Par Ma�mar FARAH [email protected] Janvier 1980. Droit sur Tessalit. Nous venons de quitter Bordj-Badji- Mokhtar apr�s une halte d�salt�rante qui nous permettra aussi de nous ravitailler. Depuis Gharda�a, nous n'avons plus revu le camion-restaurant. A notre arriv�e � In Salah, il �tait d�j� ferm�. Puis, � Reggane, nouveau ratage : notre Land Rover stoppe au moment o� le campement de la course d�balle ses affaires pour reprendre la route ! C'est une habitude qui nous collera � la peau jusqu'� l'arriv�e, � Dakar, au S�n�gal. Aller rattraper des coureurs automobiles lanc�s � des vitesses ahurissantes sur les pistes du d�sert ! Ou ces motocyclistes voltigeurs qui surfent sur les chemins de sable ou voltigent carr�ment au-dessus des dunes ! Et comme les �tapes sont calcul�es en fonction de leur vitesse, et non sur la laborieuse conduite de notre 4X4 par un chauffeur de 25 ans, habitu� � rouler sur les ponts de Constantine, vous comprendrez que nous sommes rapidement d�pass�s par les �v�nements ! Tant qu'il y avait de la vie, plus au nord, dans ces villes et ces villages qui furent de charmantes et reposantes haltes, nous pouvions nous restaurer ou acheter quelques biscuits, mais, depuis In Salah, nous roulons au milieu du m�me paysage plat et blanc : le ciel a la couleur de la terre et nos ch�ches, couverts de poussi�re, ressemblent au reste du d�cor. Ah, cette incroyable piste du Tanezrouft ! 700 kilom�tres, pratiquement sans arbres, ni roches. Rien, le vide absolu, le n�ant ! Et la piste qui roule, qui roule, sans s'arr�ter, sans ses fantaisies habituelles, comme monter et descendre, ou aller � droite et � gauche. Rien, un monde surgi de nulle part. Le m�me paysage cendr� � vous brouiller la vue. Et puis, cette faim, intenable, qui commen�ait � nous tordre l'estomac. Nous d�passons une plaque rouill�e. Une plaque ici ? Frein. Retour en arri�re. Une inscription chahut�e par la rouille signale qu'il est interdit d'aller � droite de la route car il y a danger de contamination nucl�aire. Cet avertissement fut bien tardif ; il fallait penser aux populations civiles de la r�gion avant de lancer la fameuse bombe atomique qui fit leur fiert� et notre malheur ! Nous continuons notre route dans la m�me d�solation. Une autre plaque : ici passe le tropique du Cancer ! Je d�bitais quelques connaissances g�ographiques � l'intention de mes copains, qui s'en fichaient royalement de traverser ce tropique ! Et puis, vraiment, je ne vois pas en quoi passer par cette ligne a de l'importance. Il en est une autre beaucoup plus importante, beaucoup plus mythique, c'est le m�ridien de Greenwich qui passe pr�s de Mostaganem. Je l'ai travers� des dizaines de fois sans le remarquer. Devant les mines d�daigneuse de mes compagnons d'infortune, je mets un terme � mon cours de g�ographie. Une plaque indique : �Bidon V�. Ce coin a peupl� mon imaginaire d'enfant. Un point en plein d�sert du Tanezrouft, au milieu de nulle part, �a titille la fiction. J'imaginais un de ces patelins �cras�s par le soleil et balay� par les vents du Sahara. J'imaginais un restaurant climatis�, une esp�ce de saloon, o� le spectacle de la rue parcourue par les courants imp�tueux, � travers de grosses baies vitr�es, vous fait appr�cier davantage la fra�cheur et le calme du coin. Au cr�puscule, nous entrons enfin dans "Bidon V"! Il n'y a rien ! Quelques pierres et des citernes rouill�es. Nous maudissons tous les bidons de la plan�te, mais je ne pense qu'il y ait un autre lieu dans ce vaste monde qui s'appelle �Bidon� ! La nuit tombe maintenant et le rep�rage devient difficile. La r�gion du Tanezrouft est la zone la plus p�rilleuse du Sahara alg�rien. S'y perdre �quivaut � une mort certaine. Car, � l'ouest, vers la Mauritanie, ce sont des centaines de kilom�tres o� il n'y a pas �me qui vive. A l'est, c'est pareil. Et quand vous �tes au beau milieu de cette piste infernale, il faut aussi compter le nord et le sud inhabitables ! Parle