans l�entr�e brusque dans la vie moderne � connaissent une rapide augmentation. Farid Chaoui va encore plus loin et met le doigt l� o� le b�t blesse : la conjugaison simultan�e des transitions d�mographique et �pid�miologique et, surtout, les moyens ne suivent pas. Dans 20 ans, les s�niors ou les plus de 60 ans seront pr�s de 4 millions. Ils corrigent ainsi une pyramide des �ges qui a longtemps pr�valu chez nous avec la pr�pond�rance de populations jeunes de moins de 30 ans et p�seront sur le budget sant�. Des d�fis suppl�mentaires auxquels il sera difficile � l�Etat de faire face � br�ve �ch�ance, car 80 dollars par habitant et par an c�est nettement insuffisant, nous dit le professeur Chaoui. Par ailleurs, notre interlocuteur s�insurge quant � la mortalit� maternelle du fait d�une mauvaise prise en charge (100 femmes sur 100 000 d�c�dent lors de l�accouchement et 800 des suites de leurs couches). Que dire sachant que 3 000 enfants sont en attente d��tre op�r�s du c�ur et 15 000 insuffisants r�naux pour une greffe. Flamb�es �pid�miques dans le cas de maladies que l�on croyait compl�tement �radiqu�es (1 500 cas de tuberculose diagnostiqu�s r�cemment au CHU d�Oran !), r�surgence des maladies de la pauvret� et apparition de pathologies foudroyantes comme le sida, les h�patites (5 millions de dinars par malade et par an pour une trith�rapie). La production locale des m�dicaments g�n�riques reste tr�s modeste (40% des besoins alors que l�objectif d�clar� depuis plusieurs ann�es est de 70%). C�est donc la voie ouverte aux lobbies (ou mafia du m�dicament de plus en plus d�cri�s jusqu�en haut lieu). A d�faut d�une nomenclature d�achat pr�cise et transparente, ils influeront fatalement sur l�orientation de la couverture sanitaire du pays. Nous abordons aussi dans cet entretien l��pineuse question des traumatismes li�s � la guerre de Lib�ration nationale auxquels se s�ajoutent ceux de la d�cennie noire qui imposent un traitement sp�cifique et des moyens humains appropri�s. Charg� du dossier de la sant� et de la S�curit� sociale dans le gouvernement Hamrouche, Farid Chaoui nous r�v�le que le projet de r�formes a �t� mis sous le boisseau sur injonction du FMI. Mais depuis, les �v�nements sanitaires qui s�acc�l�rent militent plus que jamais pour une politique nationale de la sant� ch�re � l��minent sp�cialiste, exigence qui interpelle les d�cideurs � dans un esprit de solidarit� et d��quit�. B. T. Le Soir d�Alg�rie : R�cemment, un conseil interminist�riel, tenu sous la pr�sidence du Premier ministre, a �t� exclusivement consacr� � la prise en charge du cancer. Des d�cisions lourdes ont �t� prises, notamment la cr�ation de centres anticanc�reux, l�achat d��quipements pour la radioth�rapie et le remboursement de certains m�dicaments anticanc�reux et des antalgiques. Mais les sections syndicales affili�es � la F�d�ration de la S�curit� sociale d�noncent ces mesures parce qu�elles consid�rent que ce n�est pas � la CNAS de les prendre en charge mais plut�t au secteur de la sant� ? Farid Chaoui : Tout d�abord, il faut souligner que c�est la premi�re fois qu�un conseil interminist�riel invite des m�decins concern�s par le sujet. C�est une avanc�e parce qu�il �tait de coutume de les solliciter avant ou apr�s la r�union, jamais les faire participer au conseil lui-m�me. Ensuite, il faut remarquer que nous avons un Premier ministre pragmatique et qui a � c�ur la chose publique et un ministre de la Sant� qui a une formidable exp�rience politique donc capable de voir les choses dans leur globalit�, qui est m�decin et est dou� d�une grande capacit� d��coute. Voil� donc deux facteurs positifs qui encouragent � r�fl�chir sur la probl�matique de la sant� en Alg�rie. Parmi les mesures prises par ce conseil, il y a celle rendue publique, concernant la mise � disposition en pharmacie de villes de certains m�dicaments