Youcef Merahi [email protected] Novembre revient à ma mémoire comme une lancinance, non pas du fait de cette chaleur qui profite de la moindre seconde, mais du retour de l'histoire d'une révolution qui a bouté hors du pays une colonisation de plus d'un siècle. A quelques mois de la célébration du soixantième anniversaire de Novembre 1954, il est juste de se rappeler, quel que soit l'âge du citoyen, la volonté d'un groupe de patriotes, Didouche Mourad le pur, Larbi ben M'hidi homme jusque devant la mort, Boudiaf l'espoir assassiné, Krim «le lion des djebels», et d'autres bien sûr, de soulever un peuple contre la soldatesque française. Novembre, ma douleur, revient pour soulever en moi des souvenirs d'un enfant de la guerre qui, par école interposée, puis par ratissages subis, a intériorisé la peur de ces années de fer et de sang. A l'école, j'étais «le petit Gaulois» dans le manuel, mais le pouilleux, le crasseux et la graine de fellagha pour l'instit qui débarque de Métropole pour me civiliser et m'apprendre les rudiments de la langue française. J'étais enfant, mais je garde encore les traces de cette violence, jusqu'à nos jours. Se déchausser avant d'entrer en classe pour vérifier la propreté des pieds : comment pouvaient-ils l'être alors que nos godasses étaient trouées et que nos pistes étaient boueuses ? Exhiber les oreilles, le cou, les ongles : enfant, je n'avais pas l'esprit à cela, j'étais un petit colonisé, perdu dans un village minuscule occupé par une caserne de fantassins qui, eux et leurs supplétifs, les harkis, laissaient traîner derrière eux la peur-panique. Quoi ? Sale morveux, donne ta règle. Une belle règle en bois. Vlan, sur le crâne. La règle se casse en deux par la violence du coup. Ce n'est pas une boîte crânienne, crie l'instit, c'est la tourelle d'un tank. Quoi ? Il a des poux. Voyons voir. Oui, en effet ! Toi, le dépouilleur en chef (il a réellement existé, je le jure), fais sortir ce sac à puces et remplis sa tête de DDT. Et qu'il reste dans la cour jusqu'à la cloche. La température avoisinait le zéro, les hivers étaient rudes à l'époque. Je n'ai pas voulu, ni réussi à garder les bons moments de la récréation quand on s'égaillait dans la cour le temps, juste le temps, d'un oubli, avant de réintégrer notre salle de classe, non de torture. Personnellement, je l'ai vécu ainsi. Je revois encore l'instit qui, carabine à plomb à la main, visait les moineaux qui se posaient sur le chêne, dehors, pan, pan, le pauvre volatile chutait et l'un de nous allait le ramasser en courant, montre à la main. Ni moi, ni mes camarades ne faisions, à l'époque, de différence entre une carabine (pour jouer) et une arme de guerre. Novembre, ma mémoire, me revient en mémoire pour revoir ces colonnes de GMC transporter des troupes vers les piedmonts avoisinants pour «casser du fel'». Et ces «bananes», monstres volants, d'où s'éjectent les parachutistes pour surprendre un village qui aurait accueilli les maquisards. Cris. Portes fracassées. Tout le monde dehors. Perquisitions. Pour qui ce sac de semoule ? Et cette viande ? Les ikoufan sont à ras-bord de figues sèches. Ça sert pour les felouzes. Allez détruisez tout. Les harkis étaient les plus virulents. Un avion mouchard survole le village. Il surveille. Il tourne, tourne, tourne. Jusqu'au vertige de nos cœurs. J'ai peur. Nous avons peur. Yaouled, aroua mena. Traduis. Question indécente. C'est une femme. Du vécu, tout cela. Oui. Un cauchemar enfoui. Qui ressort. Qui revient. Hantise. Il faut le dire. Il faut l'écrire. L'école est à trois kilomètres du village. Il faut y aller. Bessif. Draâ. Lakul. Sartafika. Lbirou. C'était cela le rêve de la maman. De tout Algérien. Mais pour faire le trajet, il fallait passer à proximité de deux casernes, mon cauchemar, subir les insultes des sentinelles quand on traîne les pieds, connaître les quolibets des harkis. Faire vite. Eviter de traînailler à proximité de ces lieux maudits, la caserne. Si on t'y