pas de malheur ! Le chauffeur s'assoupit et nous voil� perdus. Nous ne le savons pas encore. Nous avons suivi des traces de pneus qui n'�taient pas les bonnes. Personne ne remarque rien. Mais un d�tail m'intrigue et j'en fais part � mes amis. Toutes les quinze minutes environ, nous sommes secou�s par un �pais dos-d'�ne. Sommes-nous toujours sur la bonne piste qui m�ne � Bordj- Badji-Mokhtar ? Selon moi, nous nous sommes perdus, mais nous tournons en boucle. Et cela est bon signe, car nous revenons r�guli�rement � notre point de d�part qui ne doit pas �tre bien loin du bon chemin. Palabres. Arr�t. Enervement. Le chauffeur de Cirta dit que ce n'est pas de sa faute... Quand soudain, des lumi�res transpercent le ciel. Bien lointaines, elles proviennent certainement des phares d'un v�hicule qui fonce vers le sud. Il n'y a aucun d�bat et la solution s'impose � tous : il faut d�camper tout de suite et foncer vers la lumi�re ! Comme le terrain est plat et qu'il n'y a aucun obstacle, hormis ce fichu dos-d'�ne que nous allons laisser derri�re nous, il faut y aller � toute vitesse. C'est un camion charg� de motos. Il y a m�me des motocyclistes assis pr�s du chauffeur et d'autres qui sont derri�re. Dieu soit lou� ! Nous sommes sauv�s ! Le conducteur de l'engin, un vieux Fran�ais qui parle avec un gros cigare entre les l�vres, nous dit de le suivre. �Ne perdez pas notre camion-balai des yeux et vous arriverez sains et saufs � Bordj !� Ainsi ce tas de ferrailles crapahutant � travers les pistes du d�sert, par cette nuit sans lune qui le fait ressembler � un monstre d'acier tordu, s'appelle �camion balai�. Depuis, j'aime tous les camions. Et j'adore les balais ! Quelques touffes de v�g�tation annoncent le petit village de Bordj-Badji-Mokhtar, derni�re cit� avant le Mali. Nous sommes accueillis par des militaires qui nous offrent des victuailles et des boissons. Ce sont, pour la plupart, des appel�s du service national. Je rencontre m�me un ancien copain du lyc�e Saint- Augustin qui r�veille en moi de vieux souvenirs de potaches. Nos h�tes nous proposent de rendre visite � un guide ph�nom�nal du coin ! Un gars qui devrait figurer au Guinness ! C'est un homme d'un certain �ge qui accompagne les d�l�gations � travers les �tendues infinies du Sahara. On le sollicite aussi pour rechercher d'�ventuelles familles perdues... Notre surprise est grande quand on nous pr�sente l'homme, habill� � la mani�re des Touareg : il ne voit pas ! C'est un aveugle et l'utiliser comme guide ne nous semble pas �tre la meilleure mani�re de trouver son chemin dans ces parcours sans limite ! Erreur, nous dit l'adjudant-chef ! �C'est le guide num�ro 1 de la r�gion !� Incroyable ! On nous fait m�me part d'une prouesse que je raconte souvent, �uvre de ce handicap� qui a su transcender son infirmit� au point de surpasser les voyants ! Un jour, pour bien montrer ses comp�tences, il proposa aux militaires de l'emmener n'importe o� dans une zone qui va jusqu'� Adrar au nord et � Tamanrasset � l'est ! On le fit monter dans un 4X4 et on roula. On roula des heures enti�res. Puis, on le fit descendre. Il se jeta sur le sable, en prit une poign�e, la huma longuement. En prit une autre, la porta � son nez. Il semblait d�stabilis�. Se peut-il qu'il ait perdu subitement ses capacit�s ? Il refit plusieurs fois le geste avant de laisser tomber. Il s'assit et sembla r�fl�chir : �Vous savez les gars, c'est la premi�re fois que je s�che ! Nous sommes o� ? C'est comme si nous n'avions pas boug� de Bordj-Badji-Mokhtar ! Rouler des centaines de kilom�tres pour se retrouver au m�me endroit, c'est impossible ! Je reconnais mon incapacit� � reconna�tre ce lieu !� Un rire fusa du groupe qui semblait h�b�t�. Les militaires coururent vers le guide infirme pour le f�liciter chaleureusement. Oui, ils avaient voulu faire un coup au vieux loup des sables. La voiture avait roul� autour de Bordj-Badji-Mokhtar durant des heures enti�res ! M. F.