du cancer. C�est, sans aucun doute, une tr�s bonne d�cision, car tous les malades trait�s pour cette pathologie ne sont pas hospitalis�s : ceux qui sont soign�s � l�h�pital b�n�ficient sur place du traitement. Par contre, les patients trait�s dans des structures extrahospitali�res �taient contraints de se d�placer � la PCH (une seule agence � Alger pour tout le territoire national !) pour acqu�rir leur m�dicament au prix fort et sans espoir d��tre rembours�s par la S�curit� sociale. Cela pose des probl�mes �normes. Quant aux arguments du syndicat qui estime que cette mesure peut d�s�quilibrer les finances de la CNAS, il soul�ve un faux probl�me. C�est une h�r�sie que d�opposer les assur�s sociaux � ceux qui sont cens�s �tre pris en charge sur le budget de l�Etat. Outre son inanit�, cet �v�nement souligne toute l�absurdit� de l��miettement du syst�me de financement du syst�me de sant� entre CNAS, Casnos, budget de l�Etat, mutuelles et de plus en plus la bourse des m�nages. Dans tous les pays qui pratiquent une vraie politique de sant�, il y a une seule assurance-maladie qui couvre l�ensemble des citoyens et qui permet � tous d�acc�der aux m�mes soins de mani�re �quitable. Je ne comprends pas tr�s bien la r�action de la F�d�ration, mais, franchement, je trouve que dans ce cas ses justifications ne sont pas fond�es. Visiblement, la controverse s�amplifie quant aux d�penses pour une maladie incurable au d�triment des autres pathologies. Prolonger la vie des malades de quelques mois ou bien les renvoyer mourir chez eux. Grave dilemme... Nous sommes-l� dans une situation qui r�sume bien toute la probl�matique. Des gens courageux comme le professeur Bouzid sont mont�s au cr�neau pour poser le probl�me du cancer � l��chelle nationale jusqu�aux plus hauts d�cideurs du pays. Si la m�me d�marche est adopt�e pour les maladies cardiovasculaires, les maladies m�taboliques, les handicap�s des accidents de travail, etc., on se rendra compte qu�il faudra un programme sp�cial pour chacune de ces pathologies compte tenu des innombrables probl�mes qu�elles soul�vent et qui sont loin d��tre r�solus. Or, si l�on additionne tous ces programmes, qui co�tent tr�s cher, on va, h�las, d�couvrir qu�il y a une inad�quation �norme entre ces besoins en constante augmentation du fait de la transition �pid�miologique et les moyens dont nous disposons pour y faire face et qui ne progressent pas � la m�me vitesse. A bien y regarder, il n�y a pas que la cancer qui pose probl�me ! En mati�re de gestion, nous avons l�impression que les autorit�s en charge du secteur r�agissent aux pressions du moment plut�t qu�elles n�anticipent les grandes questions de sant� publique. Selon vous, est-ce la cons�quence de l�absence d�une strat�gie et d�une politique nationale claire ? La plupart des gouvernements dans le monde, s�agissant d�un probl�me aussi sensible que celui de la sant�, ont tendance � r�agir aux �v�nements conjoncturels sous la pression de la rue ou de lobbies puissants qui gravitent autour de ce secteur. Ils sont ainsi litt�ralement pris en otages et tendent � r�agir sous la pression en parant au plus urgent. En ce qui nous concerne, il faut aller plus loin et engager des r�formes structurelles qui permettront au syst�me de sant� de s�adapter aux transformations et aux grands d�fis li�s aux transitions �pid�miologique et d�mographique. Ceci est d�autant plus vrai et actuel que la transition d�mocratique est venue tout r�cemment se t�lescoper avec ces deux autres transitions en donnant plus de poids aux associations d�usagers et aux syndicats des personnels de sant� qui revendiquent une plus grande place dans la gestion du syst�me. C�est une bonne chose mais qui rend la d�cision plus difficile, n�cessitant une permanente n�gociation. Si l�on ne fait pas l�effort aujourd�hui de r�fl�chir r�ellement sur le devenir du syst�me