Par Hac�ne-Lhadi Abderrahmane. email : [email protected] En v�rit�, cette interview n�en est pas une. A l�origine, il s�agissait pour moi, dans le cadre d�une s�rie d�articles sur le cin�ma alg�rien, d�interroger Abderrahmane Bouguermouh sur ses d�buts au cin�ma. Cela se passait chez lui, � Alger, vers 1987. Des propos, issus d�une discussion libre et sympathique, que j�ai reproduits fid�lement, je dirais m�me litt�ralement, afin de ne pas d�naturer le sens exact de chacune de ses phrases. Ils peuvent sembler un peu �pars, mais peut-�tre auront-ils le m�rite de faire conna�tre son enfance et une facette ignor�e de la vie professionnelle de ce grand artiste parti trop t�t. Ecoutons-le. �Dans les diverses interviews donn�es aux critiques, nous rencontrons souvent cette question : comment �tesvous venus au cin�ma ? Nous ne savons souvent quoi r�pondre, car il est difficile pour ceux de ma g�n�ration de donner une r�ponse pr�cise. Il ne faut surtout pas oublier qu�� l��poque du colonialisme, en dehors des professions lib�rales, nous ne pouvions pas r�aliser nos aspirations, bien des portes ne s�ouvraient jamais pour les �indig�nes�. C�est souvent le hasard du destin qui nous a install�s derri�re la cam�ra. Avions-nous seulement quelques dispositions pour ? Peut-�tre. Personnellement, c�est mon p�re qui, durant ses moments de loisir, s�adonnait aux plaisirs de la photo, m�avait fait d�couvrir la magie de l�image et ses possibilit�s d�expression. Mon univers d�enfant n�avait rien de plus que celui de tout gosse qui se d�battait entre des millions qui subissaient le destin collectif d�un peuple colonis�, seuls les paysages changeaient. Quant � la condition humaine, elle �tait presque la m�me pour tous les �Fran�ais musulmans � que nous �tions. Je suis n� le 25 f�vrier 1936 � Ighzer Amokrane, dans la wilaya de Bougie, dans une maison qui avait abrit� les r�unions pr�liminaires du Congr�s de la Soummam. Mes souvenirs qui remontent � la Seconde Guerre mondiale sont marqu�s par la famine et le typhus qui emportaient les Alg�riens par milliers. Je me rappelle que dans un petit hameau d�Ouzellaguen, les femmes attendaient la nuit pour aller chercher de l�eau � la fontaine, tant leur nudit� apparaissait sous les lambeaux de leur seule robe. Bien que mon p�re �tait instituteur, nous avions faim et froid nous aussi. C�est durant ces ann�es que s��tait forg� � tout jamais dans les masses le sentiment national. Je me souviens des grandes discussions politiques qui se tenaient dans notre maison, sous un fr�ne immense, � l�initiative de mon p�re qui �tait un militant du parti de Ferhat Abbas (UDMA), et de mon oncle, un des premiers intellectuels du PPA-MTLD. Leurs amis et compagnons s�engageaient parfois dans des d�bats orageux qui finissaient tard dans la nuit au grand soulagement de ma grand-m�re qui avait toujours peur que cela ne d�g�n�re en coups de fusil. A la fin des vacances scolaires, je repartais � S�tif, o� mon p�re �tait enseignant. Toute une ann�e allait s��couler entre l��cole, les immensit�s de neige sur lesquelles nous jouions quand m�me au football, les champs de bl� o� nous d�robions � la barbe des colons des �pis de bl� pour en manger le grain encore tendre, et le cin�ma� quatre films par semaine. Je n�en ratais pas un. Je �piquais� quelques sous � tous les membres de la famille pour me payer un billet. Quand cela ne suffisait pas, la vente des illustr�s, du plomb que nous allions r�cup�rer dans un d�p�t de casse, payaient le reste. Et puis, arrivait la fin de l�ann�e scolaire avec ses prix, ses succ�s et ses �checs suivie du d�part au bled o� je devais cette fois-ci passer une ann�e enti�re, car mon p�re, suite aux �v�nements du 8 Mai 1945, venait d��tre mut� par mesure disciplinaire � Constantine. C�est durant ces �v�nements que je d�couvris pour la premi�re fois de mes yeux d�enfant les horreurs