Youcef Merahi [email protected] L'Algérie des années soixante-dix ou les années soixante-dix en Algérie, c'est selon, chacun voit midi à sa porte, est un temps béni pour ma mémoire qui peine à trouver ses marques. Ce temps-là était épique, même s'il n'avait rien d'épique, ceci pour paraphraser le poète-anarchiste. C'était le temps où la jeunesse, ceux de ma génération, pouvait encore s'exprimer avec les pat' d'éléphant, mocassins en daim, cheveux longs au vent, la cigarette coincée au coin de la bouche et conjuguant l'avenir au verbe irrégulier du tiers-mondisme. Nonchalamment installés à la terrasse du Quat'Z'Arts, nous devisions sur le temps philosophique, alors que le temps tout court nous faisait un enfant dans le dos. Alors que d'autres emmaillotaient la société pour mieux l'embrigader et mieux l'utiliser. Nous lisions Prévert. Nous récitions Nazim Hikmet pour flirter avec la révolution. Laquelle, je me pose la question, désormais ? Et nous pensions naïvement que notre pays allait se positionner sur les hauteurs altières du monde développé. Nous avions récupéré nos hydrocarbures, nous construisions des villages socialistes à tout-va et nous achetions des usines clés en main. Puis Marcel Khelifa bouleversait tout Alger, comme Beaz pleurait tous les Sacco et Vanzetti du monde. Mais tout allait à vau-l'eau ! Pénurie sur pénurie. On ne les voyait pas. Les restos U créaient le mirage de la satiété pour des étudiants qui allaient vieillir avant l'âge. Et, après, fuir l'Algérie ! La détester ! Et tenter de créer une communauté ailleurs... Le Coq hardi ressurgit des failles de ma mémoire, une mémoire obèse et carnivore. Un casse-croûte merguez ? Oui, on y va. Sauce piquante ? J'en veux. N'oublie pas, après-demain, Léo Ferré chantera à Sidi Ferruch. Sidi Fredj, le nôtre ! Il nous faut six places. El-Yès y sera. Peut-être. Tu sais qu'il est lunatique et amoureux. L'un ne va pas sans l'autre ! C'était le temps où Boumediène légitimait presque la corruption. Ou l'humanisait. Qui peut travailler dans du miel sans plonger son petit doigt et le goûter ? C'est de l'ordre du l'humain, non ? Le temps où Kaïd Ahmed, l'inénarrable, portait sur le dos toutes les sorties du génie populaire. L'Algérie était au bord du précipice, elle a fait un bond en avant. Elle était belle cette Algérie-là ; à moins que ce ne soit la jeunesse (dans l'absolu) qui est belle par son insouciance et sa bonne santé. Mémoire vierge encore de toute vicissitude ! Samir Amin nous enseignait le «centre» et sa «périphérie» et nous bachotions le Capital de Marx pour faire révolutionnaire, alors que Djamel Amrani dardait déjà ses regards sur sa «nuit du dedans », après avoir chanté – comme pas un — «sa» révolution, celle qui l'a complètement détruite. Boumediène n'en finissait pas de taper sur la table, «qararna». Ombrageux, austère et autoritaire, dit-on de lui, il restera pour moi une énigme, car maintenant décrié et fustigé. Dictateur, disent les autres. A vos marques chercheurs, dites-nous qui fut réellement cet homme ? Qui êtes-vous Monsieur Boumediène ? Le cinéma L'Afrique nous accueillait chaque fin de semaine. Séance mixte s'il vous plaît. Flirt obligé, une fois les lumières éteintes. Je vois d'ici des barbes bien-pensantes se hérisser et des qamis noirs rougir de fausse pudeur. C'était la réalité, Monsieur le Dévot, comme le criait Djaout, car «nous sommes d'une autre race», une race en voie d'extinction. A minuit, nous étions encore dans les rues d'Alger à vadrouiller, notamment en été. Une glace, par-là. Un gâteau, par-ci. On s'autorisait le luxe de pousser jusqu'à Bordj-el-Kiffan, qui pour fouler le sable marin, qui pour goûter au «hérisson» glacé. D'autres allaient s'encanailler dans quelques cabarets du coin. Ivres de liberté, nous chantions à tue-tête «Lahmam» du Cardinal du chaâbi, Lhadj El Anka. Aucune crainte, aucune peur ! Nada ! Laman wa tman ! On se faisait prendre en auto-stop, c'est vous faire dire la confiance ambiante. Il y avait ceux qui, le lendemain, engraissaient leur matinée et d'autres qui, dès huit du mat', faisaient les marioles au bord de mer. La Madrague. Surcouf. Aïn