de sant�, dans 5 ou 10, ou 20 ans, nous aurons encore � faire face aux m�mes probl�mes et � d�penser beaucoup d�argent pour, in fine, se retrouver � la case d�part. Il est fait peu cas de la maintenance des �quipements m�dicaux achet�s � coups de millions de dollars et sont parfois � l�arr�t faute d�un personnel qualifi� et suffisamment sensibilis� sur sa �mission�. Cela rappelle l��chec des usines cl�s en main... Vous posez l� un vrai probl�me. Il faut savoir comment ils ont �t� achet�s ? Comment ils sont arriv�s en Alg�rie ? Ont-ils �t� install�s ou pas ? Qu�a-t-on fait pour leur maintenance ? Le probl�me est que nous n�avons pas un programme national de sant�. Je m�explique : aujourd�hui, les besoins en mati�re de sant� augmentent alors que proportionnellement les moyens financiers ne suivent pas. Deux chiffres : la d�pense nationale de sant� (DNS), c'est-�-dire tout ce que la communaut� peut consentir pour financer le syst�me de sant�, c�est moins de 400 $ par habitant et par an. C�est tr�s peu en comparaison aux pays de l�OCDE o� la DNS est sup�rieure � 4 000 $. Nous sommes donc dans un rapport de 1 pour 10 ! En outre, sur ces 400 $, 80 sont d�pens�s pour les m�dicaments, pas plus. Ce sont les moyens r�els dont nous disposons. On crie au scandale du fait que l�on d�pense 2,8 milliards de dollars en achat de m�dicaments. En fait`, nous sommes l� aussi dans un rapport de 1 � 10 compar� aux pays de l�OCDE. La France d�pense 800 dollars par habitant et par an en m�dicaments. La question est de savoir comment utiliser cette ressource rare ? Il est �vident qu�il nous faudra �tablir un programme et des priorit�s dans le court, moyen et long termes. Sans ce programme nous subirons la pression des lobbies qui vous poussent � acheter non ce dont on a besoin, mais ce qu�ils ont � nous vendre ! Mais compte tenu de votre implication dans la politique de sant� existe-t-il un �tat des lieux chiffr� du parc m�dical � travers le territoire national ? Vous-m�me vous avez �voqu� le cas des �quipements toujours sous emballage de l�h�pital de Bab-El-Oued. A Constantine comme ailleurs, des �quipements n�ont jamais servi et sont � jamais perdus comme les 12 microscopes �lectroniques achet�s dans les ann�es 1980 et jamais mis en service... A ma connaissance non. Au contraire, on se met de nouveau � acheter beaucoup d��quipements dont certains restent dans leur emballage pendant des semaines, voire des mois. C�est le m�me syndrome que dans les ann�es 1980 : on a de l�argent, on se fait plaisir et on ach�te ce qu�il y de mieux et de plus cher. Il faudra poser cette question au minist�re de la Sant�. Dans les ann�es 1990, le gouvernement avait d�cid� d�un commun accord avec la S�curit� sociale, pour mettre fin au transfert de malades � l��tranger, de financer l�achat d��quipements pour permettre � des �quipes nationales, appuy�es ou non par des sp�cialistes �trangers, de soigner sur place tous les malades. Ces �quipements ont �t� install�s, mais le transfert � l��tranger, m�me s�il a �t� r�duit, n�est toujours pas supprim�, cr�ant de fait un 3� secteur de soins. Nous ne savons pas � quoi ces �quipements ont servi ! Voil� un bon cas d��tude sur cette politique d�importation d��quipements qu�il convient d�analyser, non pas pour d�noncer ou faire le proc�s de qui que ce soit, mais afin de nous interroger sur les raisons de cette gestion calamiteuse. Nous d�pensons beaucoup d�argent, en particulier lorsque le prix du p�trole monte, sans une planification intelligente qui aurait donn� plus de sens et de pertinence � ces d�penses. Il faut une politique plus rigoureuse et mieux adapt�e � nos besoins et nos moyens, mais nous n�en sommes pas l�. C�est pr�occupant� Oui, parce que �a co�te cher et que �a aggrave les co�ts de sant� sans apporter le b�n�fice attendu � la sant� de la population. Le syst�me fonctionne