du colonialisme : des Alg�riens tombaient par centaines sous les balles meurtri�res des Fran�ais. Je n�oublierai jamais l�image d�un petit cireur qui devait avoir mon �ge, �tal� sur le dos, les bras en croix. Sa bo�te � brosses baignait dans le sang qui giclait encore de sa carotide. Ainsi s��coula mon enfance, tourment�e par ces souvenirs ind�l�biles. En 1956, lorsque la gr�ve des �tudiants fut d�clench�e, je poursuivais mes �tudes secondaires au lyc�e Eug�ne- Albertini de S�tif. La r�pression massive qui s�abattit m�me sur les �tudiants m�obligea � fuir le pays pour �chapper � une �ventuelle arrestation. En France, pour subsister, j�acceptais tous les menus travaux, y compris celui de saisonnier ou d�agent de tri dans les gares. A la reprise des �tudes, le probl�me ne se posait pas pour les �tudiants, mais les lyc�ens, on refusait de les reprendre apr�s deux ans d�absence. En 1959, je rentre au pays o�, gr�ce � un ami de mon p�re, je me fais recruter � Radio-Alg�rie en qualit� de r�gisseur. En 1961, ayant subi avec succ�s un concours d�acc�s � l�IDHEC (Institut de hautes �tudes cin�matographiques), dans la sp�cialit� �r�alisation�, je suis reparti en France accompagn� de mon �pouse Djamila que j'avais connue � mes d�buts � la Radio. A l�issue de ma formation, j�ai travaill� durant une ann�e � l�ORTF comme assistant de mon ancien professeur, Serge Friedman. Play-backs, petits sketches et vari�t�s �taient mes premi�res r�alisations. Ainsi, j�ai eu l�honneur et le plaisir de filmer les premi�res vari�t�s de Ch�rif Kheddam, Allaoua Zerrouki, Akli Yahiat�ne et une �mission consacr�e au peintre Issiakhem. Juste apr�s l�ind�pendance, je rentre au pays. Le cin�ma � cette �poque n��tait qu�un art balbutiant qu�il fallait promouvoir. Nous nous sommes attel�s � cette t�che avec enthousiasme, moi, Ali Yahia, Ren� Vautier, Pierre Cl�ment, Lakhdar Hamina, Ahmed Hocine et Terki. Nous manquions de tout pour faire un film, mais anim�s de notre bonne volont�, nous nous organis�mes pour r�aliser un documentaire sur le premier anniversaire du d�clenchement de la guerre de Lib�ration nationale produit par les services du cin�ma du minist�re de l�Information. Cette premi�re �uvre �tait un t�moignage pr�cieux sur une f�te remplie d'all�gresse et d�esp�rance. A la cr�ation de l'Office des actualit�s alg�riennes, en janvier 1963, notre petit groupe se disloqua. Lakhdar Hamina, Pierre Cl�ment et des techniciens qui savaient d�j� tenir une cam�ra ont rejoint cet organisme que dirigeait Mustapha Badie. Ahmed Hocine quitta le minist�re pour une autre fonction. Ren� Vautier a pris la direction du service d�animation audiovisuelle du minist�re de la Jeunesse et des Sports, situ� � Ben- Aknoun, o� avec quelques jeunes recrues, dont Ahmed Rachedi, Nasserdine Guenifi, Allel Yahiaoui, Tayeb Lamouri, Dahmane Boumedi�ne, Mohamed Bennaceur, Mohamed Guennez, il r�alisera un film d�essai qui s�intitule Peuple en marche. Quant � moi, nanti de mes dipl�mes et quelques ann�es d'exp�rience dans le domaine de la r�alisation, j�ai tent� de me faire recruter � la RTA, mais j�ignorais, qu�� l��poque, c��tait une chasse trop bien gard�e par quelques anciens r�alisateurs. Aussi, en attendant des jours meilleurs, j�ai int�gr� la commission de �visionnage� charg�e de d�livrer les visas d�exploitation. M. Ould-Moussa en �tait le responsable. Un jour, on m'appela du minist�re pour faire partie du groupe de r�flexion charg� de pr�parer les statuts du futur Centre national du cin�ma alg�rien (CNCA). Ce groupe pilot� par M. Rezzoug �tait compos� de MM. Ould Moussa, Zidi, Ahmed Hocine et moim�me. Nous quittions alors les bureaux exigus du minist�re de l�Information situ� au 119, Didouche-Mourad pour nous installer aux Asphod�les, � Ben Aknoun, dans un immeuble qui allait abriter le si�ge du CNCA, la future �cole du cin�ma, ainsi que les services