Taya. Tigzirt. Dellys. Mostaganem. Chapuis. Toche. Seraïdi. Ah, la glace de l'Ours polaire du cours d'Annaba ! C'est quoi tout cela, désormais. Un ramassis de souvenirs. Sans intérêt. Sans prospective. Sans goût. C'est quoi, hein ? Dites-le-moi, vous qui nous inventez une nouvelle voie de miséricorde. A effacer. A gommer. A oublier. A jeter en pâture aux lions d'une mémoire insomniaque. Une mémoire maquisarde. Paix à ton âme, Ahmed Azzegagh, toi qui as opposé la logique de l'angle droit à l'harmonie insensée du rêve. Je mets tout cela entre guillemets. C'est sorti de l'intelligence de cet amoureux du bleu de Chine. Tcheliquate lebla, ya kho ! Ainsi donc, Fouad Negm est décédé. Décédé Nelson Mandela. C'est décidément une hécatombe. Qui nous dira le soleil arachnéen et «les solstices barbelés» ? Qui nous dira la lumière incorruptible jaillissant du «regard blessé» de Cheikh Imam ? Nous sommes orphelins. Je suis orphelin d'une époque qui ne reviendra jamais. Et j'ai toujours peur de l'inexorable, du nucléaire et de l'enfermement. J'y suis dedans, en plein dedans. Jusqu'au cou. Parce qu'avant, on nous a tracé l'espoir. L'espoir, ce joli mot ! Aujourd'hui, on nous joue du bendir électoral. On nous joue la dernière octave de la peur. Oui, j'ai peur ! Je ne sais pas de quoi sera fait demain. Che Guevara a été assassiné en Bolivie. Et Salvatore Allende, au Chili. Pinochet a assassiné un peuple. Aussaresses est mort : lahla tarrahmou ! Bon débarras, l'humanité s'est débarrassée de sa lie. Je peux aller, comme ça, loin avec ma litanie. J'ai, dans ma mémoire, inscrit à jamais mes références. Je ne peux pas vivre sans. Il est inutile de les inscrire dans le patrimoine immatériel de l'humanité. C'est inutile. Chacun porte en soi son patrimoine mémoriel de l'humanité. Inscrivez, inscrivez, Messieurs, il en restera toujours quelque chose. Et si l'on ne prend pas garde, le sable de l'oubli falsifiera pour toujours notre patrimoine. Lisez et relisez Nedjma. Celle de Yacine, il n'y en a pas une autre. Incompréhensible ? Et alors ? Compliqué, Kateb l'était à plus d'un titre. C'est le propre du génie. Vous trouvez d'autres espaces de sens dans cet ouvrage, bravo, il est fait pour ça. Tiens, au fait, pourquoi pas une rue portant le nom de «Nedjma». A Alger. A Guelma. A Tissemsilt. A Oran. Rue de Nedjma, c'est joli, non ? Je suis désolé pour cette anamnèse. Depuis un moment, j'essore ma mémoire pour mieux respirer, mieux vivre et mieux exister. Alors Feraoun me raconte sa quête titanesque du savoir, quand Djaout tente d'inventer «le» désert. Tahar, a gma, nous en sommes victimes. Djaout qui nous lisait son poème «Anniversaire» qui disait, d'abord, l'audace du verbe. Le cynisme du moment. Et les aubes dénaturées. On a assassiné Tahar, parce qu'il était «communiste» ; c'est cela «l'assassinat post-mortem» ! Comme on a assassiné Feraoun, parce qu'il était humaniste ; c'est cela le comble des civilisés (!). Des harraga du verbe. Des démiurges. Ils étaient, tous, en avance sur leur temps. Feraoun, Dib, Kateb, Farès, Mimouni, Djaout... Et d'autres ! En avance ! Qu'a-t-on fait de celui qui disait que la terre était ronde ? Et pourtant, elle tourne ! L'Inquisition, oui, il s'agit de cela. Et si El-Hallaj rencontrait Djaout ? Qu'en sortira-t-il ? Je vous laisse deviner. Je vois d'ici le tableau. Zedwa ! Et si Ferré faisait un duo avec l'immense Aït-Menguellet ? Allez en chœur : «Avec le temps va, tout s'en va, même les plus chouettes souvenirs...». Maintenant, en kabyle : «Aya rrac negh Ledzaïr tamurt negh». Que Mammeri nous dise «la mort absurde des Aztèques» et algérianisons le concept, vous verrez que l'équation n'est pas si simple que cela. J'ai mal à ma mémoire. Comme j'ai mal à mon Algérie. Nous avons élevé des palissades tout autour des cimetières de toutes nos valeurs et nous faisons appel à l'importation. Comme notre industrie. Notre santé. Et tout le reste ! Nos réserves en devises iront en s'épuisant. Nos hydrocarbures, aussi. Et puis après, que ferions-nous, après avoir bu notre pétrole, fumé (pardon Hakim) notre gaz et enterré nos mythes ? Vivront , alors, la fuite en avant et... chawarma !