pour lui-m�me, pour acheter des �quipements et payer des personnels alors que le malade y est devenu un intrus. Il ne sert � rien d�injecter autant d�agent dans un syst�me en panne. Il faut d�abord le remettre en �tat de fonctionner et remettre le malade au centre des pr�occupations du syst�me de sant�. Pour le moment, faute de hi�rarchisation des priorit�s et d�objectifs sur lesquels on peut asseoir une politique nationale de sant�, le syst�me va poursuivre sa d�rive. Transition d�mographique coupl�e aux transformations �pid�miologiques, y a-t-il une prise de conscience quant aux effets induits par cette �volution ? Les pouvoirs publics sont conscients qu�il y a probl�me et qu�il faut r�fl�chir aux solutions, mais la r�flexion ne d�marre pas. A mon avis, probablement parce que, encore une fois, le minist�re de la Sant� �tait l�otage de diff�rents lobbies. Il y a eu quelques avanc�es du temps du professeur Aberkane pour aller vers une loi sanitaire nouvelle. C�est pourquoi, je dis qu� aujourd�hui, nous devons r�fl�chir sur le devenir du syst�me de sant� et ouvrir un d�bat : o� allons-nous et que voulons-nous faire ? Que les grands probl�mes soient clairement pos�s. Nous sommes en transition �pid�miologique et d�mographique. Nous allons au-devant de grosses difficult�s. Les plus de 60 ans seront 10% de la population dans 20 ans, le taux de natalit� est de nouveau en augmentation, si bien que la population infanto-juv�nile (0-14 ans) constituera encore dans les 10 prochaines ann�es plus de 25% de la population. La mortalit� infantile est encore trop �lev�e, plus de 30 pour 1 000 naissances, ce n�est pas normal pour un pays comme l�Alg�rie. Pr�s de 100 femmes sur 100 000 d�c�dent lors de l�accouchement : plus de 800 jeunes femmes par an meurent des suites de leurs couches. Or, la majorit� de ces femmes sont jeunes et en bonne sant�, et l�accouchement est, jusqu�� preuve du contraire, un ph�nom�ne physiologique et non une maladie !! C�est un probl�me grave de sant� publique intol�rable ! Mais il n�y a pas de voix assez fortes pour le d�noncer !! Par ailleurs, nous allons vers l�augmentation de fr�quence du cancer, du diab�te, des maladies m�taboliques� Face � cela, les moyens ne suivent pas. Nous sommes aujourd�hui � 5% du PIB. Au mieux, si on prend conscience de la gravit� de la situation, dans les ann�es 2020, on va pousser le curseur jusqu�� 10% du PIB. On restera tr�s bas par rapport aux d�penses de sant� dans les pays du Nord. Il faut donc faire un �tat des lieux, des p�rils � venir afin de construire un vrai programme de sant� pertinent et r�aliste. La sant� des Alg�riens est confront�e aux cons�quences non encore �valu�es avec pr�cision de la d�cennie noire (traumatismes divers), les affections post-traumatiques inh�rentes aux accidents domestiques et de la route. Les statistiques sont tout simplement effrayantes. Qu�en pense le praticien d�exp�rience ? Grave et �norme question, car nous, Alg�riens, avons subi deux traumatismes majeurs : une guerre de Lib�ration nationale particuli�rement d�vastatrice, mais au cours de laquelle l�ennemi �tait au moins clairement identifi� et le combat avait un sens et partag� par tous, ce qui amoindrit un peu le traumatisme. Puis nous nous retrouvons dans une situation de guerre civile dont le sens et la violence restent hors de port�e de la raison humaine, d�cuplant ainsi la profondeur du traumatisme. Entre les deux, les g�n�rations se chevauchent : la premi�re garde des souvenirs enfouis de cette p�riode et qui remontent � la surface � l�occasion de ph�nom�nes de reviviscence cr��s par la guerre civile. La seconde est celle qui n�as pas v�cu la guerre mais qui en a connaissance par la m�moire transg�n�rationnelle. Or, ces traumatismes de la guerre d�ind�pendance n�ont pas �t� pris en charge. Dans l�euphorie de l�ind�pendance, on a voulu tout oublier. Avec