techniques. La cr�ation du CNCA (d�cret du 8 juin 1964) �tait non seulement une n�cessit� mais une urgence, car il allait permettre, d�une part, de regrouper tous les moyens humains et mat�riels existants �� et l� et, d�autre part, planifier la production de films. Par ailleurs, les salles de cin�ma en 35 mm ayant fait l�objet d�une nationalisation deux mois plus tard par le pr�sident Ben Bella (d�cret n� 64-241 du 19 ao�t 1964), la cr�ation du CNCA est arriv�e � point nomm� pour prendre en charge aussi la gestion de ces salles au nombre de 400. La seule difficult� �tait que nous n��tions pas pr�par�s pour g�rer un si grand r�seau d�exploitation. Mus par notre volont� et notre enthousiasme ardent, nous sommes parvenus � ma�triser la situation. Comment ne pas r�ussir lorsque le sentiment patriotique �tait encore fort, aussi fort que durant la r�volution? Rien ne pouvait affaiblir ou freiner notre �lan car nous �tions convaincus que nous travaillions pour une Alg�rie telle que la voulaient nos martyrs tomb�s au champ d�honneur. Une Alg�rie juste, �quitable, sans corrompus ni corrupteurs, avec une �galit� des chances pour tous ses enfants. Avec de tels nobles sentiments, nous �tions capables de soulever des montagnes. Nous avions travaill� d�arrachepied, nuit et jour, sillonnant toute l�Alg�rie pour nous enqu�rir de l��tat des salles et de leur fonctionnement. Souvent, nous nous prenions en charge nous-m�mes, quitte � dormir dans un hammam. C��tait pour nous une forme de militantisme, sans parti ni carte d�adh�sion, la seule r�f�rence � l�Alg�rie suffisait pour nous faire bondir. M. Rezzoug fut le premier directeur du CNCA Un an plus tard, il sera remplac� par M. Mahieddine Moussaoui, un gestionnaire hors pair. Il donnera � notre cin�ma toutes les assises n�cessaires. Il �tait m�me sur le point de faire aboutir un projet de construction d�un centre de production cin�matographique avec toutes ses annexes, lorsqu'il fut appel� � d�autres fonctions. Le d�part de cet homme aux comp�tences av�r�es a nui fatalement au d�veloppement harmonieux du cin�ma alg�rien. Conscient de l�urgence de produire des films qui relateront les pages glorieuses de notre lutte de lib�ration nationale, il m�avait charg� de mettre sur pied des �quipes de tournage pour concr�tiser ce programme ambitieux. La direction de production s�installa au Ch�teau Royal, � Ben Aknoun. Il m�avait d�sign� directeur de ce centre. Les quelques techniciens form�s par Ren� Vautier et que j�ai trouv�s sur place ont fait partie de la premi�re �quipe qui allait participer � la r�alisation des premiers longs m�trages Une si jeune paix, de Jacques Charby, et l�Aube des damn�s, d�Ahmed Rachedi. J�ai repris moi-m�me cette �quipe, quelque temps plus tard, pour tourner Comme une �me, d�apr�s un texte original de Malek Haddad. Et durant plusieurs ann�es, le cin�ma alg�rien continuera d'exister gr�ce � ces valeureux pionniers form�s sur le tas et quelques transfuges de la RTA. Quant � l'Institut du cin�ma que dirigeait Ahmed Hocine, malgr� son existence �ph�m�re, il aura livr� une bonne fourn�e de cin�astes qui marqueront le cin�ma alg�rien. Il s�agit notamment de Merzak Allouache, Sid-Ali Mazif, Lamine Merbah, Mohamed Iftic�ne, Rachid Ben Allel, Haddadi... form�s par les enseignants Ahmed Kerzabi, Djafar Damardji et des Polonais. Qui se souvient aujourd�hui des braves techniciens qui, bon gr� mal gr�, ont fait le cin�ma alg�rien ? Certains s�en all�rent vers un monde meilleur sur la pointe des pieds. D�autres, de guerre lasse, ont pr�f�r� se reconvertir ou fuir vers d�autres horizons. Les moins chanceux coulent une retraite avec une pension mis�rable. Qui pense rendre hommage � ces pionniers qui, tout en servant l�art, savaient qu�ils servaient d�abord leur pays ? Je citerai de m�moire Nasserdine Guenifi, Allel Yahiaoui, Tayeb Lamouri, Mehalia, Ameur Ali, Lebib, Abdelli Abderrahmane, Dahmane Boumedi�ne, Dabouz Rabah, Bennaceur Mohamed, Mustapha Bellil, Mohamed Guennez. Pourtant, ils n��taient pas nombreux pour leur rendre un hommage m�rit�.