enferme, tu n'en sors plus. Voilà notre conviction. Pire que tout, sur le bord de la route, une batterie de canons, la gueule fumante, lance ses obus en direction du village d'en haut. Ici, At Douala où a exercé le sinistre capitaine de SAS, Oudinot. Retour vers la classe, ma prison. Se tasser le plus possible pour ne pas se faire voir par l'instit, ce porteur de savoir et de civilisation (?). Plus particulièrement, celui du cours moyen. Ne pas se faire interroger. A la moindre petite erreur, la règle en bois se brise sur le crâne de l'élève. Dix moins un. Neuf. En es-tu sûr ? Heu, sept. Recompte, dégourdi. Un, deux, trois... dix. Dix moins un. Huit, monsieur. Sûr ? Non, cinq. Recompte. Dix moins un... Et ainsi de suite. Jusqu'à la gifle retentissante. Les genoux flageolants. Le souffle coupé. Le cœur battant la chamade. La joue en feu, cinq doigts imprimés par le coup. Va à ta place, idiot. Revois ton calcul. Sauf que je savais compter jusqu'à dix et faire toutes les soustractions possibles. Mais face à cet ogre, d'il y a plus de cinquante ans, je restais pétrifié. Tétanisé. Décérébré. Affolé. Muet. Dénué de raison. Arbre calciné. Enveloppe vide. Mort, pratiquement. Puis, chaque jour, il fallait repartir vers cette torture. Je n'étais pas le seul à avoir connu ce terrorisme en classe. Ils étaient nombreux, en ce temps-là. J'ose me l'avouer. Et l'écrire aujourd'hui. Ma mémoire refuse de l'éjecter de sa sphère. Je veux me souvenir, je me sens obligé de garder, en moi, cette trace du passé qui m'a construit. Me construit encore. Novembre, mon enfance, revient à la surface d'une réalité algérienne aujourd'hui flétrie par la turpitude politique (ou politicienne, je ne sais plus s'il y a une différence). A l'époque, en ces temps épiques des valeureux (Zighoud, Haouès, Amirouche, Zabana, Babouche, Laïmèche, Souidani, Ali la Pointe, Hassiba Ben Bouali, Malika Gaïd...), cette génération bénie de Dieu, j'avais conscience de ces moudjahidine dont tout le monde parlait, mais que je ne voyais pas, «ombre(s) gardienne(s)» de notre avenir. Ces Héros étaient là, à côté du village, accrochaient l'ennemi et regagnaient la sécurité, toute relative, de la forêt. Izmawen. Sbouâ. Les lions du djebel. Un jour, un maquisard fut fait prisonnier. A. Nat Djennad. Une jeep le dépose au centre du village. Un manteau sur les épaules. Une croix blanche lui barrait le dos. La journée durant, il a fait les cent pas d'un bout à l'autre de taddart. Sans boire. Sans manger. Sans s'arrêter. Il marchait. Marchait. Marchait... le regard baissé, il marchait. Comme ça. Sans raison apparente. Personne ne pouvait l'approcher. Ni lui parler. Ni lui tendre une tasse de petit-lait, ou d'eau. Rien. Torture de la marche. Il a tenu le coup. Il a résisté. Il n'a pas failli. Il ne pouvait pas quitter le village, fuir, les paras étaient tapis partout. J'ai vu cette scène de mes yeux d'enfant. Personne ne me l'a racontée. J'étais témoin. Ma mémoire ne me laisse aucun moment de répit. J'ai pris la peine, depuis près de cinq mois, à lire, ou relire, tout ce qui a trait à la guerre de libération. Courrière. Alleg. Ferhat Abbas. Haroun. Toumi. Azzi. Aït Hocine. Yacef. Et d'autres. J'essaie de comprendre le cheminement de cette guerre, de ceux qui l'ont préparée, ceux qui l'ont faite, subie, vécue et tente de comprendre le rendez-vous de Tripoli, le GPRA et son renversement, le Congrès de la Soummam et sa marginalisation, le clan d'Oujda, le 19 Juin, la Révolution agraire, le parti unique, le Conseil de la révolution, la guerre des wilayate, le Maroc de 1962 et celui de notre consulat général de Casa, avril 1980 et la revendication amazighe, l'islamisme rampant, le terrorisme sanglant, l'assassinat de Boudiaf, les constitutions versatiles et les volontés «monarchisantes» (pardon pour ce barbarisme pédant !). J'essaie de comprendre et me préparer pour «avril 2014», ce printemps à ne pas louper pour l'Algérie et éviter, par là, les hivers arabes actuels.