la d�cennie noire ou guerre civile, de nouveaux traumatismes plus violents frappent la soci�t� qui croyait en avoir fini avec la guerre et ses souffrances. Des lois amnistiantes ont �t� vot�es, leur bien-fond� est un autre d�bat, mais elles ne traitent pas les cons�quences sociales, juridiques et m�dicales de ce stress post-traumatique collectif. La cons�quence en est l�enracinement de la violence dans la soci�t�, dans le couple, � l��cole, dans la rue. Partout elle devient le moyen �normal� de r�gler le moindre conflit. Il ne s�agit plus de cas isol�s mais toute la population alg�rienne est concern�e et le traitement doit �tre � la mesure du probl�me. Au plus haut niveau de l�Etat, il faut une prise de conscience de ce probl�me. Il existe, il est grave, il ne faut pas le mettre au placard. Il doit �tre pris en charge tant par des moyens m�dicaux que juridiques et sociaux. On pourra ainsi �viter que ces traumatismes, ce fardeau, ne soient transmis aux g�n�rations futures. Le personnel qualifi� existe. Trois millions d�hypertendus et autant de diab�tiques, 50 000 cas de cancer par an, r�surgence de certaines maladies de la pauvret� comme la tuberculose (15 000 cas � Oran) ou la peste. 50 ans apr�s l�ind�pendance, est-ce l� une r�alit� qui vous interpelle ? C��tait pr�visible comme pour toutes les soci�t�s pr�industrielles qui sont pass�e trop vite � la modernit�. Ceci s�est pass� �galement dans les pays du Nord, mais sur une p�riode bien plus longue � environ deux si�cles. En Europe, la transition �pid�miologique s�est achev�e pratiquement � le fin du XIXe si�cle et celle d�mographique a commenc� apr�s la Seconde Guerre mondiale. Chez nous, les transitions d�mographique et �pid�miologique se sont produites simultan�ment et en un laps de temps tr�s court. En moins de 50 ans. Apr�s l�ind�pendance, l�effort s��tait port� sur les maladies transmissibles. Dans les ann�es 1960 et 70, beaucoup de choses donc ont �t� faites en mati�re de protection maternelle et infantile, la lutte contre le paludisme, le trachome, la tuberculose qui s�vissaient � l��tat end�mique. L�am�lioration de la nutrition et des conditions d�hygi�ne a contribu� � l��radication de ces pathologies, mais en m�me temps ont acc�l�r� le passage aux pathologies non transmissibles si co�teuses � prendre en charge aujourd�hui. Nous sommes en retard pour ce qui est des infrastructures hospitali�res : il y a 2 lits pour 1 000 habitants alors que le minimum est de 3. Mais c�est surtout le personnel param�dical qui est le grand oubli�. Formation et infrastructures hospitali�res peuvent �tre rattrap�es rapidement mais avec une d�pense nationale de sant� qui ne va pas exc�der dans le meilleur cas en 2020 500 ou 600 $ par habitant et par an, soit, encore une fois, le dixi�me de ce que d�penseront les pays du Nord. Comment assurer la prise en charge en m�me temps des probl�mes de sant� li�s au sous-d�veloppement et � ceux qui augmentent en fl�che, li�s aux maladies non transmissibles ? Revenons au m�dicament dont la d�pense par habitant est de moins de 80 $/an/habitant. Ce qui est � la fois peu et beaucoup. Je l�ai dit, c�est tr�s peu comparativement � la moyenne de l�Europe, mais c�est beaucoup par rapport � la d�pense nationale de sant� (400 $). Un calcul rapide permet de d�couvrir que plus de 1/4 de ce qui est �pargn� par la communaut� pour se soigner va dans les poches de l�industrie pharmaceutique !! Dans un pays comme la Nouvelle-Z�lande, c�est moins de 7%, 12% pour le Royaume-Uni. O� va cet argent est une question cruciale � laquelle il est urgent de r�pondre. P�nurie chronique et chert� encouragent le trafic des m�dicaments (on parle de plus de 10 milliards de produits contrefaits d�vers�s sur l�Afrique). Quelle pourrait �tre la parade ? Honn�tement, je pense que l�Alg�rie n�est pas vraiment concern�e gr�ce � un meilleur