� La suite, Dahmane, tu la connais... Oui, Hmanou, c�est ainsi qu�on t�appelle affectueusement, la suite qui s�apparente � un vrai parcours du combattant, je la connais. Que d�espoirs et de r�ves se sont heurt�s au mur de l�incompr�hension, de l�incomp�tence et de l�indigence intellectuelle. Ta droiture, tes principes immuables, tes luttes pour les causes justes d�rangeaient � plus d�un titre ceux qui, des d�cennies durant, ont essay� d'effacer de notre m�moire les rep�res d�une Alg�rie plurielle et pr�f�r� sacrifier l�intelligence et le savoir pour faire triompher la b�tise et l�ignorance. Et lorsqu'on d�roge � leurs r�gles, on est aussit�t tax�s de r�actionnaires. En s�opposant � leur volont�, on devient des contre-r�volutionnaires. Quoi d��tonnant alors, qu�� chaque fois que tu proposais un sc�nario, ces apparatchiks, qui ont essay� d�uniformiser notre mode de pens�e, voyaient en toi non pas le cin�aste, mais le chef de file d�une arm�e virtuelle qui avance � pas cadenc� � l�assaut du pouvoir. Quelle absurdit� ! En d�autres circonstances, j�en aurai ri de bon c�ur car nul n�ignore ta r�pugnance pour toute forme d�agressivit�. Il est m�me connu que lorsque tu parles, de crainte d�incommoder ton vis-�-vis, tu pr�f�res plut�t lui susurrer tes phrases. Cependant, cette hostilit� affich�e envers toi n��tait ni gratuite ni sans raison. En effet, ces responsables, bien au fait du pouvoir de l�image, n�ignoraient pas l�impact que peut avoir un film sur les masses et qui serait nettement sup�rieur � tout discours politique. Aussi, rien d��tonnant que tu sois marginalis� par un syst�me qui n�accepte dans ses rangs que ceux qui lui sont inf�od�s. Et pour se pr�munir contre d��ventuelles cr�ations �subversives�, ils ont soigneusement �rig� des garde-fous qui portent l�horrible nom de censure. Tu t�es souvent insurg� contre ces pratiques d�un autre �ge. Mais que faire, elles ont la peau dure. Aussi, chacune de tes victoires contre les interdits est accueillie avec bonheur. Cher Hmanou, tu as toujours �t� du c�t� du faible, du pauvre et des sansabri. A ces derniers, et j�en suis t�moin, tu ouvrais instantan�ment les portes de ton c�ur et de ton appartement exigu pour les h�berger. Pas une seule fois tu n�as laiss� transpara�tre un quelconque soup�on de lassitude, m�me lorsque ta propre famille s�agrandissait et avait besoin d�espace. Tu as continu� malgr� tout � les couver de la m�me affection tout en les accompagnant sur le chemin de la vie jusqu�� l�obtention de hauts dipl�mes universitaires. Et lorsqu'arriva le jour o� ils devaient quitter ton doux foyer, toi l�homme sto�que, que rien ne peut �branler facilement, en les voyant partir, tu as laiss� couler discr�tement quelques larmes de tendresse et d'affliction. Tous ces gens qui hier �taient des enfants et aujourd�hui sont devenus p�res ou grands-p�res te disent merci pour ta bienveillance, merci pour ta magnanimit�, merci pour ta bonhomie et merci de nous avoir tout simplement consid�r�s comme tes propres enfants. Tu aimais les petites gens et les gens t�adoraient toi qui r�vais d�une Alg�rie o� il n�y aura plus d�enfants de la condition sociale de �Fouroulou�. Ils te l�ont prouv� ce jour fatidique du 5 f�vrier 2013. C�est une mar�e humaine qui a d�ferl� sur Ighzer Amokrane pour t�accompagner � l�endroit que tu avais choisi pour dormir du sommeil du juste, � l�ombre d�un olivier majestueux qui refl�te parfaitement la grandeur de ton �me. Repose en paix, Hmanou, sur le sol paisible de cette Kabylie que tu n�a cess� de ch�rir. Au vu de cette longue procession, il est certain que ta bonne semence a donn� d�j� des pousses et que ton combat pour la dignit� n�a pas �t� vain.