contr�le des importations de m�dicaments et au travail qu�assure le Laboratoire national. Le probl�me du m�dicament se pose diff�remment. Il s�agit pour nous de faire un meilleur usage de ces 80$ que nous consentons pour chaque Alg�rien au m�dicament en adaptant notre pratique industrielle, commerciale et m�dicale � nos priorit�s sanitaires. La question est comment soigner mieux et moins cher ? Vu les �normes enjeux, la pression des lobbies du m�dicament est proportionnellement aussi forte et influe sur la prise de d�cision. Au plus haut niveau de l�Etat, l�on est amen� � les d�noncer publiquement. On ne comprend pas comment l�Etat dans toute sa p�rennit� peut-il ainsi faire aveu d�impuissance ? Ecoutez, les lobbies existent partout, le probl�me est de les identifier, de situer leur influence r�elle dans la prise de d�cision et de les contenir � la place que nous aurons d�cid� qu�ils occupent ! Pas plus. Encore une fois, si nous avions un programme national de sant�, nous saurions quels m�dicaments prioritaires acheter et ainsi l�interf�rence de ces lobbies serait moins forte. Sans politique nationale claire et transparente dans ce domaine, ce sont ces lobbies qui feront la politique de la sant� � notre place. Pression, corruption ? Tout est li�. L�industrie pharmaceutique veut vendre ses produits, c�est normal. Il nous appartient � nous de d�cider du m�dicament dont nous avons besoin et de nous interroger sur le pourquoi. Il y a sur le march� tant de m�dicaments dont on n�a pas besoin. Il faut une plus grande transparence dans la gestion et de plus fortes capacit�s de n�gociation de nos institutions face � l�industrie pharmaceutique. Pourtant, l�ancien ministre de la Sant� a d�nonc� les pressions du lobby du m�dicament� Ayant travaill� sur ce dossier, je ne m�exprimer qu�en qualit� d�expert pour un point de vue rationnel. Il faut r�duire la part des m�dicaments dans les d�penses de sant�. On ne peut plus continuer comme �a, autrement on va se retrouver dans la m�me situation que le Maroc o� la part des m�dicaments dans la DNS atteint 50%. Par ailleurs, il faut que l�on parvienne � d�finir nos besoins. L�OMS dit qu�avec 300 m�dicaments on peut soigner 90% de nos malades. Or, actuellement il y a plus de 5 000 sp�cialit�s sur le march� sur quelque 1 500 d�nominations communes internationales sur la liste. Je dis qu�il y a probl�me. Nous sommes encore un pays relativement pauvre et nous devons �tre plus r�alistes et plus pertinents dans nos d�penses. Il faut impliquer toutes les institutions pour encadrer les d�penses nationales de sant�, et promouvoir une politique rationnelle et efficiente du m�dicament. Je pense que dans ce domaine plus que tout autre, une coop�ration r�gionale, � l��chelle du Maghreb ou mieux des 5+5, peut �tre r�ellement productive et mutuellement b�n�fique. Justement, quels sont les �chos � votre appel pour un d�bat national sur la politique de la sant� publique ? Je n�ai aucune influence sur la politique de la sant� n��tant qu�un praticien dans le secteur lib�ral dans mon pays et membre d�un think-tank m�diterran�en sur les probl�mes de sant� � l��tranger. Ne dit-on pas que nul n�est proph�te en son pays ? A travers ce qu�on vient de dire, il faut se rendre � l��vidence que la probl�matique d�passe le simple cadre du m�dicament ou du cancer et soul�ve la question id�ologique fondamentale de comment on va soigner et qui soigner ! Doit-on construire un syst�me de sant�, comme aux Etat-Unis par exemple, �hypermarch� de la maladie�, o� chacun va se servir selon ses moyens ? Ou bien s�agit-il de construire un syst�me national et solidaire bas� sur les principes fondamentaux de solidarit� nationale et d��quit�. Aujourd�hui, nous sommes dans l�ambigu�t� totale parce que vous avez un secteur priv� qui se d�veloppe de fa�on anarchique tant sur la plan organisationnel que financier puisque les actes m�dicaux prodigu�s par le secteur priv� ne sont pratiquement pas rembours�s par la S�curit� sociale. Nous attendons l�application de la nouvelle nomenclature depuis 1987 !! Situation qui rend ce secteur de moins en moins accessible � la majorit� de la population cr�ant de fait un double syst�me. Dans le discours officiel, c�est le secteur public qui a la charge d�assurer la couverture sanitaire de la population, mais en r�alit�, la crise profonde que vit ce secteur produit un transfert de plus en plus important d�actes de soins vers le secteur priv�. Comme, encore une fois, ces actes ne sont pas rembours�s par les assurances- maladie, la cons�quence en est que la part des m�nages dans les d�penses de sant� est pass�e de 10% dans les ann�es 1970 � plus de 40% aujourd�hui. Dans le budget des m�nages, les d�penses de sant� vont devenir de plus en plus lourdes au d�triment de l�alimentation, l�habillement, l��ducation, les loisirs, etc. Il faut absolument que ce pourcentage descende en dessous de 15%. Les Alg�riens sont un peuple solidaire qui n�accepte pas que les riches soient soign�s et les autres abandonn�s � leur sort. La solidarit� c�est le riche qui paye pour le pauvre comme le fort vient en aide au faible et ce n�est pas de la d�magogie. Cela veut dire qu�il faut int�grer le secteur priv� dans le syst�me national de sant�, qu�il soit tenu par un cahier des charges et encadr� par des r�gles �thiques et morales � la hauteur de sa mission. En �change de quoi il doit b�n�ficier du syst�me de financement par les assurances-maladie et participer activement � la d�cision. C�est ainsi qu�il pourra se d�velopper au b�n�fice de tous et reprendre la place qui doit �tre la sienne dans le c�ur des Alg�riens ! Il est faux de croire que le secteur priv� ne peut assurer un service public. Prenez l�exemple, l�eau qui coule dans vos robinets : elle est distribu�e par un �tablissement priv� tenu par des obligations de service public, clairement n�goci�es et inscrites dans un cahier des charges. Je crois qu�il y a trop souvent confusion entre secteur public et service public ! Professeur Farid Chaoui, vous avez �t� dans le gouvernement r�formateur de Mouloud Hamrouche charg� du dossier de r�forme de la sant� et de la S�curit� sociale. 20 ans apr�s, avez-vous le sentiment du devoir accompli ou d�une mission inachev�e du fait des bouleversements survenus � l��poque ? Quand M. Hamrouche m�avait fait appel, je faisais d�j� partie d�un groupe informel au niveau de la pr�sidence de la R�publique aux c�t�s d�une �quipe pluridisciplinaire dont de brillants �conomistes et des sociologues. J�ai �t� son conseiller sur le dossier de la sant� et de la S�curit� sociale charg� de pr�parer le syst�me de sant� aux �volutions que le pays allaient conna�tre, c�est-�-dire sortir de l��conomie planifi�e pour aller � l��conomie lib�rale. Le Premier ministre insistait � ne pas sacrifier le social et souhaitait que la sant� puisse trouver la place qui doit �tre la sienne, dans la nouvelle politique �conomique et sociale du pays, au m�me titre que l��ducation ou la culture. On avait travaill� le plus largement possible avec les partenaires sociaux dont les personnels de la sant� et les associations d�usagers pour explorer les moyens � mettre en place pour le nouveau syst�me de sant�. Qu�en reste-t-il aujourd�hui ? Rien. Le projet a �t� purement et simplement enterr�. Il y a eu aussi le FMI qui ne trouvait pas � son go�t nos projets et a impos� des ajustements structurels que l�on sait. Les gouvernements successifs �taient peut-�tre sensibles � ce dossier, mais rien n�a �t� fait. Aujourd�hui, les choses sont plus compliqu�es. En col�re ? Oui, quand je vois la d�tresse des malades. Mais l�on doit n�anmoins rester optimistes parce que nous avons des m�decins comp�tents en quantit� et en qualit�. Il y a, certes, des insuffisances et des lacunes, mais que l�on peut rattraper par des enseignements post-universitaires, etc. Nous poss�dons beaucoup d�infrastructures sanitaires parfois neuves, mais vides ! Ce qui manque encore une fois, c�est une vraie politique de sant� qui ne se r�sume pas aux soins : car il ne faut pas perdre de vue que l�on parle sant� et non pas seulement soins : le syst�me de soins c�est ce qu�il y a en bout de cha�ne, lorsqu�on est malade, la sant� est un domaine plurisectoriel qui fait intervenir le logement, l�eau, l��ducation, les loisirs� Un programme de sant� doit en tenir compte et un minist�re de la Sant� devrait �tre le chef d�orchestre qui coordonne toutes les actions influant directement ou indirectement sur la sant� des citoyens. Comparativement � la plupart de vos coll�gues, vous avez fait un aller-retour de la soci�t� civile � la soci�t� politique. Vous �tes tr�s actif et pr�sent dans diverses manifestions touchant au domaine de la sant�. Est-ce l� pour vous le moyen de faire pression sur les pouvoirs publics ? Un combat personnel ? J��tais longtemps m�decin hospitalo-universitaire. Lorsque le dossier des r�formes fut clos, j�ai compris que le syst�me de sant� risquait d�aller au- devant de difficult�s majeures car je me rendais compte que manifestement les moyens allaient manquer et que sa gestion allait se d�grader. J�ai alors d�cid� de quitter l�h�pital pour me placer dans les conditions d�exercer mon m�tier et de servir les malades du mieux que je pouvais par mes propres moyens. Cette exp�rience dans le secteur priv� m�a �norm�ment appris et servi � mieux conna�tre les probl�mes de sant� de la population. Cela m�a permis d�arriver � la conclusion qu�il faut rassembler les efforts du priv� et du public, car aucun d�eux ne pourra, seul, faire face � une situation aussi complexe. Mon activit� de praticien gastro-ent�rologue ne me suffit pas. Oui, je me sens interpell� quand je vois la d�tresse d�un jeune homme ou d�une jeune fille de 18 ans atteint de la maladie de Crohn qui ne peut pas acc�der aux m�dicaments pour son traitement, ou parfois n�est pas couvert par l�assurance-maladie pour se faire rembourser les frais importants m�dicaux. J�ai compris � travers ce type de situation que ma seule activit� de praticien ne suffit pas pour aider ces malades, et qu�il faut pour les aider saisir et poser les vrais probl�mes. Qu�il faut se battre � d�autres niveaux. Compte tenu de ce qui pr�c�de, voulez-vous conclure cet entretien par une note d�optimisme ou bien pr�f�rez-vous vous inscrire dans le possible et le raisonnable ? Il faut s�inscrire dans les deux : s�inscrire dans le raisonnable pour rendre le raisonnable possible. B. T. NB/ Le professeur Farid Chaoui est membre de Ipemed (Institut de prospective �conomique du monde m�diterran�en) et pr�sident de l�AGELA (Association des gastro-ent�rologues lib�raux de l�Alg�rois). Interface � Si vous �tiez pr�sident, votre premi�re mesure... Un compromis politique historique � Si vous �tiez ministre de la Sant�, votre priorit�... Un programme national de sant�. � Si vous �tiez un m�dicament... Utile et accessible � tous les malades. � Si vous �tiez une plante m�dicinale, laquelle? Je ne saurais r�pondre franchement� � Si vous �tiez une musique comme th�rapie m�dicale laquelle ? Hyzia, interpr�t�e par Abdelhamid Ababsa. � La premi�re id�e qui vous vient � l�esprit en vous levant le matin... Le programme de la journ�e qui commence � 8h et se termine � 20h. � Votre derni�re pens�e avant de vous endormir... Chaque fois une pens�e diff�rente� � Votre livre de chevet : un roman litt�raire ou une r�f�rence m�dicale ? Je ne lis jamais chez moi de documents m�dicaux. � Votre id�al m�dical ? Il y en a beaucoup, mais je dirai Pasteur. � Le prix Nobel de m�decine... Il est attribu� � des gens qui travaillent pour le si�cle � venir.